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C’est pas encore Noël, mais voici un cadeau précieux quand même. Il y a déjà quelques mois, j’ai reçu les beaux animaux de Paupière chez moi un soir question d’en savoir plus sur la nature du feu qui les animent. À cause des aléas du métier, l’entrevue n’a jamais été publiée, et voici qu’aujourd’hui j’ai une occasion en or de réparer ça: le groupe nous offre en avant-première le premier extrait de leur album à venir en 2017 ainsi que le magnifique clip qui l’accompagne. Rencontre allumée avec Pierre-Luc Bégin, Julia Daigle et Éliane Préfontaine, où il est question d’art, de travailler sérieusement sa légèreté et des hasards nécessaires.
Personnellement, je vous ai tous connus dans des contextes différents; Pierre-Luc était le jeune drummer plein de mojo qui volait le show dans plusieurs bands locaux, Éliane est comédienne on a plein d’amis communs et Julia… je sais plus trop comment, mais un moment donné t’étais une artiste visuelle qui campait chez moi en débarquant de Québec. Comment c’est arrivé, Paupière?
Julia: Paupière est né à l’été 2013. Pierre-Luc avait emprunté un clavier à Vincent (Lévesque, complice de Pierre-Luc dans We Are Wolves) pour travailler des compos à la maison et il m’a demandé de jouer de la conga?!.. Je sais pas trop pourquoi. Finalement c’était bizarre, j’étais pas super bonne et j’aimais pas ça… (rire) Il m’a demandé si je pouvais chanter, j’ai écrit des textes. On a commencé à en créer ensemble, pour le fun. On a appris à enregistrer avec Garageband. C’était pas tout le temps bon, mais on était vraiment prolifiques; on a enregistré beaucoup de maquettes, fait de l’exploration, toutes sortes de choses. On avait trouvé un nom déjà, et on avait une idée esthétique, on voulait que ça s’inspire de l’ambiance d’un salon de coiffure d’Hochelaga. « Elle et lui », ça vient de là. On a fait la maquette de « Cinq heures » avec Vincent, je me souviens surtout que j’étais vraiment intimidée. J’avais jamais fait de musique avant. Je pense que j’ai bu deux bouteilles de vin juste pour pouvoir chanter devant quelqu’un que je connais pas… C’est pas mal de là que c’est parti, le seul truc qu’on a gardé de cette période-là. Et là Éliane est arrivée, ça s’est placé, c’est devenu plus sérieux.
Éliane : Quand j’ai entendu la maquette de « Cinq heures », je venais juste de découvrir le band DEUX quelques semaines avant, j’étais pas mal dans cette passe-là, l’électro-pop minimal français c’était mon nouveau trip. Pierre-Luc, que je connais depuis 10 ans, était avec Julia au bar où je travaillais un soir dans le temps des fêtes, et ils discutaient devant moi depuis deux bonnes heures de ce qui manquait à leur projet, de trouver un local, d’aller chercher un nouveau membre. Un moment donné je me suis tannée, je les ai coupés et j’ai demandé « Êtes-vous sérieux? Vous attendez quoi pour me le proposez? » En fait, je connaissais pas vraiment Julia quand je me suis présenté au jam la semaine d’après… On a commencé en janvier, et au printemps on avait un local et on jammait sans arrêt. C’est allé vite. On se voyait au moins une fois semaine pour composer dans l’appart sur Marie-Anne. Beaucoup d’alcool, beaucoup de travail. On a appris à se connaître comme ça.
C’est beaucoup ce que j’aime là-dedans je pense; votre son, votre esthétique, c’est le résultat d’explorations, quelque chose qui est juste arrivé et non un projet avec des balises et un plan de carrière défini. On sent que c’est fragile et que ça pourrait prendre beaucoup de directions. Et en même temps, le résultat est très personnel, très habité.
