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Pourquoi haïssons-nous autant le centre-ville?

La rue Sainte-Catherine racontée par ses pieds.

Par
Jean Bourbeau
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Un hippie cheveux longs-poncho-banjo s’engueule avec deux femmes habillées en faux Balenciaga, bloquant le trafic avec une Tesla portes papillon. Sous une pluie de klaxons, quelques curieux s’arrêtent, prenant silencieusement position avant de poursuivre leur chemin. Bienvenue sur cette drôle de collision que l’on nomme rue Sainte-Catherine.

Dominée par des tours de pierre et des chantiers éternels, la Sainte-Cath du centre-ville nous accueille depuis plus d’un siècle les bras grands ouverts, mais dès que l’on s’y engage, naît l’irrésistible désir de s’en sauver. Qu’est-ce qui explique l’aversion si répandue envers une rue pourtant emblématique?

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Afin de tenter de trouver des réponses, j’ai eu l’idée de marcher au cœur de cette grande kermesse commerciale et d’observer quelles conclusions alambiquées mon expérience pourrait révéler. Un périple en boucle qui débute au Stud, bar fréquenté par la communauté bear du Village, pour s’arrêter aux alentours du Forum. Cinq kilomètres d’humains séparent les deux lieux iconiques. Cet itinéraire sera notre point d’observation.

Le Village

Avec ses silhouettes cambrées par la dope, la section piétonne fait figure d’agora comme de refuge à ciel ouvert. On y observe la marche fébrile des toxicos, se glissant entre les quadriporteurs avec leurs gestes précipités empreints d’impuissance. Sainte-Catherine, à ce niveau criblée de nombreux locaux à louer, devient une vaste cachette dans laquelle les destins s’effritent sur un fond d’indifférence.

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Malgré une cohabitation fragilisée, les hommes aux gros biceps se font toujours accueillant sur la terrasse de l’Aigle Noir, reflet d’une foi inébranlable envers l’ancien esprit de ce tronçon à l’agonie.

Le Quartier Latin

Une grande giclée de sang fraîchement éclaboussé sur le mobilier urbain assure une transition douce entre le Village et le campus de l’UQAM, pétillant d’étudiants. Rue Saint-Denis, deux femmes voilées bondissent au tonnerre d’un homme s’étouffant avec sa gorgée de Milwaukee’s Best. Devant l’allée du crack, un jeune retire une longue gale de son coude tandis que son associé deux fois plus âgé s’affaire à déboucher sa pipe avec l’aide d’un cintre. Les punks ont laissé place aux morts-vivants.

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La Place des Arts

On respire plus légèrement une fois Saint-Laurent traversé, où les joueurs d’échecs réfléchissent au son métallique d’une troupe marocaine jouant des karkabous. Les passants s’arrêtent sans trop savoir pourquoi, par réflexe sûrement, pour une photo et un sourire.

Enfin, le downtown

Après la rue De Bleury ou MusiquePlus comme disent les anciens, on entre dans l’univers du vrai downtown, en english. Best Buy et Krispy Kreme, là où les garçons ont de belles dents et des polos à rayures qui révèlent leur langue maternelle.

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Dans une foule dense sortie de je ne sais où, un moine vend des porte-bonheurs. Les vêtements sont ici plus soignés et plus décolletés, signe d’une plus grande sécurité, mais étrangement, on perd cette proximité que l’on chérit tant dans la métropole. Les regards ne se croisent plus. On avance seul au milieu des flots.

J’y découvre un Montréal adolescent buveux de Prime et de bubble tea que je ne connais pas. Une garde-robe très jogging-camisole carburant à l’écran collé dans leur main. N’empêche, magasiner rassemble les peuples. Avec ses 1 200 boutiques, on y retrouve des Français qui cherchent leur pays partout, des asiatiques de McGill qui communiquent en murmures, des grandes familles punjabie qui facetiment d’autres grandes familles punjabie, et toujours au loin, le cri des exclus que l’on tente d’ignorer.

