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Que reste-t-il du 22 mars 2012?
Il y a 10 ans aujourd’hui, le 22 mars 2012, avait lieu la plus grande manifestation du printemps érable. Un événement marquant pour plusieurs, en particulier pour celles et ceux impliqués de différentes manières dans un mouvement étudiant qui allait durer plus de six mois. Dix ans plus tard, ces citoyen.ne.s réfléchissent à comment cette période charnière de leur vie les a transformé.e.s comme individus, mais aussi à comment cette contestation nous a collectivement fait évoluer comme société.
Chacune des personnes interviewées se souvient de la température clémente du 22 mars 2012, alors que des milliers d’étudiant.e.s (entre 100 000 et 200 000, selon les différentes estimations) envahissaient le centre-ville de Montréal pour protester contre la hausse des droits de scolarité du gouvernement libéral de Jean Charest.
«On avait déjà vu des grandes manifestations, mais le 22 mars 2012, ça dépassait complètement tout ce à quoi on s’attendait.»
Mais ce dont on se souvient aussi, c’est de la force du nombre. C’est en effet ce qui vient à l’esprit de Camille Robert, qui était âgée de 21 ans à l’époque. Étudiante en histoire, elle était impliquée depuis 2010 dans l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), où elle faisait partie du comité d’information, avant de devenir co-porte-parole de la Coalition large de l’ASSÉ (CLASSE) en juin 2012.
« On avait déjà vu des grandes manifestations, mais le 22 mars 2012, ça dépassait complètement tout ce à quoi on s’attendait, se souvient-elle. On voyait vraiment qu’on était face à un mouvement qui était énorme. »
Pour Bleu.e, qui avait 16 ans et qui s’était impliqué.e en participant à la création et aux activités d’un comité de mobilisation dans son école secondaire, le 22 mars évoque l’image « percutante » du contingent d’adolescent.e.s auquel iel prenait part.
Quant à Alexandra Zawadzki-Turcotte, étudiante en sociologie de 21 ans à l’époque, c’est le souvenir des visages des étudiant.e.s qu’elle avait aidé.e.s à se mobiliser à travers la province qui l’émeut. En faisant partie d’un comité spécial de la CLASSE pour le maintien et élargissement de la grève, elle faisait des tournées en région pour aller supporter des associations étudiantes de cégeps et d’universités dans leur organisation de la grève. « Je voyais qu’ils étaient fiers de s’être rendus là pour participer au mouvement après avoir fait huit heures, voire dix heures d’autobus jaune », raconte-t-elle.
Les défaites et les victoires
Mais comme le souligne Pierre-Alexandre Guillemette, qui était alors un étudiant à l’ÉTS de 24 ans, le 22 mars n’a été que le « point d’ignition ». Celui qui a contribué à former un comité de mobilisation devant ce qu’il voyait comme une inaction de son association étudiante a un regard optimiste sur l’héritage du mouvement.
« La victoire de 2012, c’est qu’on a protégé, dans une certaine mesure, l’accessibilité aux études supérieures pour une décennie et même plus, croit-il. C’est sûr qu’il faut toujours être prêt à la défendre, mais au Québec, parler d’une hausse des frais de scolarité, c’est rendu un sujet tabou, même si malheureusement, ils montent avec l’inflation. »
Axel, qui avait 27 ans en 2012 et qui prenait une pause de ses études, abonde dans le même sens. « Premièrement, Charest a été kicked out, se réjouit-il. Deuxièmement, son augmentation des frais de scolarité n’a pas eu lieu. Pour moi, c’est une victoire aigre-douce, parce que l’indexation, c’est pas l’fun. »
Aux yeux d’autres militant.e.s, la sortie de la crise a été plus difficile à avaler. On parle d’un moment « dur à vivre », de gens « déprimés, désillusionnés » et « très désabusés » ou encore d’une fin de grève « frustrante ».
«On a prouvé qu’on était vraiment capable d’ébranler l’ordre établi.»
Pour Maryse Andraos, qui avait 24 ans et étudiait à la maîtrise en création littéraire à l’UQAM, l’indexation des frais de scolarité « n’était pas un si grand acquis ». Cependant, « on a prouvé qu’on était vraiment capable d’ébranler l’ordre établi ».
Cette capacité du peuple à se soulever est d’ailleurs ce que plusieurs voient comme le plus grand apprentissage et le plus grand acquis pour cette génération qui s’est politisée à travers le mouvement.
Maxence Valade avait 20 ans et étudiait en sciences humaines au cégep. Malgré lui, il est devenu une figure de proue de 2012 en perdant un œil après avoir été percuté par un bâton cinétique de la Sûreté du Québec.
« Pour moi, l’existence du mouvement en tant que tel est une victoire, lance-t-il. On est parti d’une revendication pour bloquer une hausse de la facture de frais de scolarité, mais assez rapidement, ça s’est élargi sur des questions très vastes sur le monde dans lequel on vit et les structures d’oppression qui lui permettent de se reproduire. »
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La brutalité policière
Ce qui est arrivé à Maxence, à peu près toutes les personnes interviewées l’ont évoqué, tout comme les blessures d’autres étudiant.e.s. Perte d’un œil, mâchoire fracturée, traumatisme crânien… la brutalité policière durant le mouvement a marqué les esprits de tous et toutes comme elle a marqué les corps de certain.e.s. Des gens comme Axel, qui prônait une lutte pacifique, ont déchanté en voyant l’approche policière, tandis que d’autres avaient déjà une vision très critique du travail des forces de l’ordre, souvent pour les avoir vues à l’œuvre durant la grève de 2005 ou pendant le G-20 de Toronto en 2010.
