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Devant un pays déchiré, des jeunes haïtiens portent à pieds depuis deux semaines un tronc d’arbre d’un bout à l’autre du pays en appelant à la coopération nationale (et à planter des arbres sur son passage). D’abord une curiosité médiatique, l’initiative soulève maintenant les communautés où elle passe, portant son lot de promesses mystiques. À mi-parcours, ils débarquent en ce moment même à Port-au-Prince avant de se rendre à l’autre bout du pays.
Dans les semaines qui ont suivi le séisme de janvier 2010, une ambiance de solidarité et de changement était partagée par les Haïtiens et Haïtiennes. Loin des préoccupations sécuritaires somme toute anecdotiques qui animaient plusieurs médias étrangers, l’entraide et la collaboration entre la majorité des gens était émouvante et porteuse d’espoir. Des plans pour changer la société de fond en comble, parfois sérieux et d’autres farfelus, parcouraient aussi le pays. L’espoir de voir un pays ravagé par les tragédies se servir de cette dernière catastrophe pour revoir certaines pratiques individualistes était dans toutes les discussions.
Le retour à la réalité a été brutal, les leaders politiques de l’époque incapables de reprendre le flambeau vers la conciliation.
Le pouvoir sert parfois le chacun pour soi et, en quelques mois, les guerres de clochers avaient refait surface. Michel Martelly, chanteur grivois devenu président un an plus tard, a toujours beaucoup de mal à réconcilier un pays au dialogue national. Des gens réunis autour d’un simple bout de bois (et d’une page Facebook) tentent aujourd’hui de réussir l’exploit par la force du symbole.
Le Kita Nago est un tronc d’arbre d’acajou poli de trois mètres et près d’une demi tonne. Sur sa route, précédée hier d’un camion crachant de la musique entraînante, les gens dansent. Il est porté par une vingtaine de personnes qui se relaient d’un département à l’autre. L’œuvre est tellement abstraite que certains y donnent maintenant des propriétés spirituelles et veulent la toucher sur son passage.
Le geste est planifié et coordonné par toute une équipe à la logistique. Ils espèrent porter la roue du changement et du travail collectif, une
« konbit » (en créole) pour l’unité et la solidarité. La route nationale est bloquée chaque jour par son passage, les voitures doivent attendre. La symbolique l’exige, au détriment de certains conducteurs frustrés.
« Ils ne pourraient pas manifester sans déranger les automobilistes qui veulent traverser? » Ce conducteur, visiblement irrité par le blocus des manifestants d’Idle No More et leurs tambours sur un pont reliant le Canada aux États-Unis,était pourtant sympathique à la cause autochtone. Les mêmes commentaires ont été entendus dans la file de voitures qui suit le cortège en Haïti.
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Sans revendication claire, prendre la rue, bris des conventions de l’ordinaire, se fait d’abord pour soi, dans un désir d’appartenance à une mouvance pour le partage d’aspirations générales.
L’ambiance festive qui règne entourant aujourd’hui l’entrée du fameux bois à Port-au-Prince soulève les foules et rappelle les premières festivités précarnavalesques qui ont débuté hier (à tous les dimanches jusqu’au mardi gras). D’ailleurs, la plupart des manifestations politiques haïtiennes se font souvent au son des fanfares et des chants. La rue est l’ultime espace du collectif, l’endroit encore partagé dans un monde de plus en plus individualisé, même ici. Le carnaval et les fêtes de rue, avec leurs connotations parfois politiques, servent à exprimer les frustrations, autant que le désir de dépasser l’unicité de l’individu.
Le cas du fameux « bwa », dont la connotation sexuelle en créole sème aussi les blagues dans tout le pays, marque les aspirations pour un changement social et un travail commun. Son côté fleur bleue risque d’intéresser la presse internationale, mais son objectif pourrait aussi facilement être oublié dans quelques semaines.
Le temps d’un passage, cet élan de folie a au moins réussi à rappeler ce rêve partagé par des milliers de gens pour une société plus juste où les Haïtiens travaillent ensemble à leur bien commun et à un futur meilleur.
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