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Pourquoi tu ne dis pas un mot, Justin Trudeau ?

L'Espagne, la Catalogne, le Canada et la chicane

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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J’imagine que vous avez vu les vidéos. J’imagine que devant ces femmes attaquées par les forces de l’ordre, ces hommes blessés par des balles de caoutchouc et ces policiers fonçant aveuglément dans le lot, vous vous êtes dit : « Ben voyons donc, câlice ! »

Depuis, vous êtes peut-être aussi de celles et ceux qui se demandent : « Pourquoi tu ne dis pas un mot, Justin Trudeau ? »

Vous ne seriez certainement pas les seul.e.s. Après tout, on a affaire à un pays (l’Espagne) qui tente de réprimer par tous les moyens l’envie référendaire d’un peuple (les Catalans). On a affaire à une effroyable brutalité policière. À une démocratie qui mange la claque, emmenant avec elle des centaines de blessés à l’hôpital. Et devant cette violence, le silence du premier ministre du Canada en choque plus d’un.

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Shots fired

Au rang des offensés, citons d’abord l’inénarrable Jean-François Lisée, qui a déclaré en début de semaine : « Quelle crédibilité aura demain Justin Trudeau pour reprocher à la Chine ou à la Russie d’emprisonner des dissidents ou de rester muettes devant l’assassinat de journalistes si nous n’avons même pas le cran de dire à un pays démocratique qu’il ne devrait pas user de brutalité contre ses citoyens? »

Les Canadiens se projettent dans la situation espagnole, ce qui rend le tout d’autant plus délicat.

Martine Ouellet, chef du Bloc Québécois, a quant à elle opté pour une façon toute concise de s’indigner : Twitter.

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Poursuivons ! Le nouveau chef du NPD, Jagmeet Singh, a pour sa part insisté sur notre obligation à se prononcer, tout en dénonçant la violence utilisée par l’Espagne : « C’est complètement inacceptable que le gouvernement fédéral, un gouvernement de l’État, brime les droits de la personne. »

Le député Alexandre Boulerice, lui, a été délicieusement baveux lors d’une période de questions à la Chambre des communes : « Madrid bafoue dans la force le droit des Catalans à l’autodétermination. Le premier ministre, toujours empressé de donner des leçons de démocratie et de droits humains, ne dit rien. Pourquoi le silence du gouvernement sur la situation en Catalogne? »

(Notons que la réponse est finalement venue de la part de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland : « La question de la Catalogne est une affaire interne pour l’Espagne. Nous, comme tous les Canadiens, espérons qu’une solution sera trouvée à travers un dialogue pacifique, un dialogue dans le contexte de la constitution de l’Espagne. » À qui, selon elle, revient l’odieux de la faute? Pas clair, clair…)

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Bon. Je vous suis, la gang! Je comprends cette envie d’entendre votre opposant politique se prononcer, mais le premier ministre du Canada a-t-il vraiment pour rôle la dénonciation d’évènements comme ceux qui ont été perpétrés en Espagne?

Comme je ne suis pas Vincent Marissal, j’ai posé la question à des experts.
(Mais pas à Vincent Marissal.)

L’Espagne, ce terrain miné

Bernard Motulsky est titulaire de la Chaire de relations publiques et communication marketing de l’UQAM. C’est un expert de l’image et, alors qu’on se penche sur un politicien qui a beaucoup [trop?] misé sur la sienne, ce spécialiste me semble tout indiqué pour nous éclairer.

Les deux camps — souverainiste et fédéraliste — sont tout simplement irréconciliables.

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D’un point de vue « relations publiques », comment expliquer le silence de Justin, M. Motulski ? « Une dénonciation de la part d’un premier ministre a une dimension très solennelle. Habituellement, ce dernier intervient plutôt après des attentats. Mais même s’il décidait de se prononcer… Dénoncer la brutalité policière, c’est une chose. Entrer dans la légitimité du processus d’un référendum, c’est beaucoup plus compliqué! Dans tous les cas, dénoncer le comportement d’un allié du Canada, c’est délicat. Et les Canadiens se projettent dans la situation espagnole, ce qui rend le tout d’autant plus délicat. »

Mais justement ! Il n’y aurait pas là une occasion de bon coup, pour Trudeau ? S’il dénonçait la violence de Madrid, il ne nous rassurerait pas, par le fait même, quant au droit québécois à l’autodétermination? Au droit à la liberté sans sang coulé? L’expert du PR me répond : « C’est un terrain trop miné pour lui. L’indépendance est un sujet passionnel, au Canada. Il traverse notre histoire récente. Les deux camps — souverainiste et fédéraliste — sont tout simplement irréconciliables. Le Québec rêve que Trudeau fasse une déclaration juste pour lui sauter dessus ! »

En ce moment, il tente de gagner du temps, mais tôt ou tard, la question identitaire va lui retomber dessus.

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Est-ce donc par peur des méchants Québécois que Trudeau se tait? J’ai posé la question à Guy Lachapelle, professeur au Département de science politique de l’Université Concordia.

Trudeau et frivolité

« C’est effectivement en partie à cause de l’histoire canadienne que Trudeau ne se prononce pas, me répond le professeur. Reconnaître le droit à l’autodétermination des Catalans, ce serait condamner la procédure de son prédécesseur, Jean Chrétien. Ce serait rouvrir le débat entourant le processus référendaire et la loi sur la clarté ! Et les Libéraux ne veulent pas embarquer là-dedans. C’est un panier de crabes pour Trudeau. En ce moment, il tente de gagner du temps, mais tôt ou tard, la question identitaire va lui retomber dessus. J’aime croire que ce sera le combat d’une nouvelle génération, mais c’est inévitable : ça va revenir. »

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Alors l’argument de Trudeau voulant qu’il n’ait pas à se mêler des affaires internes de l’Espagne, c’est de la bouillie pour chats? Lachapelle poursuit : « S’il est prompt à défendre les droits démocratiques en Chine et en Afrique, il devrait y penser à deux fois avant de se taire devant Madrid. Il ne peut pas se réclamer joueur international et rester sur la ligne de côté… Par ailleurs, le Canada fait régulièrement de la reconnaissance diplomatique, de la reconnaissance de gouvernements et de la reconnaissance d’états! Oui, ça fait partie de son rôle. »

Trudeau devrait au moins reconnaître l’importance du processus démocratique.

Même quand le référendum n’est pas légal, tel que le prétend l’Espagne? « Il y a le point de vue légal, mais il y a l’aspect moral aussi. La Catalogne a des raisons morales de vouloir un référendum. Madrid a refusé toute négociation depuis six ans. On ne peut pas dire que les Catalans ont manqué de bonne foi, ni de patience. Et c’est légitime pour un peuple de décider de son avenir. Alors dans le cas qui nous intéresse, Trudeau devrait au moins reconnaître l’importance du processus démocratique. Pour l’instant, il garde le silence et c’est un calcul… frivole. »

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Wow. Je terminerais mon article en invitant Justin Trudeau à se mouiller, mais on ne se connait pas. Et je suis beaucoup trop occupée à faire défiler des images mentales alliant « Premier ministre » et « frivolité ». Dommage.

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