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Quêteux et préjugés

Je reparle d’itinérance cette semaine.

Par
Sarah Labarre
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Afin de meubler mon essai à propos de ce que je nomme le «sans-abrisme», j’ai demandé à mon entourage de me nommer les préjugés auxquels ils étaient confrontés face à l’itinérance, que ce soient des préjugés qu’ils avaient déjà entretenu, qu’ils aient entendu de la bouche de leurs proches, ou encore qui circulaient dans la culture et les croyances générales.

«Ils sont dans la rue par choix» et ses proches cousins, «Ils n’ont jamais voulu s’aider» et «Ils aiment rester dans leur misère».

D’abord, y’a pas grand monde en pleine possession de ses moyens qui se dirait : «Yé, ça va être le fun, je vais mendier quelques cents par jour pis je vais dormir dehors à -20°C». Non. Juste. Non.

Une multitude de facteurs peuvent précipiter l’arrivée de quelqu’un dans la rue, et, souvent, c’est l’effet de plusieurs circonstances à la fois qui poussent les gens à ne plus avoir le choix. Mauvais placements, problèmes de jeu, de consommation, maladie physique ou mentale, problèmes familiaux, pauvreté extrême, exclusion sociale… Tout le monde a une histoire et plutôt que de placer les individus sur le banc des accusés, il conviendrait plutôt de les comprendre et de les aider, tout simplement.

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Si à peu près tout le monde a le potentiel pour avoir au moins un certain niveau d’autonomie, il importe de leur donner l’aide nécessaire. On touche, ici, à deux préjugés très forts sur l’itinérance, qui ne sont pas tout à fait des préjugés. Il s’agit de «Tous des saouls/drogués, jamais ils ne s’en sortiront» et «Ce sont tous des malades mentaux».

Bien que l’incidence de consommation et de maladie mentale soit en effet plus élevée dans la population itinérante que non-itinérante, dire que ce sont tous des consommateurs ou des malades mentaux relève de la généralisation la plus démesurée, et les attribuer hic et nunc à l’irrécupérabilité relève de la condamnation la plus hâtive. Sans procès pis toute. Un problème de consommation ou de maladie mentale, c’est un mal-être que l’on vit et qui nous entrave en nous-même.

Vous savez, se débattre pour toffer dans la rue, ça épuise. Ça use. Ça nous mange tout de l’intérieur et ça exploite brutalement les ressources qu’on a en nous-mêmes. Il faudrait que l’on puise en nous – un puits vidé, complètement sec – pour affronter les obstacles entre nous et une vie normale avec une job pis un appart. Autant arroser une fleur avec un séchoir à cheveux. Ainsi, voilà que j’aborde un autre préjugé : le marché du travail.

«Va donc te trouver une job / Ils sont jeunes, ils peuvent travailler / Je travaille, MOI.»

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Plus facile à dire qu’à faire. Même en outrepassant les limites de notre épuisement personnel – je ne parle pas de simple petite fatigue physique – et dans des conditions optimales (par exemple, même s’il n’y avait aucun chômage), se trouver un emploi requiert tout de même des ressources de base auxquelles bien des sans-abris n’ont pas accès, les premières de celles-ci étant le temps et l’argent. Il faut trouver le temps et l’énergie pour se vendre à un employeur lorsqu’on peine déjà à survivre.

De plus, on ne le réalise pas tout le temps, mais ça coûte des sous, de se chercher de la job. Il faut se déplacer. Il faut imprimer des CV – il faut les faire, aussi. Il faut, surtout, avoir l’air présentable, d’où un autre préjugé à propos des sans-abris : « Ils sont sales ».

Ben oui, quand on vit dans la rue, ces commodités de base que sont les douches, les savons, les rasoirs, les ciseaux, les machines et le savon à lessive, ça devient un luxe. Lorsqu’on n’a même pas de quoi se nourrir, on n’a pas forcément accès à ces nécessités. Comment te présenter pour une entrevue alors que tu ne peux même pas avoir l’air présentable?

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Passée cette étape cruciale, on peut se confronter à un autre stéréotype : «Ils ont des cellulaires, le gros luxe». Bien qu’il ait plus souvent été attribué aux étudiants qu’aux sans-abris, on me l’a tout de même proposé et j’ai cru bon de le mentionner, si ce n’est que pour dire qu’en cas de recherche d’emploi, il est crucial d’avoir une ligne téléphonique à portée de main.

