.jpg)
Prendre une bière avec un ex-vendeur de crack
Vendredi soir. 20h48. Ça fait 48 minutes qu’il est censé être là. Chaîne de trottoir comme banc, Honda Civic à 112 km\h comme trame sonore. Et pendant que j’observe les derniers rayons de soleil se perdre derrière l’autoroute des Laurentides, je me surprends à me demander ce que je crisse encore ici. La porte du restaurant devant lequel je suis assis s’ouvre. On m’annonce qu’il est arrivé et qu’il m’attend sur la terrasse. Enfin.
Je m’empresse d’aller le rejoindre. Il est là, assis au fond à gauche. «Content de te rencontrer, dit-il en me tendant la main, insistant sur le fait que je doive l’appeler Mister X, et non Monsieur X. « Ça sonne beaucoup mieux en anglais », qu’il dit.
La terrasse est vide. Seulement lui, moi, et les bribes de glorieuses conversations qui nous parviennent du bar, du genre : « Pour 50 piasses, est-ce que t’ouvres ma bud avec tes seins? ». On reste classy, les boys.
« Montréal, c’est devenu une vrai jungle. Avant, il y avait un minimum de règles. Là, c’est rendu tout le monde contre tout le monde. »
Autrefois dealer de crack dans le centre-ville de Montréal, Mister X a cessé de vendre depuis près de 10 ans. « Montréal, c’est devenu une vrai jungle. Avant, il y avait un minimum de règles. Là, c’est rendu tout le monde contre tout le monde », m’explique Mister X en déposant son mojito aux framboises – plus framboises que mojito – sur l’îlot de paix qui nous fait office de table.
Posté à l’angle des rues Saint-Laurent et Maisonneuve, il vendait du crack pour l’un des plus gros cartels de l’époque. « On était les Kings de la place. Tout le monde savait que c’était notre coin de rue : les junkies, la police, les Hells, les fêtards… C’était à peine si on se cachait. »
On vient à notre rencontre. Un serveur me demande si je veux quelque chose à boire, c’est la maison qui offre. Mister X et lui se connaissent. Plus aucune trace de Monsieur ouvre-ma-bud-avec-tes-seins au bar.
Et pourquoi pas un food truck tant qu’à pas se cacher ? Mister X ricane. « On avait un système. Un paquet de gars était dans la rue pour qu’on évite de se faire pogner. Le bloc au complet était de notre bord. On avait même des enfants qui nous avertissaient quand ils voyaient la police arriver de loin. Comme ça, ça nous laissait le temps de cacher le stock. Le bloc, c’était notre QG. Les chefs y habitaient, et tout se passait là. »
«Celles qui amènent le plus de clients, c’est les prostituées. C’est gagnant-gagnant : on obtient une nouvelle clientèle et elles, elles peuvent charger plus cher à leurs clients parce qu’ils sont gelés. »
Même après dix ans d’absence, il affirme que les choses ont très peu changé à Montréal. « Le Game, c’est le Game, affirme-t-il. La clientèle est la même qu’à l’époque : junkies, jeunes, vieux, hommes d’affaires, étudiants… Mais ceux qui amènent le plus de clients, c’est les prostituées. C’est gagnant-gagnant : on obtient une nouvelle clientèle et elles, elles peuvent charger plus cher à leurs clients parce qu’ils sont gelés ».
Contrairement à ce qu’on voit dans les films, j’en comprends que la transaction se fait assez facilement. Pas de mots magiques, pas de poignées de main secrètes à la Straight Outta Compton, rien. Il me propose même de faire le test : « Promène-toi le soir entre Sainte-Élizabeth et l’UQAM en passant par le parc Émilie-Gamelin et compte le nombre de personnes qui t’abordent pour acheter du crack. Tu vas voir à quel point le marché de la drogue est fort à Montréal ». On dirait que je suis pas sûr… À chacun son métier.
