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Quel rôle joue la consommation d’alcool et de drogues dans les cas d’agression?

Les propos de Julien Lacroix soulèvent bien des questions. Des experts se prononcent.

Par
Laïma A. Gérald
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Jeudi, comme bien des gens, j’ai eu vent de la fameuse entrevue accordée à Julien Lacroix menée par la journaliste Améli Pineda dans le quotidien Le Devoir.

« Visé par des allégations d’inconduites sexuelles en juillet 2020, l’humoriste Julien Lacroix sort de sa retraite. Dans une entrevue vidéo diffusée intégralement par Le Devoir, il aborde son cheminement personnel et ses démarches auprès des femmes qui l’ont accusé. S’il admet ne pas encore avoir obtenu leur pardon, il envisage maintenant un retour sur scène », apprend-on en ouverture.

Pendant le visionnement de l’entrevue vidéo, précédé de la lecture de l’article l’accompagnant, plusieurs réflexions m’ont traversé l’esprit.

Mais par-dessus tout, un questionnement me taraude à la lecture de ces lignes : « “Je pense que ça ne justifie rien, mais l’alcool et la drogue font partie de 95 % des dénonciations [qui me visaient]. C’était un dénominateur commun qui est quand même important”, fait valoir Julien Lacroix. De plus, ce dernier confirme ne pas avoir consulté de spécialistes spécifiquement pour ses comportements sexuels. »

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Les affirmations de l’humoriste font drôlement écho à celles de Maripier Morin, qui a orienté la discussion entourant ses comportements inappropriés vers « la maladie de l’alcoolisme ».

Soit, mais quel rôle joue réellement la consommation d’alcool et de drogues dans les cas d’ agressions à caractère sexuel?

Le verre à moitié vide

«la consommation peut pousser certaines personnes à avoir des comportements qu’elles n’auraient pas autrement. Par contre, être désinhibé ne veut pas dire que l’on va agresser quelqu’un.»

« L’alcool agit comme un dépresseur du système nerveux central », explique d’emblée Jorge Flores-Aranda, professeur à l’école de travail social de l’UQAM. « Lorsque l’on en consomme, on va être moins alerte, plus relax. Ça désinhibe. Effectivement, la consommation peut pousser certaines personnes à avoir des comportements qu’elles n’auraient pas autrement. Par contre, être désinhibé ne veut pas dire que l’on va agresser quelqu’un. »

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Les travaux de Jorge Flores-Aranda, également chercheur à l’Institut universitaire sur les dépendances, portent notamment sur les liens entre la consommation de substances et la sexualité : je ne pouvais pas mieux tomber. « Entendez-moi bien : rien, pas même la consommation d’alcool ou de toute substance psychoactive, ne justifie une agression sexuelle. Rien », insiste-t-il.

L’expert est donc sans équivoque : l’alcool peut renforcer, exacerber des comportements déjà présents chez quelqu’un, mais il ne transforme personne en agresseur. « On peut nuancer en mentionnant que pour de nombreuses personnes, les raisons qui poussent à consommer et celles qui créent le comportement problématique ont potentiellement des racines communes. Mais encore une fois, ça n’excuse rien », ajoute le professeur, qui considère que dans bien des cas, l’alcool a malheureusement le dos large.

La fête de trop

« C’est la fête de trop! Moi, je l’ai faite, défaite, et ça, jusqu’au fiasco, c’est la fête de trop! » chantait l’auteur-compositeur-interprète français Eddy de Pretto.

«Les milieux festifs, qu’on parle de festivals ou du monde de la nuit, sont des contextes où l’on est censé être dans le plaisir.»

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Dans Le Devoir, Julien Lacroix affirme que « [ce qu’on lui reproche] n’est pas [arrivé] dans des milieux de travail, c’est des partys de secondaire, de l’arrogance dans les bars pis une relation toxique de six ans ».

De telles circonstances festives devraient-elles expliquer, justifier ou excuser des agressions?

« Absolument pas! », s’exclame Magali Boudon, directrice du GRIP, un organisme à but non lucratif qui cherche à réduire les méfaits associés à la consommation de substances psychoactives et à prévenir ses usages problématiques. « Les milieux festifs, qu’on parle de festivals ou du monde de la nuit, sont des contextes où l’on est censé être dans le plaisir. En justifiant des comportements d’agression par ce genre de contextes souvent associés à la consommation de substances psychoactives, on banalise le fait que beaucoup de femmes (et de personnes issues des communautés LGBTQ+) vivent un sentiment d’insécurité ou un vrai risque de subir des comportements sur le spectre du harcèlement ou de l’agression. »

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À travers ce postulat, Magali Boudon fait référence au contenu du rapport Montréal, une ville festive pour toutes produit par le Conseil des Montréalaises en 2017, abordant la sécurité des femmes cisgenres et trans lors des événements festifs à Montréal. Les résultats sont bouleversants.

« Trente-deux pour cent des répondantes ressentent souvent ou quelquefois de l’insécurité lors des événements extérieurs à Montréal; 35 % des répondantes évaluent comme très élevé le risque d’être victime de harcèlement ou d’agression, et plus d’une répondante sur deux a déjà été victime de harcèlement ou d’agression lors d’un événement festif à Montréal, fait valoir la directrice du GRIP. Si j’arrête ton attention sur ces statistiques, c’est pour sortir de l’exemple individuel et aborder tout cela comme un enjeu de société. »

Selon Magali Boudon, quand une personne justifie ses comportements problématiques par sa consommation d’alcool et la nature des milieux dans lesquels se sont produits les faits, cela renforce implicitement l’idée que le monde de la fête n’est pas sécuritaire pour les femmes et minimise la gravité des actes. Qui plus est, ça fait porter aux victimes le poids de ce qui leur arrive et engendre chez elles une culpabilité.

