« Ces personnes évincées par Pierre-Yves Beaudoin en juillet 2016, ça faisait plusieurs années que je les cherchais sans jamais les retrouver », me confie Andrew dès la première minute de notre entretien.
D’emblée, on le sent se décharger d’un poids qui appartenait à sa vie d’avant.
Celle où il était un agent de sécurité privée supervisant l’expulsion des locataires du bâtiment adjacent au cabaret la tulipe.
En une matinée, la douzaine de résidents s’était retrouvée à la rue, chassée de ce havre surnommé « Coop sur Généreux » depuis des années, jusqu’à ce qu’un nouveau propriétaire, Pierre-Yves Beaudoin, ne rachète la bâtisse entière.
Le jour de l’éviction des locataires de la Coop sur généreux, Andrew (à gauche) et deux autres agents sont dépêchés sur place. (Photo courtoisie)
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S’ensuivront des années de bouteilles à la mer qu’Andrew lancera sur les réseaux sociaux, caressant chaque fois l’espoir de savoir ce que ces locataires expulsés sont devenus.
« Le but n’était pas de m’expliquer, mais bien de m’excuser auprès de ces personnes », précise-t-il.
« ELLES ont perdu leur logement parce que je ne voulais pas perdre mon emploi. »
Jusqu’en juillet 2016, les locataires de la Coop sur Généreux vivaient en communauté tout près du cabaret La Tulipe. (Photo courtoisie)
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L’ENNEMI PUBLIC NUMÉRO UN
L’ironie du sort veut que ce soit justement l’un des anciens locataires de la Coop, Pascal Huynh, qui me mette en contact avec Andrew, cette semaine.
Entre les torches et les fourches d’un groupe Facebook formé de 85 membres révoltés répondant au doux nom de « Mange de la marde, Pierre-Yves Beaudoin », c’est lui qui a vu et répondu à mon appel à témoignage.
D’heure en heure, le groupe Facebook créé le jour de la fermeture de La Tulipe parviendra à fédérer plusieurs centaines de Québécois.
Quatre jours et 2200 nouvelles têtes plus tard, ce même groupe est renommé – « Du bruit pour La Tulipe, que la Culture ne se taise jamais ! ». L’objet commun de leur indignation, lui, demeure le même : la fermeture abrupte et indéfinie du cabaret annoncée mardi, après plus de cent ans de bons et loyaux services.
Y avait-il vraiment une autre option?
La veille, un jugement de la Cour d’appel ordonnait à l’établissement de « cesser l’émission de bruits par des appareils sonores ».
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En réponse, plus de 700 personnes se sont donné rendez-vous quatre jours plus tard devant le cabaret, pour émettre du bruit par tout appareil sonore à portée de main – casserole, vuvuzela, poêle, trompette, violon, saxophone, klaxon de vélo, maracas et percussions synchronisées, gracieuseté du groupe Terrato.
Jeudi soir, des centaines de personnes se sont réunies pour protester la fermeture dans le bruit et la bonne humeur.
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Un seul regret, d’après les quelques bribes de conversations environnantes : l’absence de ce fameux Pierre-Yves Beaudoin, pourtant à l’origine de tout ce chaos organisé.
Après tout, à peine Pascal et ses anciens locataires évincés, le propriétaire de l’immeuble mitoyen au cabaret n’a cessé de se plaindre, année après année, de nuisances sonores qu’il affirmait provenir de la salle de spectacle.
« Nous, quand on était là, on n’a jamais entendu aucun bruit », affirme Pascal.
Les membres de la Coop sur Généreux avaient même l’habitude d’organiser leurs propres cabarets miniatures.
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Pour ne rien arranger, on apprend que la Ville de Montréal avait octroyé à Beaudoin un permis résidentiel… par erreur. Une erreur qui lui permettait de transformer ce bâtiment commercial en un espace d’habitation et de réclamer qu’une institution culturelle centenaire comme le cabaret La Tulipe se taise, le temps de ses huit heures de sommeil réparateur.
En dehors de ce tableau, peu d’informations sur Pierre-Yves Beaudoin sont disponibles et avérées. Depuis mardi, Internet s’est donc transformé en un nid à spéculation, chaque internaute s’improvisant Sherlock Holmes – y compris moi-même, aidée de mes petites connaissances de base en OSINT.
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Est-il dans la quarantaine? Possède-t-il un chalet en Estrie? Roule-t-il dans une Ford Mustang blanche ou bien dans une Corvette bleue? Possède-t-il une dizaine d’appartements sur le Plateau-Mont-Royal? De quoi a-t-il l’air?
