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Pu moyen de rire de personne

Par
Kéven Breton
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La vieille rengaine est réapparue sur notre fil Facebook ces dernières heures : “C’est devenu impossible de rire de quoi que ce soit, de nos jours.”

Cette grande réflexion se poursuit généralement de la sorte : “L’humain contemporain est devenu trop frileux et trop sensible. Il s’offusque à la moindre petite blague inoffensive.”

La génération n’est pas soudainement devenue, en l’espace d’une décennie ou deux, plus sensible que les précédentes.

Les modes de diffusion ont changé. L’humour est partagé sur des plateformes qui, par leur définition, se disent plus interactives. Il ne faut pas se surprendre, donc, de recevoir plus de commentaires qu’à la belle époque des coffrets DVD.

Même les plus intimes shows de cabaret sont tweetés en direct. Les blagues sont figées en screenshot. Les maladresses et les débordements humoristiques se propagent à grande vitesse.

Tout cela crée donc l’illusion que les spectateurs réagissent plus outrageusement à l’humour trash.

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L’illusion, oui, parce que l’Internet est un miroir déformant : d’abord, à cause du puissant algorithme de Facebook qui détermine ce que vous intéresse pour vous en gaver davantage, embouteillant les scandales dans des cercles vicieux dont il est difficile de s’échapper.

Mais aussi, parce que les débats et les scandales sur Internet ne reflètent pas du tout la réalité : ces interminables tirades entre blogueurs qui se répondent, ces tirages de cheveux entre trolls et autres baveux de l’Internet ne dépassent pas les balises du html.

Et comme l’explique beaucoup mieux que moi (mais en anglais) Kevin Drum : notre cerveau ne s’est pas du tout habitué à la multiplication des tribunes.

Notre esprit interprète l’accumulation isolée de quelques réactions ou commentaires comme étant un outrage collectif – RIEN DE MOINS.

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Alors qu’en vérité, quand un “scandale du téléjournal de 18h” éclate (habituellement à cause de Mike Ward) il n’y aura pas de foule en colère devant le parquet de l’hôtel de ville. Les vox-pops seront, comme à l’habitude, bien insipides.

La “réaction exagérée” ou “le lynchage public” auquel on fera ensuite référence, c’était uniquement quelques blasés (je lève la main) qui se sont exprimé en leur nom personnel, et deux ou trois blogueurs qui ont cru bon leur répondre parce qu’ils avaient du temps à tuer entre deux cours à l’université.

En fait, avec son deep-web et ses plateformes un peu plus subversives comme 4chan et reddit, l’Internet a sûrement davantage contribué à désensibiliser cette génération à l’humour trash. Ce genre de contenu n’avait en tout cas pas le même pouvoir de diffusion auparavant.

Donc on se calme la renaissance du “politiquement correct”. Nous ne sommes pas plus à l’ère de la rectitude humoristique qu’il y a dix ans.

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On se calme aussi les étiquettes de frileux et de pleurnichards qu’on appose allégrement aux personnes qui osent ne pas trouver une blague appropriée, et qui ont le culot d’expliquer pourquoi.

Les humoristes n’ont plus le monopole de la raillerie. Ils peuvent maintenant regretter le bon vieux temps ou s’adapter. Et je pense justement qu’ils devraient voir ça comme l’occasion de parfaire leur art.

C’est également l’opinion d’un ancien éditeur chez The Onion : tant que les critiques ne deviennent pas séances de lynchage à l’admission gratuite, elles peuvent et doivent être utilisées de manière constructive par l’auteur.

C’est le moment de se remettre en question, d’évaluer la portée de ses blagues, de trouver un nouvel angle, de comprendre le contexte et de juger si elle en vaut vraiment la peine. Parce que l’humour ne dispose pas de statut privilégié, il ne profite d’aucune immunité : tout comme on peut détester le cinéma d’horreur, on peut critiquer l’humour-poubelle sans être pour autant une menace à la liberté d’expression.

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Parce qu’un internaute fâché, ce n’est de toute façon pas un empereur de la Rome ancienne capable d’anéantir la carrière de quelqu’un sur le simple signe d’un pouce par en bas (ou son équivalent moderne : un billet wordpress).

Et habituellement, derrière sa réaction émotive, il va même faire la lumière sur un enjeu réel. Peut-être que celui-ci vous paraîtra insignifiant. Peut-être qu’il ne vous intéressera pas. Peut-être que vous serez en désaccord. Mais peu importe : pas le choix de faire avec, car la liberté d’expression n’est pas une voie à sens unique.

Mais malheureusement, c’est bien plus facile de le traiter de pleurnichard ou de réduire l’entièreté de son argumentaire en un simple sentiment d’enfant blessé. Dommage.

***

Pour lire un autre texte de Kéven Breton : “Il y aura toujours des épais”

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