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Quand vendre sa voiture sur Marketplace vire au cauchemar anxiogène
« Je n’ai jamais eu autant peur de me faire agresser que depuis que j’essaye de vendre mon auto sur Marketplace », écrivait Maude* sur sa page Facebook, afin de se vider le cœur et trouver un peu de réconfort auprès de sa communauté virtuelle.
Cette éprouvante histoire de vente de voiture usagée, Maude la qualifie pourtant de « tristement banale ».
Qu’est-ce qui se cache derrière bon nombre d’annonces de vente de voitures en ligne?
Voiture à vendre
Maude vit en région. Un jour, elle prend la décision de déménager à Montréal. En ville, elle pourra se passer de voiture et privilégier le transport en commun, réalise-t-elle. La jeune trentenaire décide donc de mettre son véhicule en vente sur Marketplace.
« Dès que j’ai publié mon annonce, j’ai reçu vraiment beaucoup de messages, exclusivement de la part d’hommes. Aucune femme », me raconte Maude en m’expliquant que la majorité d’entre eux provenaient de revendeurs, et non de particuliers. « Je me sentais comme dans un encan. On me proposait d’acheter seulement certaines pièces, on m’offrait des prix dérisoires et surtout, les gens étaient pressés, ils voulaient m’acheter mon auto “aujourd’hui”. C’était overwhelming. »
Dépassée par les événements et occupée avec son déménagement, Maude met sa publication en pause. Une fois installée à Montréal, elle réactive son annonce.
« Le raz-de-marée de messages a été encore plus intense », se remémore la jeune femme qui décrit cette expérience comme stressante et anxiogène. « Des hommes m’écrivaient le samedi soir à 23h, voulaient que je réponde tout de suite, exigeaient de me rencontrer pour essayer ma voiture en pleine nuit. »
« Si je ne répondais pas sur-le-champ, le lendemain, j’avais des messages du type : “Tu veux la vendre ou tu veux pas la vendre, ton auto?” »
Maude entame donc un processus de filtre en ne répondant qu’aux demandes respectueuses et sérieuses. Bien consciente qu’il s’agit d’une transaction, elle souhaite tout de même privilégier la courtoisie et les contacts humains.
Par ailleurs, dans les dernières années, plusieurs femmes ont dénoncé le harcèlement subi lors de ventes de vêtements en ligne. Commentaires déplacés, avances, messages intrusifs à caractère sexuel, propositions indécentes : un grand nombre d’utilisatrices de Facebook Marketplace révèlent avoir été sollicitées à outrance, voire harcelées sur la plateforme.
« Le fait que Marketplace soit lié à Facebook, c’est pratique, mais c’est à double tranchant parce qu’ils ont accès à mes photos de profils et à des informations sur moi », confiait récemment une jeune femme au journal Métro.
Là où le phénomène va encore plus loin, c’est lorsque vient le temps de faire essayer le véhicule à un acheteur potentiel et incidemment, être seule avec lui dans un espace fermé.
Sans banaliser les expériences traumatisantes en lien avec la vente de vêtements et d’objets, le processus est nettement plus engageant lorsqu’il est question d’un véhicule immatriculé plutôt que d’un t-shirt, d’une lampe ou d’une paire de chaussures. Dans le cas d’une automobile, des papiers officiels, des informations personnelles ou l’adresse de résidence du vendeur ou de la vendeuse ont plus de chances d’être échangés et dévoilés, souvent par nécessité administrative.
S’ajoute à ça l’impératif de la rencontre et de l’essai routier.
Naviguer ENTRE doutes et hypervigilance
Lorsqu’elle choisit enfin un acheteur potentiel, Maude lui propose un lieu de rencontre. L’acheteur impose un autre point de rendez-vous en affirmant qu’il « connait des gens à la SAAQ » et se montre pressé, insistant. Selon la jeune femme, il veut avoir le contrôle de sa situation, voire même la « dominer ». L’homme parle d’argent, de banque, de transferts de fonds, veut connaître son adresse : rien de bien rassurant.
« J’ai appelé mon père tellement je capotais », se souvient Maude, encore troublée par cette expérience. « Je lui ai dit que j’avais peur de me faire violer, kidnapper, tuer, arnaquer. Il ne m’a pas prise au sérieux. Je me suis sentie niaiseuse de me sentir aussi craintive et j’ai eu honte d’avoir même pensé à ça. »
Elle se tourne alors vers des hommes de son entourage pour que l’un d’eux l’accompagne.
À son grand désarroi, ses amis jugent qu’elle dramatise la situation, qu’elle exagère.
Le jour de la vente de la voiture, aucun ami n’est disponible pour venir avec elle.
« J’ai pas dormi de la nuit et j’ai fait une crise de panique en route vers le point de rendez-vous », se souvient Maude. « Je voulais tellement régler ça. Je savais que ça pouvait mal se passer, j’envisageais le pire, mais je voulais en finir au plus vite. »
Heureusement, l’essai routier se passe bien, l’acheteur masculin est respectueux et achète la voiture sans chercher à négocier à la baisse.
« J’étais tellement soulagée. Je me suis demandée si j’avais capoté pour rien, mais pourtant, mes émotions étaient bien réelles, avoue la nouvelle Montréalaise. Ce qui est délicat, c’est que si ça s’était mal passé, je me serais dit : “Je le savais”. Mais comme ça s’est bien passé, je me suis dit : “J’exagère”. Je suis encore très confuse. »
Qu’elle ait « capoté pour rien » ou non, l’histoire de Maude représente bien la crainte, l’angoisse et la vulnérabilité ressenties par de nombreuses femmes dans des situations similaires.