Aucun moyen de le vérifier. L’homme le plus haï de Montréal est aussi son plus grand fantôme.
Une chose reste sûre : Pierre-Yves Beaudoin n’est pas un concept. Il existe réellement.
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Contacté pour lui laisser la chance de s’exprimer, il a accusé réception de notre demande sans toutefois y donner suite.
UNE CHEMISE BLANCHE ET DES MENOTTES
« Belle histoire, ce matin : un des agents de sécurité qui a participé à notre éviction m’a écrit pour s’excuser », m’annonce Pascal au téléphone, l’air assez ému.
« Il a dit que ça faisait des années qu’il nous cherchait et qu’il avait ça sur le cœur », ajoute-t-il, avant de me donner spontanément ses coordonnées pour que je puisse recueillir sa version de ce qui s’est déroulé ce fameux 31 juillet 2016.
Des informations dont je n’ai finalement jamais pu faire usage, Andrew m’ayant déjà envoyé un message juste avant.
Après huit ans de recherche, Andrew retrouve Pascal sur Facebook, le lendemain de la fermeture du cabaret La Tulipe.
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S’il ne veut pas divulguer plus d’informations personnelles que celles qui sont déjà disponibles c’est parce que les événements de 2016 lui ont donné envie de militer pour les droits des locataires, ce qui vient avec son lot cyclique de harcèlement.
Mais ce témoignage brûle en lui depuis plusieurs années, n’attendant qu’à être libéré.
« Je me suis dit : “j’ai participé à ça, moi, tabarnak.” Cette entrevue, c’est aussi une façon d’essayer de me racheter. »
Ce serait sans préavis que les locataires de la Coop sur Généreux auraient été contraints de quitter les lieux, fin juillet 2016. (Crédit : groupe Facebook de la Coop sur Généreux )
« Moi, à la base, je viens de la rue », annonce d’emblée Andrew.
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Une seconde chance s’offre à lui en 2012 par le biais d’un héritage que lui laisse son grand-père. L’argent lui permet de s’inscrire à une formation d’agent de sécurité pour une entreprise montréalaise privée et ce dernier se trouve chanceux de pouvoir enfin accéder à une certaine qualité de vie.
Et puis, un matin ensoleillé du mois de juillet 2016, tout bascule.
« Avec deux de mes collègues, on nous a envoyé à une adresse en nous vendant ça comme étant un contrat d’une très grande importance qui changera notre carrière et nous fera connaître en tant qu’agents de sécurité », se souvient Andrew.
« On se sentait valorisés d’aller là-bas. On se disait qu’ils nous faisaient confiance, qu’on était bons », poursuit-il.
Pas d’uniforme, les informe-t-on.
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C’est donc avec une chemise blanche, un pantalon de sécurité et une paire de menottes que tous trois se rendent à la Coop sur Généreux, cet ancien entrepôt à costumes du cabaret La Tulipe dans lequel une douzaine de locataires se partageaient deux étages dans un esprit de collectivité.
« Ça faisait des années qu’on était là », rappelle Pascal, précisant même que les premiers locataires avaient la bénédiction de Gilles Latulippe, fondateur et directeur du cabaret.
« Il a pris sa retraite et il était content qu’on prenne l’espace. »
Pascal dit garder un « traumatisme encore très vivant » de son éviction de 2016. (Photo courtoisie)
« Quand il est décédé, son fils, Olivier, a h érité du bâtiment et l’a vendu à Pierre-Yves Beaudoin », poursuit-il.
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Ce même homme qui, selon Andrew, les aurait accueillis sur place en dépeignant la Coop sur Généreux comme un groupe de squatteurs illégaux vandalisant le bien qu’il venait d’acquérir et nécessitant leur expulsion au plus vite.
« Et nous, on l’a cru. On était même fâchés contre ces personnes qui auraient abîmé le logement », relate Andrew.
Le TERRIBLE DÉCLIC
À quelques pas de là, les principaux intéressés profitent du soleil dans un parc et ne se doutent de rien, pas même du fait qu’ils sont en train de partager leur tout dernier moment en tant que communauté.
Pourquoi se douter de quoi que ce soit? Trois mois plus tôt, ce même propriétaire venait de se présenter à eux comme « quelqu’un de très ouvert et très chill », selon les souvenirs de Pascal.
« Il disait : “je connais ça, la vie de bohème. Je suis toujours en Thaïlande! Mon rêve, ça serait d’avoir plusieurs propriétés et assez de passive income pour vivre sans travailler” », aurait-il expliqué aux locataires.
