Tout musicien qui a déjà joué au Pantoum a sans doute vécu un instant grisant en apprenant qu’il était possible de performer et dormir sous le même toi. L’espace est hors catégorie : un studio, des locaux de pratique, des chambres privées, des dortoirs d’artistes, une salle de spectacle, le tout servi avec une chaleur humaine à faire péter les thermomètres et un professionnalisme qui détonne de l’idée qu’on se fait des « shows d’appart ».
Le Pantoum, comme toutes les salles semi-officielles ou non officielles du Québec, se fixe ses propres règles. On y socialise différemment, on y écoute ses groupes préférés dans une intimité particulière, on y consomme sa p’tite bière à l’abri des réglementations ayant cours, du moins jusqu’à maintenant.
Nombreuses sont les salles qui opèrent dans la zone grise des réglementations; ces lieux de culture interlopes diffusent, à Montréal, Québec et ailleurs, la musique à leur manière et sont souvent le tremplin de la relève musicale. Pourquoi notre province a-t-elle besoin de ces bookers du dimanche où la vente de bières n’est pas le baromètre du succès? Une partie de la réponse se trouve dans ces prochaines lignes.
Le cas Ghoti
Ils étaient quatre colocs, Simon, Marie, Alex et Alexie, à se partager un appartement d’Hochelag’ avec un grand sous-sol lorsqu’en octobre 2017, ils commencent à inonder leurs 500 pieds carrés de monde réunis par leur amour de la musique locale.
La première étape consiste à aborder directement les groupes, ou d’amis qui les connaissent. « Hey, ton copain joue dans tel band? Est-ce que ça lui tenterait de venir faire un spectacle dans un sous-sol? » Simon m’explique le procédé. « On a aucune visée lucrative quand on fait le show. On passe le chapeau pour le band ». Alex précise : « En fait, on perd de l’argent ».
Ils le font par passion, en vue de rendre la culture plus accessible. Tout ça sans avoir aucune étude en événementiel, ni trop d’expérience dans le métier. Les spectacles qu’ils organisent attroupent une cinquantaine de personnes dans un lieu où les genoux des musicien.nes frôlent ceux du public. Sous les lumières tamisées du sous-sol pas fini, l’engouement collectif est atteint en une poignée de refrains. Peut-être que le secret réside dans la réalité partagée entre le statut des artistes et de l’auditoire.
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Le Ghoti — Crédit : Antoine Morin
« On aime aller voir jouer des gens dans la même situation que nous. Des étudiants, qui comme nous n’ont pas trop d’argent à mettre sur la musique. » En effet, l’équipe du Ghoti peut compter sur les doigts d’une main les fois où, l’an dernier, ils ont payé plus de 30 $ pour un spectacle. À défaut de pouvoir donner un amour monétaire à leurs artistes préférés, ils choisissent de mettre à disposition une partie de leur logement sans même demander le 10-15 % que les bookers se réservent généralement sur les recettes d’une soirée.
Simon a la vague impression que de plus en plus de shows sont à contribution volontaire, que la culture de la marge s’est récemment adaptée à la réalité estudiantine en baissant ses prix et en ouvrant plus grand ses portes. Le Ghoti (croyez-le ou non, mais ça se prononce « fish ») s’inscrit dans cette mouvance, rempli à craquer de jeunes mélomanes armés de bière de dépanneur.
Un petit shoutout pour Rainbow Submarine
D’autres instances en région, comme le Rainbow Submarine à Rivière-du-Loup, se sont donné la mission de défricher la culture des marges. En suivant un peu les traces de son grand frère de Québec, tout en s’adaptant à la réalité locale, l’organisme s’est donné comme objectif premier de faciliter l’accès au quatrième art en élaborant ses propres shows de cuisine. Sa particularité, c’est de s’être mis dans la poche des institutions telles que le Festival de film de Rivière-du-loup. Un partenariat qui donne du poids à la nature expérimentale de leurs productions et contribue à faire mentir les préjugés que l’on se fait des régions.
Un Pantoum à la croisée des chemins
J’ai pu solliciter Jean-Etienne Collin Marcoux (J.E.), cofondateur du Pantoum, en plein milieu de la planification d’un changement de cap pour l’espace. « La police nous a accusés à tort de vendre de l’alcool. On a décidé de se régulariser, et on va maintenant fonctionner avec des permis de vente d’alcool ». Ce n’était pourtant pas la vision initiale de la salle.
