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Quand la vente d’objets d’occasion soulève des questions

Entre « gentrification » des objets et loi du marché.

Par
Laïma A. Gérald
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Que ce soit par souci environnemental, par désir d’économiser des sous ou pour mettre la main sur des pièces vintage uniques, l’achat de biens d’occasion gagne en popularité. Bien sûr, c’est possible de fouiller soi-même dans les friperies, les brocantes, les bazars, les marchés aux puces ou sur les plateformes comme Kijiji ou Marketplace. Mais il existe aussi des boutiques virtuelles, sur Instagram ou Etsy, qui proposent des sélections de vêtements, de meubles et d’objets d’occasion sélectionnés et triés sur le volet.

Si, pour toutes sortes de raisons, certaines personnes sont heureuses d’avoir accès à ces plateformes de revente, d’autres critiquent la légitimité de certaines d’entre elles.

Acheter des objets d’occasion et les revendre à prix (beaucoup) plus élevés, est-ce que c’est éthique?

De la « gentrification » d’objets?

Depuis quelques semaines, plusieurs personnes élèvent leur voix pour dénoncer les pratiques de certains comptes Instagram de reventes. Ce qu’elles critiquent? Les boutiques qui proposent des meubles, des vêtements et des objets déco seconde main à des prix exorbitants. Parmi ces personnes, la fondatrice du compte Instagram Memes Socialistes Gourmands.

«Je ressens un malaise face à toutes ces boutiques virtuelles qui achètent des objets seconde main et les revendent jusqu’à 5 ou 10 fois le prix, voire beaucoup plus»

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« Je suis moi-même une grande fan d’achat seconde main, pour des raisons économiques, éthiques et environnementales. C’est un mode de consommation qui correspond à mes valeurs, affirme d’emblée la vingtenaire, qui constate un essor des pages Instagram de reventes d’objets depuis le début de la pandémie. « Je ressens un malaise face à toutes ces boutiques virtuelles qui achètent des objets seconde main et les revendent jusqu’à 5 ou 10 fois le prix, même parfois beaucoup plus. Malheureusement, c’est une pratique que l’on voit de plus en plus », ajoute-t-elle, sans toutefois mettre toutes les boutiques dans le même panier.

«C’est comme considérer que certains objets vendus à bas prix dans les friperies ne devraient pas être accessibles aux gens moins fortunés.»

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Selon la créatrice de contenu et ancienne étudiante en sociologie, le phénomène contribue à la création d’une forme de « gentrification d’objets ». « D’un point de vue philosophique, c’est comme considérer que certains objets vendus à bas prix dans les friperies ne devraient pas être accessibles aux gens moins fortunés. Les revendeurs achètent des objets pas ou peu chers – les plus beaux, les plus rares, les articles griffés, ce qui est le plus en demande, etc. – et les revendent à des gens qui ont les moyens de payer le gros prix. Tout ça pour leurs profits personnels. Personnellement, j’ai un malaise avec ça, déplore la Montréalaise. Bien sûr, certain.e.s font une curation, retapent les meubles, leur donnent une valeur ajoutée qui justifient parfois le prix. Mais dans certains cas, c’est du tel quel, et la marge de profit est démesurée, presque indécente ».

Il suffit d’explorer le web et les réseaux sociaux, particulièrement Instagram, pour constater le phénomène: des lampes Murano à quelques centaines de dollars, des tables à café mid-century à plusieurs milliers de dollars, des étagères minimalistes à des prix difficilement justifiables. Bien sûr, personne n’oblige qui que ce soit à payer ce prix-là, mais qu’en pensent justement les personnes qui opèrent ces reventes?

Home staging et fleurs séchées

«At the end of the day, en plus d’acheter un objet, un accessoire ou autre, tu achètes mes goûts»

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« Je veux que les gens sachent que c’est énormément de travail et d’effort, déclare Laetitia, la fondatrice de la boutique vintage en ligne Dodo Bazaar. Je passe beaucoup de temps à chercher les objets, à les choisir, faire de la curation, les mettre en valeur pour les prendre en photo, éditer les images, gérer les commandes, le shipping, mon site web et tout », ajoute celle qui parle de son expérience personnelle, mais également au nom de sa communauté.

Bien sûr, comme toutes les entreprises, les boutiques en ligne génèrent des coûts, que ce soit, dans ce cas-ci, l’essence, la location de voiture, les fournitures nécessaires aux envois postaux et le temps investi dans la recherche d’objets. Mais au-delà de ça, comment Laetitia fait-elle pour fixer le prix des objets qu’elle revend?