Julia : C’est vrai. C’est un mélange de beaucoup d’idées… Y’a quelque chose de fondamentalement féminin dans ce qu’on fait. Même si un tiers du groupe est un garçon, Pierre-Luc a un très fort côté féminin qu’il peut exprimer beaucoup plus au sein de Paupière qu’avec ses projets rock. On a aussi réfléchi à la langue. C’était important pour nous de chanter en français, mais on aimait bien l’idée de n’être ni franchouillards, ni quebs, un peu indéfinissables. Et je voulais vraiment construire des chansons avec des histoires, des personnages. Il y a quelque chose de littéraire dans ce qu’on fait. Le mot d’ordre c’était: aucun « je » à moins de faire parler un personnage. Et au départ j’écrivais toute seule, mais c’est de plus en plus en train de devenir un truc collectif. On devient un peu « méchantes » quand on écrit ensemble moi et Éliane. On s’amuse à être glauques, à toucher au malaise ou à la violence. J’ai écouté beaucoup de chanson française, peut-être que le côté littéraire de Jeunes Instants vient de là.
Éliane: On voulait aussi se détacher de tout le folk qui se fait au Québec ces temps-ci. C’est un peu ça l’idée de pas mettre l’emphase sur l’accent québécois dans ce qu’on fait. On a pas de guitare non plus. J’aime penser qu’on fait de la « pop dark », même si je sais pas exactement ce que ça veut dire. Musicalement ça peut être très entraînant, mais quand on s’arrête aux textes on comprend un peu mieux le côté sombre, pas forcément réjouissant de Paupière.
Pierre-Luc: Pour moi la nature de Paupière est vraiment rock, c’est l’instrumentation qui rend ça plus doux. Je suis pas unidimensionnel comme personne. Oui je fesse sur un drum la plupart du temps, mais je suis aussi un être délicat, quelqu’un de sensible. En général, j’essaie de réfléchir le moins possible à ce projet-là, y’a pas d’intention à part créer. Certaines tounes existaient déjà dans ma tête, où même en version piano droit, ça c’était vraiment délicat! (rire)
C’est vraiment le PolySix qui a défini le son et l’identité de Paupière, c’est parti d’un instrument. J’avais pas de fascination pour les synthés au départ, j’en avais jamais eu, mais j’ai eu le coup de foudre pour cet instrument-là, son côté new-wave, hanté et vintage. C’était moins dans ma culture ça, la chanson française, mais plus ça va, plus je me rends compte que je dois m’y mettre. J’en écoute pas mal dernièrement et ça m’apprend beaucoup; mon background est plutôt rock, et la présence autant que la manière de chanter, c’est encore nouveau pour moi. Y’a aussi de moins en moins de traces d’ironie dans Paupière, c’est du fond du cœur, tu peux le chanter et l’incarner et ça, ça me surprend et me nourrit en même temps. Je peux interpréter un personnage et l’utiliser pour exprimer quelque chose de très personnel, c’est assez puissant et libérateur de se rendre compte de ça.
Vincent Lévesque a l’air d’avoir une grande place dans la naissance et le développement de votre band, et l’artiste Christine Grosjean réalise tout le côté visuel en s’occupant autant des photos que des clips…Vous êtes trois ou cinq dans Paupière?
Pierre-Luc : C’est une affaire de famille notre truc. Vincent et Christine font pratiquement partie du groupe. Il réalise ses propres affaires depuis un bout, mais avec nous je pense qu’il a plus de recul et peut aller pas mal plus loin dans ce travail-là. Il a mis des heures incalculables dans la réalisation autant qu’à nous donner du jus dans l’arrangement et la construction des pièces. Avec le temps, j’ai appris à faire exprès de pas pousser les maquettes trop loin, pour lui laisser du jeu au moment d’arranger et de mixer tout ça, il réussit vraiment à apporter sa couleur là-dedans. C’est un peu comme si on arrivait avec des matériaux bruts et qu’il construisait les chansons avec. C’est la même chose avec Christine.
Quand j’ai découvert le band, je me souviens avoir pensé que c’était très champ gauche, et assez pointu malgré les mélodies pop qui collent dans la tête. Un peu à la manière d’Indochine ou de la new-wave française, on a pas toujours besoin de savoir exactement de quoi vous parlez, reste une part de mystère et d’inconfort dans votre musique. Ça s’adresse à qui Paupière?