Karl Philip Vallée avait 21 ans et était finissant en journalisme. À l’époque déchiré entre son militantisme et la posture objective qu’il se devait d’avoir dans son futur métier, il avoue aujourd’hui que sa vision des policiers a changé au point où il est encore nerveux lorsqu’il en croise. Comme plusieurs autres, il dénonce un double standard qui s’est imposé à ses yeux dans les derniers mois avec les manifestations des camionneurs contre les mesures sanitaires. « Ce qui est arrivé à Ottawa, si c’étaient des étudiants qui bloquaient la ville, je ne suis pas sûr que les policiers auraient réagi de la même façon », dit-il.
La couverture médiatique
Outre la police, les médias aussi n’ont pas laissé une image glorieuse aux manifestant.e.s. Devenu journaliste pendant quelques années après la grève, Karl Philip était critique de la couverture médiatique qui ne représentait pas toujours ce qu’il voyait sur le terrain. « Mais de l’autre côté, j’étais très conscient que les journalistes ne peuvent pas être partout et qu’ils vont rapporter ce qu’ils voient », note-t-il.
Ce n’est pas une vision partagée par tout le monde. Pour Pierre-Alexandre, le printemps érable « était un précurseur de la crise de confiance envers les médias qui s’est généralisée aujourd’hui », tandis que Camille Robert voit une certaine hypocrisie dans le traitement qui est fait du 10e anniversaire du mouvement.
« On dirait que c’est très valorisé ce qui s’est passé en 2012, alors que je me souviens que dans les médias à l’époque, on se faisait énormément critiquer, rappelle-t-elle. C’était toute l’obsession autour de condamner la violence pour des vitres brisées, alors que pendant ce temps-là, on respirait du poivre de Cayenne tous les jours et qu’on se faisait tabasser. »
Le retour de Jean Charest
Le 10e anniversaire de la lutte étudiante marque aussi le retour de Jean Charest, qui était alors premier ministre du Québec et qui se présente maintenant comme chef du Parti conservateur du Canada. L’homme politique avait refusé de négocier avec les étudiant.e.s, préférant déclencher des élections que Pauline Marois a remportées, et avait régulièrement passé des commentaires que les jeunes qui manifestaient dans les rues ont trouvés pour le moins de mauvais goût.
«Maryse Andraos n’est pas plus contente que ses ancien.ne.s camarades de lutte, mais elle rappelle « qu’il y en a plein, des politiciens qui sont comme Jean Charest».
Les vives réactions en évoquant son retour sur la scène politique étaient donc à prévoir. « Le monde allait déjà assez mal », « j’ai l’impression que l’Empereur Palpatine revient », « j’ai juste du dégoût pour lui », « j’ai le goût de vomir », « c’est déprimant », « c’est quelqu’un de minable »… disons qu’on ne s’adresse pas du tout à son bassin électoral.
Maryse Andraos n’est pas plus contente que ses ancien.ne.s camarades de lutte, mais elle rappelle « qu’il y en a plein, des politiciens qui sont comme Jean Charest ». « Ça aurait pu être un autre, mentionne-t-elle. Je trouve qu’il faut éviter de dire que c’est juste la faute d’une seule personne. Je trouve ça odieux, les discours qu’il a tenus sur les étudiants et à quel point il s’est moqué du mouvement et ne l’a pas pris au sérieux, mais j’ai l’impression qu’un autre politicien aurait pu faire ça aussi. »
L’héritage de 2012
Et, au bout du compte, ce que ces acteurs et actrices du mouvement gardent comme legs de 2012, ce n’est pas le travail policier, médiatique ou étatique. C’est le travail de ces jeunes qui ont su se soulever, se politiser et faire preuve de solidarité malgré les angles morts qu’on verrait mieux aujourd’hui concernant des enjeux spécifiques aux femmes, aux personnes racisées ou aux membres de la communauté LGBTQ+.
« Il y a certaines lacunes dans ce mouvement-là, admet Camille Robert. Mais je pense que les principes et les valeurs politiques que beaucoup de gens de notre âge ont portés, on les amène dans d’autres milieux. Je trouve que, par exemple, dans les médias, les opinions féministes ou antiracistes sont beaucoup plus normalisées qu’il y a quelques années. Il y a beaucoup de personnes qui se sont impliquées en 2012 qui oeuvrent maintenant dans le secteur communautaire, dans des groupes de femmes ou dans le milieu syndical. »
« Il faut prendre conscience de l’importance de ce mouvement de grève là dans le processus de conscientisation sociale globale, pense Alexandra. C’est difficile de mesurer l’impact que ça a pu avoir sur la société de demain, mais moi, j’y crois fermement. »