.jpg)
Pourquoi je ne baise plus
Je suis une journaliste qui couvre le thĂšme de la sexualitĂ© et depuis environ un an, je ne baise plus. Jâai dĂ©libĂ©rĂ©ment arrĂȘtĂ© le sexe.
Contrairement Ă ce quâon pourrait croire, non, ce nâest pas parce que je parle souvent de ce thĂšme que jâai fait une overdose. La nature de mon travail, en tant que telle, nâa aucun lien avec mon Ă©cĆurantite. Si je suis dĂ©sabusĂ©e, câest Ă cause des consĂ©quences de mon travail sur ma vie privĂ©e.
Jâai une rĂ©putation de nymphomane.
Ce week-end, je brunchais au restaurant avec un ami qui mâa confirmĂ© ce dont jâĂ©tais dĂ©jĂ pas mal au courant : « tu sais, Lili, quand je dis autour de moi que je vais prendre un cafĂ© avec toi, les gens assument quâon va baiser », mâa-t-il admis. « Ăa, et aussi, on me demande si, en tant que fĂ©ministe, tu suces. Mais ce qui ressort surtout, câest que le monde pense que tu baises sans arrĂȘt, avec tout le monde. »
Jâai une rĂ©putation de nymphomane.
Câest ironique, considĂ©rant que le moment oĂč jâai dĂ©veloppĂ© cette rĂ©putation correspond pile au moment oĂč jâai arrĂȘtĂ© de baiser. Et ça me ferait bien rire, si ça ne mâexaspĂ©rait pas autant.
Je parle de sexualitĂ© parce que je trouve que câest un sujet important au mĂȘme titre que plein dâautres thĂšmes qui mâintĂ©ressent et que jâai couvert pendant des annĂ©es Ă titre de journaliste, comme la politique et lâĂ©conomie. Pas parce que je veux baiser avec tout ce qui bouge et quâen lâabsence de mouvement, je me frotte sur les cadres de portes.
On juge que si je parle ouvertement de sexualitĂ©, câest forcĂ©ment parce que ça mâobsĂšde intimement.
Je savais dĂ©jĂ avant la rĂ©vĂ©lation de mon ami que jâĂ©tais Ă©tiquetĂ©e « obsĂ©dĂ©e » dans lâesprit de bien des gens, Ă cause de la rĂ©troaction que je reçois. Depuis que je parle de sexe publiquement, je rĂ©colte un grand nombre dâoffres sexuelles de toutes sortes de natures, certaines excentriques, dâautres plutĂŽt conventionnelles, mais avec une constante : lâabsence de doute chez lâĂ©metteur. On juge que si je parle ouvertement de sexualitĂ©, câest forcĂ©ment parce que ça mâobsĂšde intimement. Alors on mâaborde sans dĂ©tour, sans chercher Ă me connaĂźtre, sans sĂ©duction, sans gĂȘne, sans Ă©tapes (toutes les choses qui selon moi, rendent le sexe excitant), et quand je dĂ©cline lâoffre, on insiste lourdement ou on exige des explications, comme si mon refus Ă©tait inconcevable.
En rĂ©action Ă ces propositions pas toujours trĂšs polies, jâai dĂ©cidĂ© de tout arrĂȘter. Plus de sexe. Ăa a commencĂ© comme un pied de nez mental que je faisais Ă ces gens qui estimaient me connaĂźtre en projetant simplement sur moi leurs fantasmes ou leurs prĂ©jugĂ©s. Mais, petit Ă petit, jâai rĂ©alisĂ© que câĂ©tait aussi un fort satisfaisant fuck you mental Ă la pression sexuelle gĂ©nĂ©ralisĂ©e que lâon propage actuellement sur un peu tout le mondeâŠ
Ăa a commencĂ© comme un pied de nez mental.
DU SEXE TU AURAS
Nous vivons à une curieuse époque pour la sexualité.
Dans le livre The Sex Myth, lâauteure Rachel Hills explique comment, depuis la rĂ©volution sexuelle, nous vivons une trĂšs forte pression pour nous envoyer en lâair. On croit que tout le monde a du sexe, intensĂ©ment et frĂ©quemment, alors que câest faux. Or, cette croyance fait quâon se sent inadĂ©quat dĂšs quâon ne baise pas, parce que « tout le monde le fait sauf nous ».
