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Pourquoi Toronto aura son guide Michelin avant Montréal
Michelin annonçait mardi que Toronto deviendrait la première ville canadienne à avoir son guide. Et, comme beaucoup, j’étais très confus.
Ceci n’est pas un texte anti-torontois. Il est important pour moi de souligner que Toronto a une des plus belles scènes de restauration en Amérique du Nord, avec une offre diverse et de qualité. Le but ici n’est pas de vanter les mérites de la cuisine montréalaise ou de la considérer comme supérieure à celle de la Ville-Reine; ce serait un exercice futile.
Toutefois, le fait que le Guide Michelin ait choisi Toronto comme première ville canadienne pour installer sa présence au pays nous en dit long sur les réelles motivations de la compagnie, et force est de constater que ce n’est probablement pas la bouffe.
Paru pour la première fois à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1900, le Guide est conçu par les frères André et Édouard Michelin, fondateurs de la compagnie de pneus connue de tou.te.s. L’automobile étant à ses tout débuts, le Guide est alors offert au quelque 5 000 conducteurs français de l’époque. Dedans, on retrouve une liste des garagistes automobiles, des plans de villes et des cartes de la France. Quelques années plus tard, les hôtels, incluant leurs prix et services, sont ajoutés.
Mais il faudra attendre 1920 pour que les restaurants y apparaissent enfin. Depuis, le Guide Michelin est la référence mondiale de l’excellence gastronomique, attribuant chaque année une, deux, ou trois étoiles à des milliers de restaurants à travers la planète. Le concept de base :
Une étoile : une très bonne table dans sa catégorie;
Deux étoiles : une cuisine excellente, qui mérite un détour;
Trois étoiles : une cuisine exceptionnelle, qui mérite le voyage
Le tout avec la règle de ne juger que ce qui est dans l’assiette. Des inspectrices et inspecteurs anonymes sillonnent le monde pour trouver les restaurants les plus exceptionnels du monde et les noter. Simplement figurer dans le Guide peut changer votre vie du tout au tout : une nouvelle clientèle plus cosmopolite (et riche), un carnet de réservation rempli des mois à l’avance et de l’accès à de meilleurs produits.
Mais la survie du Guide repose sur un secret de polichinelle : la nourriture y a maintenant un rôle secondaire. C’est maintenant les intérêts commerciaux qui l’intéressent, et le fait que la première ville au Canada à recevoir le guide soit Toronto, une ville bondée d’excellents restaurants avec une diversité enviable, mais peu réputée pour sa scène gastronomique jusqu’à récemment, le prouve.
Bien entendu, la nature commerciale du Guide n’est pas nouvelle; le vrai but a toujours été de vendre plus de pneus. Mais pendant plusieurs décennies, c’était un outil de promotion qui se tenait bien seul, proposant réellement les meilleurs restaurants et hôtels du monde, de manière indépendante.
Depuis quelques années, le Guide stagne, et un partenariat avec TripAdvisor semble avoir eu un effet néfaste sur sa qualité et son image diluant sa marque.
Mais quelle est sa ligne éditoriale aujourd’hui? Dur à dire. Pendant près de 100 ans, apparaître dans le Guide Michelin était l’équivalent culinaire de recevoir un Oscar ou une médaille olympique. Mais depuis quelques années, le Guide stagne, et un partenariat avec TripAdvisor semble avoir eu un effet néfaste sur sa qualité et son image diluant sa marque, même s’il s’agissait d’un savant move commercial. Aujourd’hui, les étoiles s’achètent.
Si le vrai but du Michelin était de récompenser les restaurants offrant les meilleurs plats, le meilleur service et une bonhomie à toute épreuve, n’importe quel.le expert.e au monde aurait parié que Montréal serait la première ville canadienne à être inscrite au Guide. Pour avoir fréquenté plusieurs restaurants dans différents pays, toutes les grandes villes canadiennes ont des établissements qui méritent des étoiles. Mais, incontestablement, c’est Montréal qui revient comme première destination au pays pour le tourisme gastronomique.
Pourquoi, alors, est-ce Toronto qui s’est mérité cet honneur, qui lui assurera de nouveaux touristes et une scène gastronomique mondialement réputée? Le communiqué de presse laisse entendre que c’est grâce à ses plats du monde entier, ses charmants cafés et ses restaurants haut de gamme. Mais on apprend aussi quelques phrases plus loin que c’est grâce à un partenariat avec Destination Toronto et Destination Canada.
Et quand on gratte un peu, on réalise que beaucoup des nouvelles destinations du Guide sont attribuables à des partenariats du genre. « Certains pays et gouvernements qui veulent attirer le tourisme sont très intéressés par la présence d’un guide, et ils parrainent donc un guide pour qu’ils puisse communiquer autour de leur paysage gastronomique », révélait au Washington Post Claire Dorland Clauzel, vice-présidente exécutive de la société chargée de superviser les guides jusqu’en 2018.
C’est comme ça que Séoul, Macao, Hong Kong, Bangkok et Singapour se sont retrouvées avec des guides. Soyons clair, il est ici question de certaines des meilleures villes au monde où manger, et elles n’ont certainement pas besoin qu’un guide étranger valide leur cuisine. Surtout pas un guide qui est accusé d’avoir un très fort penchant pour la cuisine française.
Ça peut être un couteau à double tranchant, certes, mais ça reste aux yeux du public une sorte de consécration ultime.
Le problème, c’est que ça parait! Les foodies coréens ont pété une moyenne coche, avec raison, en voyant les restaurants inscrits à la première édition du Guide à Séoul. Les nommés étaient, selon les locaux, des restaurants pour touristes, et non pas les restaurants qui méritent qu’on voyage pour y manger. On n’est pas à l’abri que Toronto vive la même chose.
Bien entendu, il y aura toujours des débats sur qui mérite une étoile et pourquoi. Beaucoup se questionnent sur la pertinence du Guide, surtout après la pandémie que nous venons de connaître. Mais pour un restaurateur, ça reste la meilleure manière de savoir qu’on est au sommet de son art. Ça peut être un couteau à double tranchant, certes, mais ça reste aux yeux du public une sorte de consécration ultime.
Si le Guide veut survivre, ou du moins retrouver la réputation qu’il avait, il lui faut un solide coup de modernité qui ne dépende pas de ses intérêts commerciaux.
En vendant ses éditions à l’office de tourisme le plus offrant et en donnant ou retirant des étoiles à des restaurants sans vraies explications, il se tire dans le pied et dissout sa marque. Et en lançant son guide canadien à Toronto plutôt qu’à Montréal, qui pourtant en défend le mieux l’héritage, Michelin prouve que c’est l’argent, et pas la bouffe, qui guide ses décisions.