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Jo Laviolette était un gars ambitieux et pressé. Directeur de création et actionnaire de la petite agence de publicité nommée Marius, il s’était fixé comme objectif de grimper dans le top 10 en trois ans. La communication est un plat qui se dévore chaud, alors quand tu as les dents longues, tu croques plus vite que ton ombre.
Jo s’était illustré aux dernières compétitions publicitaires avec des annonces insolites, habiles, osées. On citait son nom dans les chroniques, on l’invitait dans les jurys. Jusqu’à ce que le corbeau commence à se manifester.
Un matin, une dizaine de responsables haut placés dans le milieu reçurent un courriel provenant d’un certain [email protected], avec un signe de copyright barré en guise de logo. On y voyait l’affiche réalisée par Laviolette pour un vendeur de chaussures, à côté d’une autre création faite quatre ans plus tôt en Allemagne, en tout point semblable à celle qui venait de gagner un Pigeon d’or au concours local. L’avis était clair : on dénonçait un plagiat. Jo Laviolette était un copieur sans talent, sans scrupules, ni amour propre.
Jo était encore chez lui quand il lut ce message. Il eut à peine le temps de parcourir la liste des personnes à qui il avait été adressé que son cellulaire sonnait déjà.
– Jo, veux-tu m’expliquer ce que je viens de recevoir ? éructait son boss.
– Je serai là dans 15 minutes.
– Grouille !
Jo se précipita vers sa Jeep, mais au moment de sauter dedans, il se ravisa. Il courut jusqu’au garage, récupéra son couteau de chasse sous l’établi, puis revint à son véhicule et démarra en trombe.
Arrivé chez Marius, il fonça dans le bureau du patron qui faisait les cent pas en balançant des coups de poing chaque fois qu’il passait devant la porte.
– Check ça !
Sa messagerie affichait deux nouveaux envois provenant du même corbeau. Là encore, des créations de Laviolette s’étalaient près d’autres plus anciennes mais néanmoins identiques.
– Jo, dis-moi la vérité.
– Les idées sont dans l’air, c’est tout. La planète entière travaille sur les mêmes produits, avec les mêmes contraintes, les mêmes influences. C’est normal qu’on en arrive aux mêmes résultats.
– Mouais. Ça peut arriver une fois. Mais cinq ! Et c’est qui le trou du cul qui te tire dans le dos ? Tu parles d’un procédé de lâche. Moi, quand j’ai quelque chose à dire, je montre ma face.
– Moi pareil.
Jo sortit de la pièce en furie, traversa l’agence au pas de course et bondit sur un jeune gars habillé bizarrement : casquette de base-ball, pantalon de golf, chandail de soccer, souliers de skate-board.
– Rodolphe, c’est toi qu’as envoyé ces merdes ?
– Quelles merdes ?
– Fais pas ton innocent. Tu veux te venger parce que j’ai dit que t’étais mauvais ? Ben je le répète : t’es une grosse bouse sans couilles. Tu me fais chier. Je veux plus te voir. Décrisse !
– Quoi ?
– T’es viré, gros nul.
– Gros nul toi-même, répondit le junior en avançant.
Jo sortit le poignard de sous son blouson et, sans hésiter, enfonça la lame dans le ventre mou de Rodolphe qui s’écroula la tête la première sur le plancher vernis. Sur son dos, on pouvait lire Zidane.
Le lendemain, un courriel parvint à quarante destinataires. On y découvrait une annonce magazine pour une bière blonde, conçue par Laviolette en 2004, et son inspiration polonaise datant de 1997. Jo apprit la nouvelle depuis le poste de police où il avait passé la nuit.
Décédé la veille à midi, Rodolphe n’en sut jamais rien.
Le corbeau était toujours en vie et plus zélé que jamais.
Le surlendemain, une série d’envois ébranla l’ensemble des agences montréalaises. Tout le monde était pointé du doigt.