« Il nous assurait que rien n’allait changer, qu’il aimait qu’on soit là », ajoute-t-il. Mais trois mois plus tard, il les évinçait, vraisemblablement sans préavis.
Des années de vie collective jonchant la ruelle adjacente au cabaret La Tulipe. (Photo courtoisie)
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Pour attirer les derniers locataires profitant encore de leur matinée dans l’appartement, Pascal raconte que Pierre-Yves Beaudoin aurait prétexté vouloir leur parler brièvement à l’extérieur.
« Et quand ces locataires sont arrivés dehors, des agents de sécurité leur ont bloqué la porte. Puis, une fois qu’il n’y avait plus personne, d’autres personnes sont venues prendre nos affaires et les ont mises dans la rue », poursuit Pascal.
Le ton serait ensuite monté, notamment entre l’un des trois agents et une locataire, Sabrina, dont Andrew dit être encore frappé par son courage.
Selon Andrew, l’un des trois agents aurait usé excessivement de sa force, abimant la cage à lapin de Sabrina.
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« Elle a commencé à nous expliquer que c’était leur logement, qu’on n’avait pas le droit de les virer, que c’était illégal », énumère l’agent qui, sur les photos prises par les locataires au moment de leur éviction, apparaît de plus en plus en retrait.
« On me voit regarder partout, ne plus comprendre ce qui se passe et me dire : “What the fuck? C’est illégal!” »
Devant la caméra des locataires, Andrew et son collègue prennent progressivement conscience de la situation. (Photo courtoisie)
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Certaines de ces photos figurent dans l’article du Journal de Montréal ayant relayé les événements quelques jours plus tard. Dans ce texte, la journaliste explique qu’une fois sur place, son équipe et elle auraient été témoins d’un appartement propre, bien loin des « 100 000 $ de dommages » estimé par Pierre-Yves Beaudoin, également présent au moment de leur visite.
De plus en plus confus, Andrew et l’un de ses collègues se seraient décidés à appeler leur patron en urgence, chose qu’ils ont rapidement regrettée.
« Quand il nous a dit : “On vous paye pour que vous soyez là. Finissez le contrat si vous ne voulez pas perdre votre job!”, j’ai compris que quelque chose n’allait pas », explique Andrew, à présent certain de s’être fait manipuler.
« Ils ne nous ont pas choisis parce qu’on était bons, mais parce qu’on avait le plus à perdre », réalise-t-il.
L’OMBRE D’UN DÉBUT
Une semaine plus tard, son patron le vire pour insubordination à l’issue du contrat qui s’est pourtant déroulé sans embûches. Peu de temps après, il apprend le licenciement de ses deux autres autres collègues, pour le même motif, et comprend que son patron cherchait à étouffer l’affaire.
« Est-ce que mon boss me mentait ou est-ce qu’il s’est fait bullshitter lui aussi? », se demande-t-il encore.
Si la réponse lui importe maintenant peu, une question bien plus importante le préoccupe depuis 2016 : que s’est-il passé après cette éviction? À quoi ressemble la vie de ces locataires, à présent?
« Je repartageais l’article en demandant si quelqu’un avait le contact d’un des locataires, mais sans préciser que j’avais été l’un des agents de sécurité », indique-t-il.
Andrew l’ignore encore, mais peu d’entre eux ont connu une fin heureuse, comme me l’apprend Pascal.
« un locataire de 70 ans est retourné dans sa voiture et un autre jeune de la DPJ N’A PLUS jamais été revu », annonce-t-il avec tristesse.
Quant à Pascal, pas moins de trois propriétaires auraient tenté de l’évincer de son logement suivant. Aujourd’hui encore, celui qui ne vit plus à Montréal vivrait ce continuel bras de fer.
Et puis, le 23 septembre 2024, la fermeture du cabaret La Tulipe vient changer la donne, le nom de Pierre-Yves Beaudoin resurgissant des limbes pour être crucifié sur l’avenue Papineau à coups de casseroles et de jam de saxophones.
Quelques heures après la nouvelle, Pascal ressent le besoin de lancer dans l’univers son témoignage suite aux événements de 2016 et, mercredi matin, ses mots ont finalement atterri dans l’algorithme d’Andrew, qui n’en croit pas sa chance.
« Je lui ai répondu : “Fun fact, je faisais partie des agents de sécurité à ce moment-là”, et puis c’est ici que tout a commencé », révèle-t-il, soulagé.