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« Le centre-ville est un continent à part », me dit-on avec un soupçon de condescendance. Certes, sa bouille nord-américaine et son écosystème cosmopolite le diffère du paysage social rencontré au parc Laurier ou sur De Castelnau, terrains de jeux pourtant tout aussi grégaires avec ses tote bags et son linge de plein air. Les codes ne sont-ils pas identiques, mais simplement transférés? Juicy Couture = Balmoral?

Pour quelqu’un résidant au centre de l’île, il est assez facile de se sentir comme un touriste dans sa propre ville. Son ambiance semble davantage s’aligner sur un calque torontois que sur l’image traditionnelle latte-friperie fantasmée par une nouvelle Villeroise étudiante en littérature. Soyons honnêtes; pour plusieurs, il est de bon goût de préférer les périphéries à échelle plus humaine.

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Mais ce dédain vient-il de l’offrande commerciale aseptisée et de son aspect moutonnier (tous ensemble cordés vers l’abattoir du capital), des mauvaises langues ou plutôt de l’épuisement des sens qui vient avec sa visite, aussi courte soit-elle?

Avec autant de corps social qu’un centre commercial, il est en effet difficile de lui conférer une véritable identité de quartier, valeur cardinale de la métropole. Entre les nuages de vape saveur Starbucks et les pantalons baggy au parfum Sephora, l’uniformité ici ne crée qu’une seule personnalité griffée de marques qui s’efface au sein de la masse. Un phénomène de dissolution encore plus marqué chez les jeunes, tous différents de similitude.

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Pour ma part, je trouve que son charme réside avant tout dans ses personnages. Ici, un vendeur d’origine camerounaise opère ses bracelets à la sauvette dans l’ombre des grandes chaînes. Là, un martien évoque le retour du Christ, tandis qu’un Turc gratte ses cordes devant un homme sans mains alors qu’une femme aux traits coréens s’effondre d’une trottinette futuriste, renversant le contenu de ses sacs Steve Madden. Un théâtre d’après-midi aussi étourdissant que délicieux.

Si, à certains moments, on peut avoir l’impression que Sainte-Catherine se distingue du tissu métropolitain par son inclassable singularité, elle jette pourtant les bases de notre identité commune. Au-delà de son fumet d’herbe, l’essence de Montréal s’y retrouve dans sa désinvolture sexy et son côté espiègle, présent un peu partout sur les trottoirs.

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Le Forum

Ce centre-ville imaginaire et pourtant bien réel s’achève aux abords du Petit Séoul, où son orgueil dégonfle au passage d’un homme sans souliers hurlant et pédalant sur un vélo d’enfant. Un cuisinier chinois le regarde, impassible, fumant sa cigarette mouillée par la sueur. Pour une rue aussi confuse, son chaos est étonnamment cohérent.

Rendu dans les environs d’Atwater, on retrouve les mêmes cicatrices qu’au point départ de notre carte postale. Les extrémités comme cul-de-sac. Je fais demi-tour et repasse par les mêmes tranchées. Apple Store, Browns, Simons. La diaspora iranienne milite devant des adolescents qui se filment après avoir acheté un baril de wey. Je ne me sens nulle part perdu comme jamais chez moi sur cette rue aux lèvres surgonflées qui ne demandent qu’à éclater. Peut-être qu’avec un sourcil ciselé et un seul earpod dans l’oreille, mon sentiment serait différent.

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De retour à la pointe du Village, j’en arrive à écrire que Montréal est une ville plurielle et ses définitions glissent entre les doigts de chacun. Un constat prudent et un peu ennuyant, non? Mais qu’elle soit l’objet de notre affection ou non, la rue Sainte-Catherine est le miroir de nos différences et de nos ambitions. Des bordels de l’Est jusqu’à ses millionnaires de l’Ouest, ses libertés nous traversent sans demander la permission et ses couleurs se manifestent au rythme de ses humeurs.

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Je n’ai pas été étranger au sentiment d’inconfort en marchant sur ces rives, mais le fait que certaines choses nous échappent nous rappelle que Montréal est souveraine et pouvoir saisir pleinement tout ce qui s’y passe serait plutôt inquiétant.

Cela signifierait qu’elle aurait perdu sa petite magie, et ainsi, sa plus grande beauté.