On tient un discours prescriptif qui donne un statut incroyable Ă lâacte sexuel en convoquant lâidĂ©e que le sexe, câest toujours bon, toujours souhaitable, toujours Ă©panouissant. On crĂ©e paradoxalement une association entre la libertĂ© sexuelle⊠et lâobligation de baiser. Et on accorde des propriĂ©tĂ©s Ă©mancipatrices au sexe qui sont insensĂ©es : on prĂ©tend que baiser, câest « ĂȘtre libĂ©ré », peu importe comment ça se passe, peu importe si on jouit, peu importe si on ressent un vide intĂ©rieur aprĂšs.
« Au premier coup dâĆil, le mythe sexuel semble rendre notre relation avec le sexe plus riche, lâinfuser avec du sens, de lâimagination et du plaisir. Mais dans la pratique, notre investissement culturel dans le sexe â et son statut dâacte distinct de tout autre â limite les façons dont nous nous permettons dâĂȘtre sexuel. Ce nâest pas seulement le discours des mĂ©dias et de la culture populaire qui produisent notre malheur sexuel, mais lâimportance particuliĂšre que nous accordons Ă la sexualitĂ© elle-mĂȘme », Ă©crit Rachel Hills.
Le mauvais sexe est monnaie courante. Mais on nâest jamais censĂ© lâadmettre.
Ăvidemment que le sexe, ça peut ĂȘtre gĂ©nial. La meilleure affaire sur terre. SupercalifragilisticexpialidĂ©licieux. Mais arrĂȘtons de nous conter des pipes : ça peut aussi ĂȘtre juste ok, meh, ou carrĂ©ment beurk.
Le mauvais sexe est monnaie courante. Mais on nâest jamais censĂ© lâadmettre.
Une rĂ©cente Ă©tude canadienne atteste pourtant de cette rĂ©alitĂ© passĂ©e sous silence au nom du mythe sexuel, en soulignant que la majoritĂ© des jeunes ont une vie sexuelle dĂ©cevante. Trois jeunes sur quatre ĂągĂ©s de 16 Ă 21 ans Ă©prouvent une « dysfonction sexuelle persistante et bouleversante », comme, par exemple, une faible satisfaction sexuelle, lâabsence de dĂ©sir ou lâabsence dâorgasme. Disons quâen termes de problĂ©matiques, câest assez central.
Trois jeunes sur quatre ùgés de 16 à 21 ans éprouvent une « dysfonction sexuelle persistante et bouleversante ».
Lâauteure de lâĂ©tude, Lucia OâSullivan, confirme lâexistence de la pression Ă la sexualitĂ©. « Il est horriblement commun chez les jeunes dâavoir des relations sexuelles trĂšs mauvaises, douloureuses et indĂ©sirables », dit-elle. « Sâils ne lâapprĂ©cient pas⊠Ils le font parce quâils estiment quâils devraient ».
MĂȘme en vieillissant, on finit souvent par se sentir tellement inadĂ©quat quand on ne baise pas quâavoir du sexe parait plus important quâavoir du bon sexe, et quâon prĂ©fĂšre avoir du mauvais sexe juste pour se dire quâon en a.
Câest pour cela que je veux remettre les pendules Ă lâheure en ce qui me concerne. Parce que je ne veux pas que ma petite rĂ©putation trompeuse participe Ă alimenter le mythe sexuel, et parce que cesser de baiser mâa encore plus convaincue que le sexe, lorsquâil est prĂ©sentĂ© comme obligatoire, doit ĂȘtre compris comme Ă©tant facultatif.
On a le droit dâavoir des standards de qualitĂ©.
Je crois quâon est arrivĂ© Ă un point dans lâĂ©volution de notre rapport Ă la sexualitĂ© oĂč on peut se permettre de valoriser le bon sexe, pas juste le sexe. On a le droit dâavoir des standards de qualitĂ©. Il nâest pas essentiel de saisir toutes les opportunitĂ©s si elles sâoffrent Ă nous dans de piĂštres conditions. On peut « se rĂ©server », non pas au nom de principes religieux ou du slutshaming, mais tout simplement au nom de critĂšres subjectifs qui nous appartiennent. On peut se rĂ©server pour du sexe qui nous apporte satisfaction physiologique et psychologique.
Pour ma part, je ne sais pas combien de temps va durer ma phase sans sexe. Je nâen fais pas une rĂšgle absolue et je nâai pas lâintention de me partir une secte. Mon plan nâest pas de ne plus jamais avoir de relation sexuelle. Dâailleurs, je date et je frenche. Mais pour lâinstant, je nâai pas besoin de plus. Je suis trĂšs bien lĂ -dedans et je nâai aucun regret. Je vais continuer de ne pas baiser tant quâon tiendra pour acquis que je dis tout le temps oui et tant que le fuck you mental sera plus satisfaisant que le sexe.