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Quand converser avec l’au-delà devient réalité : l’intelligence artificielle veut transformer les morts en robots
Je suis obsédée par la mort. J’ai fait de cette « passion » un livre et beaucoup de nuits blanches. Je la transforme maintenant en une série d’articles qui se penchent sur notre inévitable fin et celle de tous ceux qu’on aime. Bienvenue dans « Angle mort »! N’ayez pas peur, ça va être correct…
À 78 ans, l’auteur américain Andrew Kaplan tente de devenir l’un des premiers humains digitaux de l’histoire. Pour y arriver, il entend confier ses souvenirs, expériences et réflexions à l’entreprise HereAfter, qui – si tout va bien – le transformera en une entité virtuelle avec laquelle on pourra converser pendant des siècles en utilisant Alexa, Google Home ou autre robot conversationnel.
C’est ce que m’a récemment appris ce fascinant article du Washington Post et j’en suis tombée de ma chaise. Oh, je savais qu’on tente depuis des lustres de préserver l’essence des humains avant leur départ, mais j’ignorais qu’on était si près du but.
«Une grande part de ce qui est fait en intelligence artificielle et en techno vise à créer des simulations extrêmement réalistes.»
Parce que non, on n’est plus dans le fantasme, selon Dominic Martin (professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et membre d’HumanIA, groupe d’études et recherches humanistes sur l’intelligence artificielle) : « Une grande part de ce qui est fait en intelligence artificielle et en techno vise à créer des simulations extrêmement réalistes. Il y a eu beaucoup de progrès, notamment au niveau des deeps fakes – cette technologie de reproduction vidéo – et d’autres systèmes qui imitent très bien la voix et les expressions faciales de n’importe quel individu. On l’a vu dans cette vidéo, où on fait dire un tout autre texte à Barack Obama! »
Quand on parle de deepfake…
Alors, si on peut appliquer le visage et la voix d’autrui sur un média existant, pourquoi ce ne serait pas utilisé dans le marché de la mort?
Une pléthore d’options (populaires)
La start-up HereAfter croit qu’on ne devrait jamais avoir à perdre un être aimé. C’est son slogan. Elle veut permettre aux familles endeuillées d’avoir accès à la mémoire des disparus en recueillant le plus de données sur ce qui constitue leur esprit, puis en les organisant grâce à des algorithmes. Pendant ce temps, Eternime nous offre de devenir éternel en transformant nos idées, pensées et histoires en avatars intelligents qui nous ressemblent vraiment. Une perspective à laquelle ont déjà adhéré près de 45 000 volontaires!
Sinon, on peut dès maintenant utiliser Replika.ai pour créer un robot conversationnel qui nous représentera même après notre mort, ou encore compter sur Nectome pour éventuellement sauvegarder notre mémoire dans le cloud, question que notre esprit soit réanimé virtuellement, le jour où une technologie rendra la chose possible…
Bref, les options sont déjà nombreuses. Selon Nadia Seraiocco, chroniqueuse techno pour ICI Radio-Canada qui s’intéresse aux robots conversationnel post-mortem dans le cadre de son doctorat, il ne reste que quelques résistances morales, éthiques et juridiques avant qu’on arrive au déploiement de ces services… « J’ai l’impression qu’on va probablement vivre de plus en plus entourés de représentations du réel, m’explique-t-elle. Il y a déjà des influenceurs virtuels, comme Lil Miquela, qui sont animés en réalité augmentée, alors je me demande si on ne va pas arriver à un monde où un ami décédé sera animé dans un party pour livrer un petit discours. Le jour où HereAfter et les entreprises du genre vont bien fonctionner, elles seront achetées par un géant du numérique. Et on pensera alors probablement à nous proposer ce type d’options. »
Ici, l’influenceuse virtuelle Lil Miquela embrasse la top-modèle Bella Hadid, au nom de la pub…
Une bonne ou une mauvaise nouvelle?
Bref, c’est clair : on pourra éventuellement converser avec une version robotisée d’un être cher disparu. Je n’arrive pas à préciser pourquoi, mais l’idée me trouble. Ne serait-ce qu’une simple résistance au changement? Au fond, qu’y a-t-il de grave dans le fait de garder des souvenirs, une voix ou un ton accessibles?