Et il m’explique que c’est avec ces allers-retours qu’on bâtit son réseau. « Plus il y a de clients, plus on te reconnaît. Et plus on te reconnaît, plus il y a de clients ». C’est bien beau tout ça, mais ça ne devient pas dangereux à un moment donné? « Ce qu’on faisait, on le faisait pour l’argent, commence-t-il. Mais pour le faire longtemps, on fumait un peu de crack. Comme ça, on pouvait arriver à travailler plusieurs jours sans arrêt. Ça pouvait arriver qu’il y ait certaines tensions avec d’autres gangs. Nous, c’était avec les Hells. Un jour, ils sont passés devant nous en moto et nous ont tirés dessus ».
Mister X ne me laisse pas le temps de cogiter là-dessus. Son verre est terminé. Il me reste un fond d’IPA, et ça m’étonnerait que la maison offre pour une deuxième fois. Il sort un petit caisson de la poche intérieure de sa veste. « C’est tout ce que je fume maintenant. Est-ce que ça te dérange si on sort 10 minutes? »
Pas du tout. Je finis mon verre d’un trait et l’accompagne vers la noirceur du stationnement.
« Constamment. À la fin, je devenais parano. Je regardais par la fenêtre de mon salon pour voir si une voiture était pas stationnée devant chez moi. J’avais peur que quelqu’un débarque chez nous. »
Une fois dehors, un briquet brise le silence. Flamme, fumée et effluves de pot se joignent à la partie. Le joint fait office de phare au centre du stationnement dans lequel nous sommes. Et comme des bateaux perdus en mer, deux employés du restaurant viennent à notre rencontre. Moins pour le joint que pour les histoires de Mister X. Il les conte sans gêne. Les employés sont habitués, ici. Des histoires de travail. Des histoires de collègues. Des histoires de patron. Comme la fois où ils lui ont donné « quatre-cinq grosses taloches pour une niaiserie ». Il en rit. On en rit. C’était de l’affection. C’était la famille. Le phare passe de main en main. C’est fou de constater le détachement avec lequel il raconte ses histoires, comme si elles étaient arrivées à un autre Mister X. A-t-il seulement déjà eu peur?
« Constamment. À la fin, je devenais parano. Je regardais par la fenêtre de mon salon pour voir si une voiture était pas stationnée devant chez moi. J’avais peur que quelqu’un débarque chez nous. »
Il prend une pause. Il prend une puff. Il en expulse un rond de fumée (ok, j’exagère pour le rond, mais vous voyez la scène) et tend vaguement le joint vers son auditoire. Un des serveurs se sacrifie pour le groupe.
« Mais aujourd’hui, ce qui me fait peur, c’est de retourner au centre-ville, confit-il. Pas parce que j’ai peur de me faire tirer, mais par peur de retomber dans ma vie d’il y à 10 ans ». La porte du restaurant s’ouvre. Une femme se faufile à l’extérieur. Un rayon de lumière filtre et a tout juste le temps d’éclairer le joint qui fume tristement sur le trottoir. Les serveurs lui souhaitent une bonne soirée, sans gêne. Doux parfum d’essence et de restant de pot. Mister X reprend. Il explique qu’il a de la difficulté à se débarrasser de la notoriété qu’il a gagnée au fil des années. Même s’il a accroché sa pipe il y a 10 ans, ses anciens clients le reconnaissent encore à ce jour. « Le pire, c’est quand les junkies viennent me voir quand je suis avec quelqu’un d’autre, dit-il. T’essayeras d’expliquer à ta nouvelle blonde pourquoi est-ce qu’un gars est venu à notre rencontre pour acheter du crack ». On imagine le frette que ça peut mettre dans une date, tout ça…
Il me tend la main pour une dernière fois. Il commence à se faire tard et il travaille demain. Une fois dans sa voiture, il démarre pour ensuite s’engouffrer dans la noirceur du stationnement. Il redevient le Mister X 2.0, celui qui se tient loin des histoires de Hells, loin des rues Saint-Laurent et Maisonneuve.
Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!