Idem pour les bottes et les manteaux dispendieux. «Mais ses bottes, là, elles sont hyper dispendieuses, et son manteau aussi, il n’aurait qu’à les vendre et à s’en acheter d’autres au Village des Valeurs». Cette déclaration rassemble presque tout le dédain et le manque d’empathie que quelqu’un peut avoir à l’égard des sans-abris. En gros, les nécessiteux ne méritent que des vêtements cheap, genre, au pire, ils crèveront encore plus de froid à dormir dehors. Franchement.

Ces derniers préjugés qui n’en sont pas relèvent somme toute du refus que l’on leur porte à la dignité. Une ligne téléphonique, un manteau chaud… «On» préfère les voir crever de froid dehors sans aucun mode de communication. En fait, «on» préfère ne pas les voir du tout : «Ils nuisent au tourisme» a été suggéré comme préjugé négatif face à l’itinérance, tout comme «Ils sont harcelants», et Ils sont dangereux».

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Je ne sais pas pour vous, mais moi, le seul malaise que je vis lorsque j’en croise un, je le vis face à moi-même. Je vis ce malaise parce que je n’ai pas de change à offrir; je vis ce malaise parce que j’en aide certains et pas d’autres; je vis ce malaise, surtout, parce que je sais que ça pourrait être moi, assise par terre avec un verre à café vide et une pancarte, à me geler le cul pour demander du petit change, parce que ça a déjà été moi qui me cachais derrière un conteneur à déchets pour dormir, dehors, en plein mois de janvier.

Si tu te sens réellement dérangé dans ton quotidien par quelqu’un crevant de misère dans l’entrée du métro, si tu trouves réellement que cette personne te nuit, c’est toi qui a un très gros problème d’éthique – ou d’égo, de penser que tu es au-dessus d’eux et que ça ne pourra jamais t’arriver.

«Ce sont des parasites, dans le fond ils sont riches, ils font du 20-30 piastres de l’heure à quêter». Ah, le mythe des pauvres qui dans le fond sont très riches. (Non. Juste. Non.) Non, parce que s’ils roulaient autant sur l’or, ils ne seraient pas sans-abris, t’sais. DUH.

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Enfin, le préjugé le plus éhonté trouve écho dans tous les mythes énoncés plus haut. On entend souvent dire que les sans-abris, «Ils sont paresseux» (et son proche voisin, «Avec toutes les taxes qu’on paie pour les pauvres, c’est évident qu’ils vont rester là. ‘Pas se forcer pis tout avoir»). Vous voyez, rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité.

Il faut vraiment avoir un drôle de rapport avec le réel pour s’imaginer que les pauvres et les sans-abris ont le luxe de « tout avoir ». Si c’est si confortable comme mode de vie, pourquoi est-ce qu’on ne va pas tous dormir sur des bancs de parc, tant qu’à faire? Pourquoi est-ce qu’on n’abandonne pas tous nos emplois pour se ruer sur les paniers de denrées offerts par toutes les Armées du Salut de ce monde? Réponse : parce que c’est une vie de misère, et parce que les ressources accessibles aux pauvres sont plus souvent qu’autrement les miettes avariées que les plus nantis laissent derrière eux. Cré-moé, tes neuf brocolis pis tes cinq laitues iceberg, dans ton panier de denrées, il faut que t’enlèves le brun et il n’en reste plus beaucoup après. Estiche de gros luxe sale. Been there, done that.

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L’itinérance est une lutte de tous les instants. Comme mot de la fin, je me permets d’emprunter quelques mots à Matthew Pearce, directeur général de la mission Old Brewery : « L’itinérance, ce n’est pas une vie pour les paresseux ».

Je milite pour la justice sociale, l’égalité et le féminisme – des synonymes à mes yeux. Ayant suivi une formation en arts visuels, je poursuis mes démarches en recherche sociologique et j’écris présentement un livre sur l’itinérance qui sera publié prochainement chez VLB.

Pour me suivre : c’est Sarah Labarre sur Facebook et @leKiwiDelamour sur Twitter.