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Séduction, alcool et pouvoir

«L’alcool et certaines drogues augmentent la confiance en soi et l’estime personnelle, la capacité à approcher et à entrer en relation avec les autres.»

« C’est vrai que les substances psychoactives peuvent avoir un impact sur le jeu de la séduction, poursuit mon interlocutrice. Souvent consommées dans des contextes festifs, elles peuvent venir modifier la manière de séduire, l’intérêt ou l’intensité de la séduction entre des partenaires. L’alcool et certaines drogues augmentent la confiance en soi et l’estime personnelle, la capacité à approcher et à entrer en relation avec les autres. La sociabilité est accrue. Ça augmente la libido, mais diminue le jugement, la capacité à décoder les signaux implicites ou explicites de l’autre et potentiellement de respecter l’espace personnel d’autrui. »

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La majorité des personnes qui ont déjà consommé des substances psychoactives peuvent témoigner de cette modification des comportements. En effet, la consommation peut inciter à dépasser certaines limites. « On ne va pas se mentir, n’importe qui qui consomme de la drogue ou de l’alcool va subir les diminutions ou les augmentations que l’on vient d’évoquer, précise Magali. Mais la question c’est : d’où tu pars. »

«l’alcool est un facteur déclencheur en exacerbant des comportements déjà présents puisque ce ne sont pas tous les toxicomanes qui sont des agresseurs et vice versa»

Jorge Flores-Aranda abonde dans le même sens que la directrice du GRIP. « Que l’on parle d’augmentation de l’agressivité, de perte d’inhibition ou d’augmentation de la confiance : les effets vont varier selon la substance, l’individu et le contexte de consommation. Encore une fois, ça montre que l’alcool est un facteur déclencheur en exacerbant des comportements déjà présents puisque ce ne sont pas tous les toxicomanes qui sont des agresseurs et vice versa », explique l’expert, ce à quoi ajoute Magali : « Selon mon expérience, l’alcool peut précipiter des attitudes qui vont favoriser les violences à caractère sexuel. Ce sont des facteurs, mais absolument pas la cause en elle-même. »

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Quand je leur demande pourquoi, selon eux, la consommation d’alcool semble exacerber des comportements problématiques dans les cas qui font l’actualité en ce moment, mes deux interlocuteurs abordent d’emblée la même notion : le pouvoir. « On peut penser qu’on a affaire à des gens qui sont dans des positions de pouvoir, qu’on le voit comme hiérarchique ou social. L’alcool peut exacerber le sentiment de confiance, de puissance et de légitimité d’outrepasser les limites d’autrui », croit Magali Boudon.

Et maintenant, on fait quoi?

Au fil de chacune de mes conversations avec Magali Boudou et Jorge Flores-Aranda, un questionnement apparu lors de mon visionnement de l’entrevue de Julien Lacroix refait surface. L’humoriste affirme « [avoir] entrepris une thérapie de désintoxication fermée de 21 jours à la Maison Jean-Lapointe et poursuivi sa démarche en thérapie externe jusqu’à ce jour. […] Cependant, [il] confirme ne pas avoir consulté de spécialistes spécifiquement pour ses comportements sexuels ». Qu’en pensent mes interlocuteurs?

«De façon générale, les thérapies qui portent sur la dépendance et qui traitent également de la sexualité sont rares, c’est dommage»

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Pour Magali, qui ne se prononce pas sur le cas précis de l’humoriste, mais bien dans une perspective plus large, il est de la responsabilité de l’agresseur de traiter son comportement à la source. « Bien que le fait d’entreprendre une thérapie de désintoxication traite les éléments déclencheurs, on passe à côté du problème selon moi, considère-t-elle. On ne s’attaque pas au problème d’ordre sexuel ni à l’estime de soi démesurée, au sentiment de puissance, au besoin de contrôle et au manque d’empathie que l’on retrouve bien souvent chez les agresseurs sexuels. En abordant simplement le problème de toxicomanie, j’aurais peur que le naturel revienne au galop. »

Même son de cloche du côté du professeur à l’école de travail social de l’UQAM, pour qui l’intégration des enjeux sexologiques dans les processus de désintoxication est un cheval de bataille. « De façon générale, les thérapies qui portent sur la dépendance et qui traitent également de la sexualité sont rares, c’est dommage, déplore le chercheur. Les études montrent que dans bien des cas, la consommation est liée à la sexualité et à la santé mentale. Encore une fois, tous ces enjeux ont souvent des racines communes. »

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Pour Jorge Flores-Aranda, tout le monde gagnerait à ce que les processus de désintoxication intègrent des notions sexologiques. « Ça ne fait pas longtemps que les questions de dépendance et de santé mentale sont abordées ensemble, précise-t-il. La prochaine étape, particulièrement dans le contexte actuel, serait que les enjeux plus spécialisés comme la sexualité soient intégrés aussi. »

L’expert tient également à rappeler que dans la majorité des cas, la consommation est la conséquence d’une souffrance beaucoup plus vaste. « La preuve, c’est que ce n’est pas toutes les personnes qui consomment qui deviennent dépendantes ni qui posent des gestes d’agression, spécifie-t-il. La dépendance illustre bien souvent un mal-être, une souffrance très profonde, et tout cela se mélange en créant de toutes pièces des liens de cause à effet lorsque la dépendance et le comportement ont des racines similaires. Traiter l’un sans l’autre peut s’avérer moins efficace. »

Mes longues discussions avec Magali Boudou et Jorge Flores-Aranda, qui promettent de me faire réfléchir longtemps, se terminent comme elles ont commencé. À la lumière de toutes ces nuances, « ni l’alcool ni la consommation de substances ne justifient un comportement d’agression, quel qu’il soit ».

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