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Pourquoi je ne cache plus mon ventre

Par
Rosalie Bonenfant
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Moi j’ai commencé à rentrer ma bedaine avant d’en avoir une vraiment. C’était ridicule, ça me donnait juste l’air d’avoir beaucoup trop de côtes. Il ne me manquait vraiment que de la sauce barbecue, puis j’étais prête à figurer dans le menu de la Cage aux sports!

J’ai commencé à faire ça quand, au collège, c’était l’affaire la plus tendance de chialer sur son poids.

Je me souviens d’une fille, Alexandra, qui avait le courage de dire tout haut qu’elle se trouvait belle. Ça lui avait valu le statut de la fille narcissique et prétentieuse pendant cinq ans. C’est aussi pendant ces cinq années que la plupart des étudiantes ont passé à côté de l’opportunité d’imiter Alexandra dans sa simplicité et son bien-être, parce qu’elles étaient trop occupées à se plaindre de leur physique pour bien paraitre.

Puisque s’apprécier était mal perçu, j’ai commencé à dire que je me trouvais grosse moi aussi. C’était tellement bien vu. La gaffe, c’est qu’avec le temps, j’ai commencé à me croire pour vrai et à me le dire même quand il n’y avait personne pour m’entendre. À force, ce sont mes oreilles qui sont devenues imperméables aux usuels “Ben non Rosie, tayeule t’es full mince”, qui était la formule la plus courante de répondre à cette pêche aux compliments.

J’étais déjà mince effectivement, mais ça ne me suffisait plus. Je voulais être maigre.

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J’en avais assez de me confondre avec toutes les autres filles qui ont un corps sain et un poids santé, je voulais avoir l’air sortie tout droit d’une publicité de Vision mondiale. (Sans les mouches dans les yeux.) J’avais 16 ans, je revenais d’Italie où on m’avait arrêté dans les rues pour me tendre des cartes d’affaires d’agences de mannequins. Parce que ça, quand on a des yeux un peu gros et des jambes un peu longues, c’est quelque chose qu’on se fait dire “Tu devrais te-lle-ment être mannequin!” Comme si c’était une chance inouïe de se laisser disparaitre graduellement sous notre linge pour avoir l’air d’un cintre.

Étant donné qu’on m’encourageait à m’essayer dans le milieu et qu’on m’en parlait comme si c’était un accomplissement de percer en mode, j’ai commencé à faire ce que bien des filles de mon âge auraient fait; percevoir la nourriture en ennemi plutôt qu’en allié. Je croyais qu’enfin, je recevrais peut-être le compliment ultime, le Saint Graal de l’éloge; qu’on me dise que j’avais l’air malade.

Mes amis commençaient à me dire que c’était trop, ma mère me disait que ce n’était pas joli.

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Pour ainsi dire, j’avais la confirmation que j’étais prête à conquérir le monde du mannequinat. Lors de ma première rencontre avec une grande agence de Montréal, j’ai obtenu la même réponse : que c’était trop et pas joli.

À la fin de l’entrevue, quand elle m’a vue en camisole, la madame fraiche-pet-qui-comprenait-la-santé-toute-à-l’envers a tôt fait de me dire que l’agence voulait “représenter des mannequins qui avaient l’air au moins en santé”.

“On ne se cachera pas que t’es pas au top de ta shape…”, me lança-t-elle avant de ravaler son petit rot vomi de dame-pas-habituée-de-voir-des-grosses-comme-moi. Ce qui était trop et pas joli selon elle, ce n’était pas mes clavicules et mes omoplates saillantes, c’était la viande d’humain qui résistait aux régimes, entre ma peau et mes os.

C’était dommage, parce qu’à 5’8″ et 120 livres, il ne me restait plus énormément de place pour en enlever, du poids.

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Mais ce n’était pas ça le problème, l’affaire c’est qu’à 16 ans, ce qu’on a de plus fragile ce n’est pas les petites jambes maigres, c’est l’estime. Je m’étais tellement rempli la tête d’insultes par moi-même que je n’avais plus la tolérance ni l’espace nécessaire pour accepter celles des autres. La bouche pleine de venin et du poison dans le ventre, j’ai dit à cette femme qui avait l’air d’un mauvais sort que je n’aimais pas assez les céleris pour qu’ils deviennent mon seul repas.

“Alors tu n’as pas la volonté qu’il faut pour avoir ta place ici” fut la réponse à laquelle j’ai eu le droit avant de quitter en claquant la porte avec mes petits bras de poulet. Je n’ai plus jamais eu l’envie d’ouvrir la porte d’une agence de modèles depuis.

On entend fréquemment que les mannequins sont souvent malades, mais l’industrie elle-même l’est bien davantage. Elle est trop serrée et oublie de faire de la place à bien des personnes. J’en retiens qu’on est jamais assez pour elle, alors aussi bien apprendre à s’en ficher et devenir assez pour soi.

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Pour ma part, depuis cette rencontre-là j’ai aussi cessé de rentrer mon ventre sur les photos, parce que j’espère qu’à force de voir aussi des bedaines pleines plutôt que creuses, les polices de mode arrêteront d’essayer de les dissimuler et de les trouver de trop ou pas jolies.

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