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Elles étaient multicolores, et j’avais une préférence marquée pour les vertes. Gastronome de trois ans et des poussières, je n’arrivais évidemment pas à voir de l’autre côté du zinc, mais j’étais juste assez grande pour piger à volonté dans les tiroirs à cerises du Marilyn, le bar de mes parents.
En plein cœur des années 1980, la mode était à la permanente, à la cuirette rouge et au schnaps à la pêche. On ne s’étonnera donc pas que, dans le monde de la mixologie, l’époque porte le doux sobriquet d’âge sombre du cocktail. Les mixtures que préparent alors les barmans n’ont plus rien à voir avec les Martinis et les Manhattans de Sinatra. D’ailleurs, le Chairman of the Board, passé de fervent démocrate à républicain, a pris sa retraite, et le cocktail, lui aussi, doit faire “face au dernier rideau.”
Qu’on se le dise : s’il n’est pas mort, le cocktail n’est assurément pas fort. À partir des années 1970, on assiste à un changement de mentalité drastique. Le cocktail, classique et raffiné, si populaire auparavant, est en effet devenu une affaire de vieux. Il faut dire qu’à côté des drogues, qui promettent une défonce rapide et souvent à petit prix, le Old Fashioned ou le Collins semblent bien faibles, voire ennuyeux. Question de survie, il se transforme : il se fait donc plus simple, moins élaboré et, naturellement, de qualité discutable. Dans son roman de 1984, Cocktail (ayant inspiré le film du même nom), Heywood Gould écrit : “La culture du saloon grandissait pour inclure des gens qui avait vraiment très peu d’expérience avec l’alcool, et auraient probablement été plus heureux dans un café-glacier. Les compagnies de boisson répondirent à ce nouveau marché en créant des recettes adaptées à ces palais d’enfants, des combinaisons de liqueurs, de jus de fruit et de crème, improbables et dyspepsiques.” On valorise l’originalité du nom et le degré d’intoxication promis par un verre, bien avant le bon goût de la mixture. Peu à peu, celui-ci devient “une affaire de fille”, parce qu’extrêmement sucré: le cocktail s’avère le breuvage de choix de ceux et celles qui n’aiment pas le goût de l’alcool, mais souhaitent, néanmoins, l’ivresse. On crée alors des cocktails aux noms accrocheurs, multicolores, bourrés de liqueur et de jus. Sur le menu du Marilyn, on retrouvait sans peine le Sex on the Beach, le Blue Lagoon et le Blow Job, des cocktails qui auraient probablement poussé Humphrey Bogart vers les affres de la sobriété.
Dans ce monde de cocktails bonbons, au risque de disparaître, les classiques doivent s’adapter: prenons l’exemple du mal aimé Tequila Sunrise. Celui qu’on servait au bar Marilyn, et que l’on sert toujours dans plusieurs débits de boisson et restaurants mexicains, est un breuvage plus que quelconque: c’est une mixture carrément infecte, constituée de grenadine chimique, de jus d’orange concentré et de tequila mixto. En outre, chaque fois que quelqu’un me lance le fameux: “Bah, moi, je ne suis pas trop cocktail…”, j’en viens à la conclusion qu’il a goûté au Tequila Sunrise, entre deux tournées de Kamikaze – un grand classique de l’époque disco, inventé, d’après Heywood Gould, par des adolescents ayant trop pris de barbituriques.
Pourtant, il fut un temps où même le Tequila Sunrise avait droit au nec plus ultra des ingrédients et à l’attention d’un barman dévoué. En effet, dans la première recette de Tequila Sunrise, datant de 1940, on retrouve de la Tequila (évidemment), de la grenadine (maison S.V.P.), de la crème de cassis, le jus d’une demi-lime et un trait de soda. Un même nom, mais deux cocktails tout à fait différents.
Que s’est-il passé, entre l’âge d’or et l’âge sombre, entre les années glorieuses où Jerry Thomas, barman légendaire, écrivait la première bible des cocktails, et celles où Tom Cruise jouait du shaker au grand écran? Le progrès! C’est en partie ça qui nous est arrivé!