Pierre-Luc: Pas à nos parents à date en tous cas. (rire) Je sens que beaucoup de monde ne comprendront pas, et c’est vraiment pas grave. L’électro, même faite avec une certaine chaleur analogue et au niveau des voix, juste le fait que ça ait pas le même format voix/guitare auquel on est habitués ça limite peut-être aussi le public, je sais pas.
Julia: J’aimerais que les gens qui écoutent Paupière arrivent à faire un peu ce qu’on fait en écrivant les chansons; transcender quelque chose d’intime à partir d’un personnage. Se laisser aller à se raconter des histoires, et amener quelque chose d’esthétique, d’artistique dans leurs vies. C’est pas tant un dialogue avec nous qui chantons sur nous, qu’un jeu auquel on participe tous ensemble avec le public. On essaie de créer un univers à habiter ensemble.
Donc on sort de l’idée de « regardez, on est des gens comme vous et on parle de notre quotidien » pour se rapprocher de l’essence même de l’art, rendre l’existence supportable en la mettant en scène. Ça, tu vois, ça s’éloigne de la majorité de ce qui se fait en chanson populaire au Québec… Vous voir en live aussi ça a quelque chose d’unique et de pas toujours confortable. Il y a un genre d’écart entre l’intention dansante et pop de votre projet, et le côté un peu confrontant de Pierre-Luc par rapport au public. C’est parti d’où?
Éliane : D’abord on s’est un peu inspirés de Kraftwerk au niveau scénique. Y’a pas de frontman dans Paupière, on joue tous d’un clavier et on chante tous, on est au même niveau.
Pierre-Luc: Quand je chante je me sens vraiment impliqué, et en même temps y’a une forme d’arrogance et de je-m’en-foutisme là-dedans. J’aime l’idée de dédramatiser l’affaire, de montrer que ça peut être intense, mais que c’est juste de la musique au fond, juste un jeu. Je veux pas que le public écoute religieusement, et des fois faut le brasser un peu pour qu’il se laisse aller et qu’il danse. On fait quelque chose qui est zéro humoristique, et en même temps c’est pas sérieux. On essaie aussi d’être un peu hypnotisant en concert. De pas être « joe-blo en t-shirt qui joue de la télécaster », de proposer autre chose. On a des costumes, un cadre, une mise en scène, et après on kick un peu dedans. Le but c’est de créer une ambiance, un moment.
Vous diriez que vous faites partie d’un mouvement? Y’a une nouvelle scène électro-pop au Québec?
Pierre-Luc: Ouin… Mais je sais pas si on veut en faire partie en fait. Il y a une tendance à se cacher dans les effets, le mix, les paroles bizarres ou les costumes qui m’énerve souvent là-dedans. Contrairement à beaucoup de monde de cette scène-là, je pense au cold-wave surtout et à une bonne part de l’électro, on travaille pas à êtres froids, distants et incompris. Y’a de la chaleur dans ce qu’on fait, et de la proximité. J’ai pas envie de me la jouer underground/weird, de créer un fossé et un personnage et de travailler à être compris juste de mes amis qui sont don’ hot. Tsé, c’est beaucoup plus facile d’avoir cette posture-là, d’essayer de rester volontairement pointus et incompréhensible et de s’enfermer là-dedans. Quand t’essaies d’être aimé et que ça marche pas, ça fait mal. Nous on essaie pas de se protéger ni de jouer safe. On se rend vulnérables, on se met volontairement en danger.
Julia: Il y a souvent l’idée de gagner en popularité par exclusion dans ces milieux-là, artsy et underground. On veut pas jouer à être trop cool ou faire sentir à quiconque qu’il est pas inclus dans notre trip. On veut être dans la face de tout le monde, bon!
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Paupière nous offre aujourd’hui en exclusivité Rex, premier extrait de son premier « vrai » album qui paraîtra au printemps 2017. Une réflexion dansante sur l’amour désillusionné, mise en images par Christine Grosjean, qui a réalisé ce clip brillant inspiré du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.
Le groupe prendra les routes de France et d’Italie à l’hiver 2017. En attendant il faut passer les voir casser leur nouveau matériel à l’Esco le 30 décembre, question de finir l’année en beauté.
Pour lire un autre texte de Jean-Philippe Tremblay: « Chocolat et coke aux cerises ».