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Pourquoi tu l’as regardée?

Sûrement parce que t’es curieux comme moi. Rien d’autre.

Par
Judith Lussier
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«Toi, as-tu regardé la vidéo du démembreur?» La question est sur toutes les lèvres. Et la question qui vient tout de suite après, c’est «Pourquoi t’as fait ça?» Plusieurs de mes collègues ont mis ça sur le dos du travail. Moi, je n’ai d’autre excuse que ma curiosité.

Je tiens ça de ma grand-mère. Dans les partys, c’était toujours elle qui demandait de répéter et qui se fâchait quand elle manquait une joke. En plus d’être curieuse, ma grand-mère était sourde. Si on parlait tout bas, elle nous demandait immanquablement «qu’est-ce que vous dites?», et pouvait aller jusqu’à perdre sa dignité pour le savoir. Je la comprends, je fais pareil aujourd’hui.

Au cours des années, j’ai fait de cette curiosité une qualité : je suis devenue journaliste. Ma curiosité me permet d’avoir autant d’intérêt pour un aspect très pointu du métier d’assureur que pour les différents procès intentés à des géants alimentaires. Elle me permet de reconnaître les dernières tendances et de ne pas être totalement blasée lorsque je fais une entrevue.

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Elle me rend aussi accro à Buzzfeed et au Tumblr Food on my dog. Chaque 2-3 jours, je vais voir ce que le maître a bien pu mettre sur la tête de sa pauvre bête. Indomptée, ma curiosité ne fait preuve d’aucun discernement. Elle est stimulée sans égard à la pertinence de ce qu’on lui propose, qu’il s’agisse d’une découverte fascinante sur la Joconde ou d’un potin sur la vie sentimentale de Justin Bieber. À l’épicerie, j’achète les produits étiquetés «nouveau» et sur la route, je suis de ceux qui ralentissent la circulation pour voir l’accident. Désolée Pascal.

Rendu-là, vous devez vous dire que ma curiosité est un handicap, qu’elle me ralentit inévitablement dans mes tâches quotidiennes, et au pire, vous vous dites que je suis la pire des connes. Mais en toute modestie, je ne crois pas totalement correspondre au profil de la conne. Je suis peut-être blonde, mais je suis éduquée, j’exerce une profession intellectuelle, j’ai déjà écrit un livre, et d’autres preuves du genre. C’est gênant à dire, mais je suis juste vraiment curieuse.

Comme un membre des AA, j’essaie toutefois d’accepter mes faiblesses comme mes forces, et je continue de chérir cette curiosité qui me rend si unique. En fait, ce qui me rend si unique, c’est peut-être surtout d’assumer le fait que je sois curieuse.

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Parce que je ne suis pas la seule, j’en suis certaine. Buzzfeed ne fait pas son chiffre d’affaires uniquement sur mon dos et je ne ralentis pas la circulation à moi toute seule. Mais la curiosité a quelque chose de honteux, qui souligne le côté trivial de notre personnalité, ce côté incapable de renoncer à ses plus bas instincts. Devant la vidéo de Magnotta, beaucoup ont demandé à Twitter «c’est quoi l’intérêt de voir un homme se faire démembrer?» Je sais que certaines personnes n’ont vraiment aucun intérêt pour ce genre de choses (ne perdez pas votre temps à me l’écrire, c’est correct), mais j’en soupçonne plusieurs d’avoir posé la question pour se ranger du côté noble, du côté des non curieux, rongés au fond d’eux-mêmes par la curiosité de voir la vidéo. J’en soupçonne même d’avoir feint l’incompréhension juste après avoir effacé l’historique de leur navigateur.

Les gens sont curieux. Malgré la gravité de la chose, ils veulent savoir ce qui s’est passé et comment ça s’est passé. Et s’ils ont hâte que le meurtrier soit rappatrié à Montréal, c’est parce qu’ils veulent vite voir la suite du feuilleton. Je ne vois aucune autre raison. Mais la curiosité, et surtout la curiosité morbide, c’est mal.

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Moi, contrairement à ce que plusieurs collègues prétendent, je n’ai pas regardé la vidéo «pour le travail». Être pas curieuse, j’aurais eu 10 000 moyens de contourner l’obligation de voir la vidéo. Mais je suis curieuse, et je n’ai aucune autre justification. C’était complètement inutile, ça ne m’a apporté aucun éclairage sur la nature humaine et ça ne m’a pas permis de me rassurer sur mon propre état de santé mentale. J’ai regardé la vidéo parce que tout le monde disait qu’il ne fallait pas regarder la vidéo, comme un enfant qui touche au rond de poêle. Bête de même.

Ça m’a écœuré, ça m’empêche de dormir paisiblement depuis, c’est probablement la pire chose que j’aie faite au nom de ma curiosité. Je n’ajouterai pas à ce mauvais feeling celui de se mentir à soi-même.


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