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Ce soir-là, je rentrais d’une épatante soirée de lecture de poésie. J’avais peine à le croire moi-même. L’œil injecté de fatigue et de sang, je pensais surtout pas qu’en plus, je jaserais une heure avec le chauffeur de taxi.
À la base – rassurante, ô rassurante base – je crois vous avoir déjà confié ne pas être courageuse citoyenne. Si, sur ta belle pelouse, tu ériges pancarte m’enjoignant à ne pas y danser le St-Guy, eh bien je n’y danserai ni St-Guy, ni sarabande. Je regarderai même dans l’autre direction, rétine brûlée par la perspective d’y graver les brins interdits.
La peur de se faire prendre. Qu’une religieuse jaillisse d’un buisson, mètre en main, pour me snaper les phalanges avec précision en brandissant les Saintes Écritures.
J’ai toujours été ainsi; mi-pissou, mi-raisonnable, 100% terrifiée à l’idée de décevoir et d’enfreindre.
Petite, je fréquentais (NON PAS UN JEUNE HOMME) le Collège Français et un directeur à la monture bordeaux, entre deux séances de caligraphie dans un cahier Claire Fontaine et une surveillance de dîner (nous mangions dans le silence le plus complet), avait eu l’idée d’instaurer le système des points de démérite.
Des points de démérite.
Tu parlais un peu fort, t’avais un point de démérite.
Tu te tiraillais avec César Théodoro – le dur à cuire de la classe de Madame Couture; court sur pattes, mais pétri d’un bagout italien rive-sudois qui faisait frémir jusqu’à Saint-Hubert – t’avais un point de démérite.
Tu pensais à un point de démérite, t’avais un point de démérite.
J’ÉTAIS SI ANGOISSÉE À L’IDÉE D’AVOIR UN POINT DE DÉMÉRITE que la seule perspective de possiblement caresser l’hypothèse d’en recevoir un me donnait la vive impression que je finirais à la Bastille. Que ma vie serait finie.
Du porridge à jamais, l’espoir anihilé – tout de même maintenu en vie par la frêle mais bien réelle perspective de peut-être un jour croiser l’homme au masque de fer – le registre souillé par CE POINT DE DÉMÉRITE POUR PLACOTAGE.
C’est pourquoi quand ce chauffeur de taxi m’a parlé des dizaines, des centaines de passagers qui, au moment opportun, choisissent chaque année de fuir son véhicule à toutes jambes, en ricanant gras, pour ne pas avoir à payer les sept piasses et quart de la course, je fuse fascinée.
Plaît-il? LES GENS FONT ÇA? RÉGULIÈREMENT?
Dans ma petite tête Claire Fontaine, en des situations extrêmes et en ces situations extrêmes seulement, de type « me voilà poursuivie par Joe l’Indien et il approche à l’instant du véhicule, armé de son couteau à saumon pour me faire une coupe chat », j’admets qu’il est – sous promesse solennelle de revenir régler la note en se faisant aller le canotier pour exprimer toute l’ampleur de ta repentance – sans doute permis de rouler hors du char et de se pousser en vomissant ta soupane par franches coulisses.
Il semblerait toutefois que ma romance de chapeaux qui se font aller ne soit qu’attendrissante lubie.
Ce chauffeur, un homme au verbe affûté et au patrimoine fier, ne m’expliqua pourtant pas le phénomène en victime. Fasciné, quoiqu’un peu usé, il dit savoir dans la seconde si son passager le gâtera d’une cascade cheapo de baquet qui se dandine hors du char à un feu rouge. Costard, pas costard, la profession importe peu. Des petits vites, il en croise dans tous les palais.
Ça fait que si tu fais des finesses et lui demande comme est-ce que c’est qu’y va, que tu lui parles d’emblée de la température et que tu lui dis que c’est ben bon, le pipeau qui joue à la radio en rentrant dans le char, il sait.
Et le pire, c’est qu’il va te mener à ton penthouse pareil. Que veux-tu qu’il fasse? C’est d’ailleurs ce qu’on lui hurle sans hésiter s’il OSE souligner le fait que la course n’est pas aux frais de la princesse.
« Qu’est-ce tu vas faire, han? Appeler les bœu’? Tu vas me traîner en cour pour vingt et trente-cinq? Ha!!! BE MY GUEST. »
Et selon lui, on a tous ce petit potentiel. Tous.
Ce petit espace entre deux fils qui, parfois, disparaît pour les laisser se toucher et nous faire faire des affaires pas lustrées lustrées.
Quand personne ne regarde, quand tes chums sont pas là pour prendre des notes, la vertu se lousse.
Ce change en trop que tu remets pas à la petite caissière.
Ces nouvelles bottes d’hiver que t’empruntes dans le vestiaire.
Ce treizième blé d’inde que tu glisses dans ta douzaine.
Cette boîte de trombones que t’as mis dans ta sacoche au bureau avec le conviction qu’elle te revient.
Ce dix piasses plié qui traînait dans la cage d’escaliers (et que j’ai ramassé en jouant du sourcil en toutes directions).
Cette ride que t’as jamais eu l’intention de payer.
Be my guest (see my vest).
La bise.
PS TENDRESSE :: paye donc ton ostie de taxi, ou ben MARCHE.