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Pourquoi je ne baise plus

Je n’ai pas eu de relation sexuelle depuis plus d’un an. Volontairement. Et je n’ai aucun regret.

Par
Lili Boisvert
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Je suis une journaliste qui couvre le thĂšme de la sexualitĂ© et depuis environ un an, je ne baise plus. J’ai dĂ©libĂ©rĂ©ment arrĂȘtĂ© le sexe.

Contrairement Ă  ce qu’on pourrait croire, non, ce n’est pas parce que je parle souvent de ce thĂšme que j’ai fait une overdose. La nature de mon travail, en tant que telle, n’a aucun lien avec mon Ă©cƓurantite. Si je suis dĂ©sabusĂ©e, c’est Ă  cause des consĂ©quences de mon travail sur ma vie privĂ©e.

J’ai une rĂ©putation de nymphomane.

Ce week-end, je brunchais au restaurant avec un ami qui m’a confirmĂ© ce dont j’étais dĂ©jĂ  pas mal au courant : « tu sais, Lili, quand je dis autour de moi que je vais prendre un cafĂ© avec toi, les gens assument qu’on va baiser », m’a-t-il admis. « Ça, et aussi, on me demande si, en tant que fĂ©ministe, tu suces. Mais ce qui ressort surtout, c’est que le monde pense que tu baises sans arrĂȘt, avec tout le monde. »

J’ai une rĂ©putation de nymphomane.

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C’est ironique, considĂ©rant que le moment oĂč j’ai dĂ©veloppĂ© cette rĂ©putation correspond pile au moment oĂč j’ai arrĂȘtĂ© de baiser. Et ça me ferait bien rire, si ça ne m’exaspĂ©rait pas autant.

Je parle de sexualitĂ© parce que je trouve que c’est un sujet important au mĂȘme titre que plein d’autres thĂšmes qui m’intĂ©ressent et que j’ai couvert pendant des annĂ©es Ă  titre de journaliste, comme la politique et l’économie. Pas parce que je veux baiser avec tout ce qui bouge et qu’en l’absence de mouvement, je me frotte sur les cadres de portes.

On juge que si je parle ouvertement de sexualitĂ©, c’est forcĂ©ment parce que ça m’obsĂšde intimement.

Je savais dĂ©jĂ  avant la rĂ©vĂ©lation de mon ami que j’étais Ă©tiquetĂ©e « obsĂ©dĂ©e » dans l’esprit de bien des gens, Ă  cause de la rĂ©troaction que je reçois. Depuis que je parle de sexe publiquement, je rĂ©colte un grand nombre d’offres sexuelles de toutes sortes de natures, certaines excentriques, d’autres plutĂŽt conventionnelles, mais avec une constante : l’absence de doute chez l’émetteur. On juge que si je parle ouvertement de sexualitĂ©, c’est forcĂ©ment parce que ça m’obsĂšde intimement. Alors on m’aborde sans dĂ©tour, sans chercher Ă  me connaĂźtre, sans sĂ©duction, sans gĂȘne, sans Ă©tapes (toutes les choses qui selon moi, rendent le sexe excitant), et quand je dĂ©cline l’offre, on insiste lourdement ou on exige des explications, comme si mon refus Ă©tait inconcevable.

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En rĂ©action Ă  ces propositions pas toujours trĂšs polies, j’ai dĂ©cidĂ© de tout arrĂȘter. Plus de sexe. Ça a commencĂ© comme un pied de nez mental que je faisais Ă  ces gens qui estimaient me connaĂźtre en projetant simplement sur moi leurs fantasmes ou leurs prĂ©jugĂ©s. Mais, petit Ă  petit, j’ai rĂ©alisĂ© que c’était aussi un fort satisfaisant fuck you mental Ă  la pression sexuelle gĂ©nĂ©ralisĂ©e que l’on propage actuellement sur un peu tout le monde


Ça a commencĂ© comme un pied de nez mental.

DU SEXE TU AURAS

Nous vivons à une curieuse époque pour la sexualité.

Dans le livre The Sex Myth, l’auteure Rachel Hills explique comment, depuis la rĂ©volution sexuelle, nous vivons une trĂšs forte pression pour nous envoyer en l’air. On croit que tout le monde a du sexe, intensĂ©ment et frĂ©quemment, alors que c’est faux. Or, cette croyance fait qu’on se sent inadĂ©quat dĂšs qu’on ne baise pas, parce que « tout le monde le fait sauf nous ».