Premièrement, la grenadine : entre les deux guerres, celle-ci, d’ordinaire élaborée avec du véritable jus de grenade, a subi une regrettable transformation. Disponible sur les tablettes des épiciers, la grenadine de l’avenir est non seulement extrêmement sucrée, mais chimique, et bourrée de colorant. Même histoire du côté des fameuses cerises, dont je me régalais tant, enfant. On a délaissé les jus de citron ou de lime fraichement pressés au profit du sour mix. Le jus d’orange fait de concentré, et dans lequel on retrouve de l’acide citrique, ne partage, au final, presque rien du véritable goût de l’orange. Ces innovations sont en soit une excellente nouvelle pour qui voudrait se concocter un drink dans un abri nucléaire; moins heureuse pour les clients de débits de boissons.
Si les palais des buveurs ont changé, la bouille des barmans a perdu en pilosité et en expérience. La majorité des bartenders de métiers, ceux de la trempe de Jerry Thomas, Harry Johnson et Craddock, qui consacraient leur vie à parfaire l’art du cocktail, ceux qui ont écrit les livres que nous consultons toujours aujourd’hui : ceux-là ont, pour la plupart, disparu après la prohibition et la Deuxième Guerre mondiale. Si le métier de barman, riche de tradition, se transmettait jadis d’un maître à son disciple, les recrues des années sombres, belles gueules à la Tom Cruise ou Coyote Ugly, sont souvent inexpérimentées et engagées pour d’autres raisons que leur savoir-faire.
Heureusement, depuis le début du présent siècle, on assiste à un véritable cocktail revival. Des cocktails qu’on avait crus oubliés à jamais refont surface, et de nouvelles créations meublent les pages des menus des meilleurs restaurants et des bars. Question de mode, sans doute, mais la pilosité fait aussi un retour en force derrière le bar et, bonne nouvelle, de plus en plus de femmes exercent le métier de barman avec passion. Si le mouvement s’est premièrement fait sentir dans des mégapoles comme Londres ou New York, Montréal n’est pas en reste : loin de là ! La scène cocktail est plus que jamais active et vibrante : suffit de voir la liste des établissements se prêtant avec joie au jeu d’Invasion Cocktail, la grande fête du cocktail à Montréal. Non seulement le cocktail n’est pas mort, mais il semblerait qu’il n’a jamais été aussi vivant.
Mais pas au bar Marilyn qui, j’en ai bien peur, a fermé boutique avant même que Tom Cruise ne s’affirme scientologue…
Les modes changent, et parfois, pour le mieux. On juge les gens qui arborent la permanente ou la cuirette rouge. Et les cerises vertes, comme l’utilisation du schnaps à la pêche, sont en voie de disparition : mais c’est aussi bien. Mon palais aussi a changé, et je n’en veux pas dans mon Manhattan.
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L’histoire de Tom Collins
Dans un shaker, agiter les trois premiers ingrédients avec de la glace. Verser dans un verre collins et compléter avec du soda.
C’est l’été, celui de 1874. Alors que vous déambulez à travers la ville, peinard, un ami accourt pour vous annoncer, sincèrement concerné, qu’il vient de croiser un pauvre type : un certain Tom Collins qui profère à qui veut bien l’entendre des obscénités à votre sujet. Mais qui est donc ce Tom Collins, s’amusant à salir votre réputation? Et où se trouve cet être sans scrupule? Juste là, au bar du coin, vous répond votre copain et, évidemment, vous accourez, prêt à défendre votre honneur. Seulement, une fois dans l’établissement, on vous répond que Tom Collins vient tout juste de partir : il se trouve maintenant dans un autre bar, à quelques coins de rue de là. Et, une fois dans cet autre débit de boisson, on vous annonce que Tom est maintenant chez un tavernier voisin… Ainsi de suite : vous arpentez donc la ville entière, à la recherche de cet entacheur de réputation, pendant que votre ami boit un verre à votre santé en se bidonnant, sans doute dans le tout premier saloon du lot.
C’est la canicule, et on imagine sans peine que cette course effrénée vous a donné sérieusement soif. Vous avez besoin d’un cocktail qui hydrate et rafraîchit. Le barman vous prépare alors un cocktail qui ressemble à un Fizz à la lime, servi sur glace, et moins surette, puisque fait avec du citron et du Old Tom Gin, un gin sucré d’avance – après tout, vous avez déjà un trop-plein d’amertume, n’est-ce pas, avec toute cette histoire? Pas besoin de se casser la tête pour trouver un nom à la mixture… Pas vrai, Colonel Collins?