Hector Gradur, le célèbre créateur du slogan «Boiron, c’est pas pour les morons», voyait sa dernière campagne pour la chaîne de fast-food MicMoc comparée à une autre, copie conforme, provenant du Mexique. Gradur était un sanguin susceptible et émotif. Il se fit sauter la cervelle avec sa 22.
Bernard Voltaire, grand manitou du mutimédia, se retrouvait lui aussi dans l’eau chaude avec son concept révolutionnaire de marketing viral pour une voiture de sport. La même approche avait triomphé au concours de Montevideo, cinq ans auparavant. Bernard argumenta devant ses associés, plaidant pour un malheureux concours de circonstances conjugué à un horaire de fou. On lui conseilla de remettre sa démission dans la demi-heure.
Le pleutre qui expédiait ses calomnies accéléra son œuvre anonyme. Les médias reprenaient chaque matin la nouvelle trouvaille du dénonciateur et les marques commencèrent à battre en retraite. Elles payaient cher pour avoir des idées neuves, pas des photocopies. Aucune ne voulait se retrouver associée à un faussaire.
La tension redoubla. Les renvois firent suite aux exécutions publiques. Le climat devint glauque. Les faillites pointaient leur nez.
Le petit monde de la pub québécoise étant prêt à basculer, les patrons de trente agences se réunirent à huis clos dans un hôtel du centre ville. On expédia les formalités d’usage pour plonger dans le vif du sujet : plagiat ou pas, éthique ou toc, originalité ou efficacité.
M. Titi prit le commandement des opérations. La voix grave et la stature du président du premier groupe en ville forçaient le respect.
– On va commencer par museler les médias. On a juste à leur rappeler que si on leur coupe le robinet à fric, ils sont morts. Ensuite, on va écrire un communiqué pour montrer qu’on a la situation en main. Eddy, tu te sens d’attaque ?
Eddy Laurent, le jeune dirigeant du studio La Mousse était le benjamin du groupe. Son impertinence céda le pas devant l’assurance du vieux.
– Hein ? Euh oui.
– Alors on y va. Tu nous ponds un truc pendant qu’on fait le point avec nos centrales d’achat médias.
Eddy ouvrit son Powerbook et cliqua sur l’icône Word. Mr Titi qui passait derrière lui à ce moment précis jeta par réflexe un coup d’œil sur l’écran. Il sursauta en reconnaissant le symbole en forme de copyright raturé qu’utilisait Créationbidon. Il s’empara de la machine en gueulant.
– Venez voir ça !
En un rien de temps, Laurent fut ceinturé et on découvrit un dossier complet avec toutes les imitations déjà dénoncées, plus d’autres prêtes à être expédiées. Cinq d’entre elles concernaient des gars présents dans la salle. Les coups commencèrent à pleuvoir.
– Ah mon hostie de crosseur !
Eddy tenta de se justifier. Il n’en pouvait plus de voir tous ces pseudos créatifs se prendre pour des stars en pillant le patrimoine publicitaire de la planète.
– Patrimoine mon cul ! répliqua M. Titi.
On évacua discrètement le corbeau ratatiné et on rédigea un court feuillet intitulé Le monde nous inspire, dans lequel on expliquait qu’à l‘heure de la mondialisation et de la compétitivité féroce des multinationales américaines, les forces vives de la pub avaient su réagir avec audace et résultats pour défendre les intérêts de leurs clients dans la belle province. Alléluia.
Pour prouver qu’on avait démasqué le coupable, le communiqué fut expédié de l’adresse du traître. Les organes de presse agirent comme on leur avait intimé – ils enterrèrent le dossier.
Bien sûr, on ne retrouva jamais le corps d’Eddy.
En l’absence de témoin oculaire lors de Rodolphe, Jo Laviolette plaida la légitime défense et fut acquitté. Deux ans plus tard, il caracolait en bonne place dans le top 10 des groupes publicitaires.
Ce texte est issu du #10 spécial Médias | Automne 2005
Une nouvelle version de ce texte a été publiée dans le recueil Petit Feu d’André Marois, publié aux éditions La courte Échelle en 2010
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