On tient un discours prescriptif qui donne un statut incroyable Ă  l’acte sexuel en convoquant l’idĂ©e que le sexe, c’est toujours bon, toujours souhaitable, toujours Ă©panouissant. On crĂ©e paradoxalement une association entre la libertĂ© sexuelle
 et l’obligation de baiser. Et on accorde des propriĂ©tĂ©s Ă©mancipatrices au sexe qui sont insensĂ©es : on prĂ©tend que baiser, c’est « ĂȘtre libĂ©ré », peu importe comment ça se passe, peu importe si on jouit, peu importe si on ressent un vide intĂ©rieur aprĂšs.

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« Au premier coup d’Ɠil, le mythe sexuel semble rendre notre relation avec le sexe plus riche, l’infuser avec du sens, de l’imagination et du plaisir. Mais dans la pratique, notre investissement culturel dans le sexe — et son statut d’acte distinct de tout autre — limite les façons dont nous nous permettons d’ĂȘtre sexuel. Ce n’est pas seulement le discours des mĂ©dias et de la culture populaire qui produisent notre malheur sexuel, mais l’importance particuliĂšre que nous accordons Ă  la sexualitĂ© elle-mĂȘme », Ă©crit Rachel Hills.

Le mauvais sexe est monnaie courante. Mais on n’est jamais censĂ© l’admettre.

Évidemment que le sexe, ça peut ĂȘtre gĂ©nial. La meilleure affaire sur terre. SupercalifragilisticexpialidĂ©licieux. Mais arrĂȘtons de nous conter des pipes : ça peut aussi ĂȘtre juste ok, meh, ou carrĂ©ment beurk.

Le mauvais sexe est monnaie courante. Mais on n’est jamais censĂ© l’admettre.

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Une rĂ©cente Ă©tude canadienne atteste pourtant de cette rĂ©alitĂ© passĂ©e sous silence au nom du mythe sexuel, en soulignant que la majoritĂ© des jeunes ont une vie sexuelle dĂ©cevante. Trois jeunes sur quatre ĂągĂ©s de 16 Ă  21 ans Ă©prouvent une « dysfonction sexuelle persistante et bouleversante », comme, par exemple, une faible satisfaction sexuelle, l’absence de dĂ©sir ou l’absence d’orgasme. Disons qu’en termes de problĂ©matiques, c’est assez central.

Trois jeunes sur quatre ùgés de 16 à 21 ans éprouvent une « dysfonction sexuelle persistante et bouleversante ».

L’auteure de l’étude, Lucia O’Sullivan, confirme l’existence de la pression Ă  la sexualitĂ©. « Il est horriblement commun chez les jeunes d’avoir des relations sexuelles trĂšs mauvaises, douloureuses et indĂ©sirables », dit-elle. « S’ils ne l’apprĂ©cient pas
 Ils le font parce qu’ils estiment qu’ils devraient ».

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MĂȘme en vieillissant, on finit souvent par se sentir tellement inadĂ©quat quand on ne baise pas qu’avoir du sexe parait plus important qu’avoir du bon sexe, et qu’on prĂ©fĂšre avoir du mauvais sexe juste pour se dire qu’on en a.

C’est pour cela que je veux remettre les pendules Ă  l’heure en ce qui me concerne. Parce que je ne veux pas que ma petite rĂ©putation trompeuse participe Ă  alimenter le mythe sexuel, et parce que cesser de baiser m’a encore plus convaincue que le sexe, lorsqu’il est prĂ©sentĂ© comme obligatoire, doit ĂȘtre compris comme Ă©tant facultatif.

On a le droit d’avoir des standards de qualitĂ©.

Je crois qu’on est arrivĂ© Ă  un point dans l’évolution de notre rapport Ă  la sexualitĂ© oĂč on peut se permettre de valoriser le bon sexe, pas juste le sexe. On a le droit d’avoir des standards de qualitĂ©. Il n’est pas essentiel de saisir toutes les opportunitĂ©s si elles s’offrent Ă  nous dans de piĂštres conditions. On peut « se rĂ©server », non pas au nom de principes religieux ou du slutshaming, mais tout simplement au nom de critĂšres subjectifs qui nous appartiennent. On peut se rĂ©server pour du sexe qui nous apporte satisfaction physiologique et psychologique.

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Pour ma part, je ne sais pas combien de temps va durer ma phase sans sexe. Je n’en fais pas une rùgle absolue et je n’ai pas l’intention de me partir une secte. Mon plan n’est pas de ne plus jamais avoir de relation sexuelle. D’ailleurs, je date et je frenche. Mais pour l’instant, je n’ai pas besoin de plus. Je suis trùs bien là-dedans et je n’ai aucun regret. Je vais continuer de ne pas baiser tant qu’on tiendra pour acquis que je dis tout le temps oui et tant que le fuck you mental sera plus satisfaisant que le sexe.