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Publicité et intelligence artificielle dans la LNH : au service de qui?
C’était soir de commémoration en l’honneur du légendaire joueur Guy Lafleur. Le numéro 10 venait de nous quitter et l’organisation des Canadiens de Montréal eut l’élégance de remiser ses bandes truffées de commanditaires et d’entourer la glace d’une surface uniforme et discrète contenant la signature du Démon Blond.
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Pendant le match, l’expérience fut accueillie comme une bouffée de fraîcheur. Pour l’occasion, il était possible de contempler un match de hockey sans se faire bombarder par des dizaines de logos de corporations. C’était relaxant pour les yeux et l’esprit, un rare moment où le paysage n’était pas contaminé par la mauvaise herbe publicitaire.
Sans surprise, ça n’a duré qu’un seul match.
Puis en fin d’été, petit débat très vite oublié alors que la Sainte-Flanelle annonçait qu’elle ferait partie des équipes adoptant des publicités sur leurs maillots. Après avoir colonisé les casques, ce n’était qu’une question de temps. Le journaliste Patrick Lagacé a su bien exprimer cette romance terminée avec le mythe des Canadiens, jadis plus qu’un club dans notre imaginaire culturel.
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Gary Bettman, commissaire de la Ligue nationale de hockey (LNH), avait pourtant déclaré en 2014 que cela n’arriverait jamais. « Il faudra me traîner à coups de pied et de cris », avait déclaré le controversé personnage au sujet de l’ajout de publicités sur les maillots. Ça aura finalement pris huit ans.
Les Canadiens jouaient leur match inaugural mercredi soir contre les feuilles torontoises et en dépit d’une victoire spectaculaire, c’était absolument impossible pour moi de garder mon calme durant la troisième période que j’ai attrapé sur le vol. Non pas à cause de la performance de notre équipe ni en raison du nouveau maillot, mais à cause des bandes.
J’ai regardé le match sur les ondes de Sportsnet et, comment le formuler poliment, c’était un tabarnak de cauchemar.
Depuis le début de la saison, la LNH impose à ses diffuseurs une nouvelle technologie d’intelligence artificielle nommée DED (Digitally Enhanced Dasherboards). Un système d’affichage permettant d’effacer et de remplacer la publicité sur les bandes de la patinoire par des publicités virtuelles lors des transmissions en direct.
« L’expérience pour les partisan.e.s sera plus harmonieuse. Moins d’annonceurs seront visibles en même temps, alors que l’impact pour les annonceurs sera plus grand », expliquait France Margaret Bélanger, présidente, Sports et divertissement, du Groupe CH au site Grenier aux nouvelles.
Une tragédie annoncée.
« Chaque match, chaque soir. C’est la nouvelle norme », déclarait avec fermeté Keith Wachtel, directeur commercial et vice-président exécutif des partenariats mondiaux de la LNH.
Ce projet technologique, décrié comme révolutionnaire, est le premier à s’implanter dans le sport spectacle.
Les panneaux numériques permettent en effet aux diffuseurs de changer constamment les publicités qui apparaissent. Les annonceurs achètent des tranches de 30 secondes et peuvent s’approprier une zone particulière ou même la patinoire entière. À chaque match, les équipes ont 120 bandes à programmer.
La LNH s’est associée à la société britannique Supponor, spécialisée dans les publicités virtuelles, pour mettre au point une technologie basée sur l’intelligence artificielle, permettant de mieux programmer en fonction des marchés. Par exemple, une bande du Centre Bell commanditée par Jean Coutu ou la Caisse Desjardins ne sera plus visible pour le marché californien ou moscovite. Un meilleur ciblage territorial fait évidemment saliver les publicitaires.
« Une période d’adaptation sera nécessaire », juge Wachtel. Depuis mercredi, les fans, dont je fais partie, sont plutôt dans la consternation.
Durant le match d’ouverture entre les Canucks de Vancouver et les Oilers d’Edmonton, les publicités étaient hors de contrôle et glitchaient à répétition d’une manière extrêmement irritante. Un début catastrophique causant l’ire des téléspectateurs et téléspectatrices.
Il est certes question des premiers matchs : les problèmes techniques sont excusables. Mais cette introduction, dans son essence et sa pratique, est tout simplement aberrante et il y a matière à inquiétude.
Pendant le match des Canadiens de Montréal, certaines publicités s’animaient au cours du jeu, changeaient et se déplaçaient d’une manière si étourdissante qu’elles détournaient l’attention du sport. Une recette idéale pour sacrer devant son écran.
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Alors que notre regard est concentré sur l’exécution du jeu, ses acteurs, et surtout une rondelle qui fait quelques pouces seulement et se déplace très vite, les partisan.e.s à la maison doivent se farcir l’absurdité d’un véritable carrousel numérique.
C’était une expérience nauséeuse et frustrante. Une immondice qui rappelle le pénible vertige que l’on ressent lors d’une visite à Time Square. S’ajoute à ce désolant théâtre l’impression qu’il n’y a plus aucune gêne d’offusquer le spectateur et la spectatrice, tant que ses yeux regardent le logo qu’on lui inflige.
De plus, les DED provoquent une désagréable fatigue oculaire, car la technologie est dénuée de flou de mouvement. À l’écran, les joueurs filant sur patins sont naturellement flous, mais les publicités apparaissant derrière eux sont nettes et précises. L’œil se dirige vers ce qui est au focus, automatiquement hameçonné.
« La recherche dénote une augmentation de 44 % de la notoriété de marque chez les partisan.e.s de manière spontanée et assistée », ajoutait avec fierté France Margaret Bélanger.
Quelle arrogance!
Un montage comparatif qui défile en ligne démontre l’effet de netteté troublant.
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Est-ce que l’on va s’habituer? Je l’ignore, mais pour l’instant, cet ajout est sûrement la modification la plus problématique d’une association sportive cherchant sans cesse les moyens de remplir ses coffres depuis la tourmente pandémique.
Nous connaissions déjà les publicités numériques derrière les buts sur les baies vitrées. Ce n’était pas joli sans être la fin du monde. Alors qu’il était question de désacralisation d’un symbole, nous sommes maintenant plongé.e.s dans un manque complet de respect pour le téléspectateur ou la téléspectatrice lambda qui ne peut se permettre d’être au Centre Bell, là où les bandes sont encore statiques.
Et il y a probablement bien trop d’investissements pour se rétracter devant la gronde populaire. On parle d’une implantation au coût de plusieurs dizaines de millions de dollars ayant pris sept ans à mettre en branle. Les dirigeant.e.s de la ligue miseront sur la résilience pour mater la plèbe.
La LNH perd encore une fois en crédibilité face aux autres sports avec qui elle est en compétition. Il y a fort à parier que plusieurs changeront de chaînes en maudissant le Ciel. Dans un tel scénario, tout le monde est perdant.
Il y a assurément des enjeux plus urgents que les aléas du monde du sport professionnel, mais l’immiscion de l’intelligence artificielle à des fins aussi maladroitement mercantiles n’a rien de réjouissant et en dit long sur son triomphe à notre époque.