«Si on vend ce service à des personnes endeuillées, il s’agit d’une population vulnérable. Il faudra mettre une responsabilité supplémentaire sur les épaules des entreprises pour s’assurer qu’elles ne profitent pas de gens dans une période difficile.»
Je partage mon doute à Dominic Martin. Le professeur se montre prudent : « Si ça peut t’aider dans ton deuil, pourquoi pas? Je ne vois pas nécessairement de problèmes, mais il y a des mais… Premièrement, si on vend ce service à des personnes endeuillées, il s’agit d’une population vulnérable. Il faudra mettre une responsabilité supplémentaire sur les épaules des entreprises pour s’assurer qu’elles ne profitent pas de gens dans une période difficile. Il faudra éviter de présenter le produit comme une solution miracle qui va enlever toute douleur, par exemple. Le deuxième enjeu que ça soulève, c’est la cueillette de données personnelles. Comme si la quantité de données que les géants du numérique possèdent sur nous ne posait pas déjà assez de questions! C’est toute notre vie qui serait aspirée… »
C’est que pour traduire notre être, ce type de services emploiera tout ce qui reflète notre façon de penser : courriels, messages-textes, enregistrements audio et vidéos, inbox, notes. Tout ce qui est accessible! Et c’est une chose de consentir à se livrer de notre vivant, mais c’en est une autre de dévoiler de la même manière une personne décédée qui n’aurait pas nécessairement voulu « renaître » virtuellement.
Nadia Seraiocco poursuit : « Il y a beaucoup de nos usages qui ont déjà changé, à cause des réseaux sociaux. Notre deuil se vit davantage avec le soutien d’une communauté numérique, par le biais d’une page commémorative, par exemple. On ne va pas se recueillir sur la tombe ou l’urne de quelqu’un, on aura plutôt le réflexe d’aller consulter sa page Facebook, Twitter ou Instagram. Or, en 2017, Facebook a dû préciser, dans ses indications relatives aux commémorations, qu’il fallait préalablement demander à nos proches s’ils voulaient d’une telle page ou non pour éviter les tensions au sein des familles. Certains n’ont pas envie de se faire rappeler chaque jour leur deuil ou de continuer à vivre avec une certaine version numérique de l’être cher. Imaginons les conflits, maintenant, si on crée une version robotique du disparu… »
Effectivement, il ne faudra pas uniquement communiquer avec les morts, mais également avec notre entourage. Et ça, des fois, c’est tough…
«Notre deuil se vit davantage avec le soutien d’une communauté numérique, par le biais d’une page commémorative, par exemple. On ne va pas se recueillir sur la tombe ou l’urne de quelqu’un, on aura plutôt le réflexe d’aller consulter sa page Facebook, Twitter ou Instagram.»
Mais il y a du positif! Selon Dominic Martin, les robots post-mortem pourraient déstigmatiser le deuil: « Ça aiderait peut-être une culture occidentale qui a déjà énormément de difficulté à parler de la mort et qui a tendance à reléguer ça sous le tapis. » Pas fou! Ouvrir la discussion d’un angle techno est une manière d’apprivoiser l’inévitable. Or, il faut être prêt à plonger du même coup dans un méchant casse-tête, comme me le rappelle la doctorante : « C’est quoi notre identité d’humain? Est-ce que c’est juste ce qu’on peut conceptualiser, écrire et mettre en mots intellectuellement? Si on me dit que je vais être remplacée par un robot grâce aux bases de données qui constituent mon double numérique, j’ai envie de demander : avez-vous pensé à programmer un moment où il est de mauvaise humeur parce qu’il a mal digéré le paquet de réglisse qu’il a mangé au complet? Parce que c’est aussi ça, moi. »
Voilà qui intéressant! Qu’est-ce qu’on veut garder de nos morts? Une version programmable et donc prévisible de leur esprit? Ou alors le souvenir d’une complexité et d’une spontanéité qu’on ne pourra jamais retrouver?
Pour être franche, j’hésite encore.