« At the end of the day, en plus d’acheter un objet, un accessoire ou autre, tu achètes mes goûts, croit l’entrepreneuse. Je considère que j’offre un service, qui comprend un article, oui, mais aussi du temps, une expertise, une compétence et une esthétique. »

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Une publication partagée par Dodo Bazaar. (@dodobazaar)

«Il y a des gens qui aiment le seconde main et le vintage, mais qui détestent fouiller dans les friperies»

Selon Laetitia, qui occupe un emploi à temps plein en plus de l’énergie qu’elle met dans son entreprise, les processus de curation et de stylisme sont au cœur de sa démarche. « Il y a des gens qui aiment et qui recherchent le seconde main et le vintage, mais qui détestent fouiller dans les friperies, ou qui n’ont pas l’œil pour faire des trouvailles intéressantes, remarque-t-elle. Par exemple, ils verraient un vase sur une tablette, mais n’en percevraient pas le potentiel. Moi, j’ai l’œil pour ça. Donc j’achète le vase, je crée un beau set up, avec un bel éclairage. Je dispose des fleurs dedans, je propose des idées de staging et l’objet prend une tout autre dimension. Tout ce processus-là, selon moi, ça se paye », maintient la passionnée de vintage, qui ajoute que Dodo Bazaar lui permet d’explorer son côté plus artistique, chose qu’elle ne peut pas faire dans son emploi régulier.

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Laetitia mentionne également que l’état de l’article a une influence sur le prix qu’elle fixe, mais aussi, sa rareté. « C’est sûr que si je trouve un objet rare et dont le style est en demande, ça vaut plus cher », indique l’entrepreneuse, qui se déplace parfois à l’extérieur de la ville pour mettre la main sur des trésors.

Elle affirme également que selon elle, des boutiques comme la sienne contribuent à faire connaître le seconde main et à montrer aux gens qu’en achetant usagé, on ne fait pas de sacrifice sur le plan du style ou de la qualité. Elle y voit même une forme d’éducation, qui encouragera peut-être certaines personnes à modifier leurs habitudes de consommation, à aiguiser leurs yeux et aller elles-mêmes dans les friperies à la recherche de la perle rare.

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Écrémer le marché du seconde main

« Le principe de base du commerce, c’est d’acheter une chose à un endroit et de la revendre plus cher ailleurs, pour faire du profit, rappelle d’emblée Myriam Ertz, professeure au département des sciences économiques et administratives à l’Université du Québec à Chicoutimi. Donc, d’un point de vue commercial, les boutiques de revente en ligne n’ont rien inventé, outre le fait qu’elles sont opérées dans un cadre relativement nouveau: les médias sociaux ».

Myriam Ertz, qui s’intéresse tout particulièrement à la consommation et au marketing responsables, affirme que de tout temps, les antiquaires, les brocanteurs, les marchands ont acheté des meubles ou des objets à bas prix, pour en faire le commerce.

«c’est l’équivalent d’un brocanteur qui va chercher un meuble à 100 km de chez lui, et le revend dans son commerce.»

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« Ce qui peut être délicat dans le cas des comptes Instagram de revente, c’est que les personnes derrière les boutiques n’ont pas forcément de connaissances sur les meubles, les matériaux, sur les époques (quand il est question de vintage) ou de réelles compétences pour les remettre en état ou au goût du jour. Donc, du côté des acheteurs, les questions à se poser sont: “Pour quoi je paye?” ou encore “Est-ce que le prix fixé me paraît honnête, en fonction de la valeur ajoutée par la curation?”» affirme la professeure, qui rappelle que la rareté, le temps investi et le transport d’un point A à un point B par un acheteur, constitue en soi des éléments de valeur ajoutée. « Dans un sens, une personne qui extrait une pépite de Marketplace et la revend plus cher sur Instagram, c’est l’équivalent d’un brocanteur qui va chercher un meuble à 100 km de chez lui, et le revend à profit dans son commerce », ajoute Myriam Ertz.

De plus, selon l’experte, Instagram offre un cadre prestigieux, qui permet aux vendeurs de mettre leurs trouvailles en valeur et d’attirer la clientèle. « Dans un écosystème numérique comme Instagram, la valeur ajoutée provient notamment de la sélection et de la mise en valeur de l’objet, selon les codes esthétiques de la plateforme, constate la professeure. Si on suit une vendeuse en particulier et qu’on aime ses goûts, on paye pour sa sélection, son esthétique, au-delà du produit. Reste à savoir si on cautionne le prix, ce qui est un choix personnel. »

« Dans un écosystème numérique comme Instagram, la valeur ajoutée provient notamment de la sélection et de la mise en valeur de l’objet»

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Si l’on en croit les lois du marché, les boutiques virtuelles de reventes de meubles et d’objets d’occasion reproduisent un système bien ancré, en s’adaptant simplement aux plateformes en ligne. Mais avant de sauter sur cette étagère minimaliste affichée à 620$, quelques questions s’imposent peut-être. Qui encourage-t-on? Comment le prix a-t-il été évalué? À quoi participe-t-on? Qu’est-ce qu’on paye exactement?

Le prix en vaut-il la chandelle… vintage?