Même s’il n’arrive (heureusement) rien de grave, une quantité d’énergie faramineuse est dépensée pour la simple gestion d’une action aussi banale que de vendre un bien.
Une peur hypervigilante, bien réelle et tout simplement épuisante à vivre, surtout avec l’invalidation de l’entourage.
Loin d’être un cas isolé
L’an dernier, Alexis, 19 ans, met sa Volkswagen Tiguan d’occasion en vente sur Kijiji Auto et Facebook Marketplace. Tout comme Maude, une pluie de messages frauduleux, intrusifs et insistants s’abat sur lui.
« Par pur hasard, un homme qui vit dans ma rue m’écrit pour me faire une offre », se réjouit alors le jeune homme de Saguenay. « Il essaye la voiture devant chez moi, on fixe un prix (plus bas que le prix affiché en plus) et tout d’un coup, ça devient compliqué : il doit emprunter du cash à un autre gars, me donnent des raisons qui ne me disent rien du tout, il me demande d’attendre. »
Alexis s’ouvre alors à d’autres acheteurs potentiels, souhaitant conclure une vente le plus vite possible.
« Le gars ne l’a pas pris pantoute. Il s’est mis à venir rôder autour de chez moi. Je regardais par la fenêtre avant de sortir pour aller au cégep et sa voiture était dans ma cour. Il m’appelait sans cesse, il était agressif. »
Il disait : “C’est MA voiture, tu peux pas la vendre à personne d’autre” » se remémore Alexis.
Effrayés, ses colocs et lui ont alors commencé à barrer leur porte.
« Heureusement, je suis quand même bon dans des situations tendues avec du monde tendu; j’ai travaillé trois ans au Tim Hortons. Les histoires d’horreurs de monde fâché, je connais ça! »
Blague à part, Alexis avoue avoir ressenti une bonne dose de stress puisque l’individu connaissait son adresse. Après une semaine, alors que la Volkswagen convoitée, désormais vendue à trois étudiants européens, n’est plus stationnée devant chez lui, « le gars bizarre » lâche enfin le morceau.
« C’est tellement lourd, désagréable et invasif comme processus, vendre une voiture », déplore Alexis qui aimerait « ne plus jamais avoir à vivre ça de [sa] vie ».
« Quand en plus, tu tombes sur un stalker, ça fait juste quadrupler le stress. »
Et maintenant?
« Votre question est à l’extérieur de l’expertise de la Société de l’assurance automobile du Québec. Nous vous suggérons de vous adresser au ministère de la Sécurité publique ou aux services policiers », me répond par écrit le département des communications et des relations publiques de la SAAQ lorsque je m’informe sur leur positionnement quant aux enjeux de sécurité entourant la vente de véhicules.
Qu’à cela ne tienne, je poursuis mon enquête et contacte le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM).
Si ce dernier avoue ne pas avoir « de position à proprement parler sur la sécurité entourant ce type de transactions », on me suggère toutefois quelques pistes de solutions.
« Dans une situation comme celle que vous évoquez, notre rôle n’est pas d’indiquer aux gens quel moyen choisir ou rejeter pour la vente ou l’achat d’un véhicule, mais plutôt d’offrir des conseils de prévention », m’écrit le SPVM.
Il m’envoie faire un peu de lecture sur les pages Transactions en ligne et Zones d’échanges sécurisées de son site web. « À ces conseils pourrait s’ajouter celui-ci : éviter d’être seul lors de la rencontre de l’acheteur potentiel et de l’essai du véhicule, être accompagné d’une autre personne en tout temps. »
Je ne peux pas m’empêcher de trouver que ces recommandations mettent beaucoup de poids sur les épaules de la (potentielle) victime sans jamais sensibiliser les (potentiels) harceleurs.
Le SPVM m’indique également que tout ce qui a trait « aux comportements harcelants doit être rapporté en communiquant avec le 911 ou encore en se rendant directement dans un poste de quartier (PDQ) ».
Encore faut-il être pris.e au sérieux, me direz-vous.
Transactions sécurisées et signalements
Depuis quelques années, plusieurs services de police à travers la province offrent des zones d’échanges sécurisées, à l’usage « des personnes qui effectuent des transactions en ligne sur des sites de ventes et d’échanges de biens afin d’aider à la prévention des fraudes. Ces espaces surveillés par caméra et disponibles 24/7 permettent de rencontrer les personnes avec qui une transaction en ligne a été effectuée et de procéder à l’échange du bien vendu », peut-on lire sur le site du SPVM.
« Les gens se donnaient déjà rendez-vous près des postes de polices pour effectuer des transactions, donc on est heureux d’offrir le service à la population », m’indique David Poitras, sergent aux communications du Service de police de la Ville de Québec à propos des zones de rencontre neutres de plus en plus répandues dans la région de la Capitale-Nationale. « Plusieurs de ces zones sont actuellement des projets pilotes mais on espère les pérenniser. »
Au niveau de Facebook Marketplace, il est toujours possible de signaler et bloquer les acheteurs problématiques en suivant les instructions proposées par la plateforme.
Ceci étant dit, il pourrait être pertinent que la SAAQ ou les services de police proposent un service d’accompagnement pour les personnes qui, comme Maude et Alexis, ne se sentent pas en sécurité d’être laissé.e.s seul.e.s avec un inconnu dans l’espace clos qu’impose l’habitacle d’un véhicule.
Comme quoi ces histoires « tristement banales » devraient être davantage prises au sérieux.