« On a jamais été un bar, on a jamais voulu l’être, on ne prône pas nécessairement la consommation. Mais les gens boivent en allant voir des shows parce que c’est l’habitude. On a laissé les gens apporter leur alcool. » Jean-Étienne fait état de la réalité parfois navrante des spectacles dans les bars. « 8 piasses la pinte en plus de ton entrée, ça peut revenir cher. Ici, c’était possible de payer ton entrée et avoir assez d’argent ensuite pour acheter de la merch aux bands. Ça, c’est notre mission. »
Bien que la nouvelle situation soit trop fraîche pour que J.E. se positionne dessus, il me raconte les bienfaits des derniers spectacles, sobres. « Le fait d’avoir des shows sans alcool c’était cool. Au show de Laurence-Anne, les gens étaient plus axés vers le spectacle et moins sur la socialisation. »
Le Pantoum a toujours su jouer sur l’ambiguïté de son espace. À la base surtout studio et locaux de pratique, les shows ont été l’aftertought qui a fait mousser la culture émergente dans la capitale. « À Québec, il n’y a pas beaucoup de salles. Les petits bands n’auraient pas vraiment pu jouer ailleurs. Dans une salle de spectacle traditionnelle, ils n’auraient peut-être pas réussi à déplacer assez de monde. » Au Pantoum, une crowd allumée les attendait.
« Le risque pour les salles, c’est de réussir à vendre de l’alcool. Ici, même pour un public de 10 personnes, tout le monde ressort gagnant. » Les réflexions de Jean-Étienne me font demander si la culture de l’intoxication est en train de nuire à la culture tout court. « On sait qu’à Québec, récemment, il y a eu une baisse d’achalandage pour les bars. Notre proximité avec les communautés nous donne un facteur sympathie, un facteur familial, ce qui nous protège contre cette baisse. » J.E. est optimiste : « Rien n’est perdu. On veut que notre régularisation fitte avec le modèle de l’espace. C’est positif dans le sens où on pourra rester ouvert et continuer à payer nos artistes. »
Le show toute la nuit qui a inspiré Everyday Ago
Quand Jean Néant a.k.a Joni Void est débarqué à La plante en 2015 pour un concert de nuit tournant autour de musique drone, il en a été jeté à terre, littéralement. Le public était étendu au sol, sur des coussins, dans des sleeping bags, sans porter une d’attention visuelle aux artistes qui s’enchaînaient en transitions lentes. La façon dont était vécue la musique était entièrement inédite pour celui qui allait progressivement entrer dans l’organisation de l’espace.
Mis à part quelques démêlés avec la compagnie du chemin de fer longeant le Mile-End et des plaintes dues à des personnes flânant devant l’édifice, La plante s’en est bien sorti, légalement parlant. « L’alcool n’a jamais été un problème ». En écho à Jean-Étienne, il m’explique comment performances musicales et intoxication ne font pas toujours bon ménage. « Le système de vente d’alcool domine les concerts. C’est un peu ça qui, parfois, paie les artistes parfois : les drink tickets. »
« Le système de vente d’alcool domine les concerts. »
Après son passage à La plante, Jean lance Everyday Ago. « Le concept : ça ne se limite pas à des salles de concert régulières. Église, maison, etc. Plutôt que les usuals suspects. Ça ajoute quelque chose à l’événement, un lieu qui amplifie l’atmosphère de la musique. » Sa plateforme est anti-business et fait partie des acteurs qui changent l’expression musicale.
« L’industrie de la musique, ce ne sont pas vraiment les artistes qui en ont la charge. Les gens de la presse et de l’industrie en général ne viennent pas dans notre communauté et n’en sont pas issus. On a trop laissé les rennes à des personnes qui n’ont pas une connaissance de la sociabilisation musicale. Ce détachement m’a motivé à remettre les artistes dans des endroits où ils peuvent redéfinir comment ça marche. »
La proximité avec les artistes, la non-linéarité des performances, la liberté, sont des qualités que transpirent les concerts de Everyday Ago. « Les nouveaux types de musique ne fittent plus avec le concept d’être debout devant une scène. La musique ambiante, par exemple, appelle une sociabilisation ambiante. » Pour lui, les bars peuvent carrément nuire au développement de la musique par moment.
Pour conclure
Semblerait-il qu’aimer la musique ne consiste pas seulement à acheter des billets à 2805 $ US pour des sièges front row à un show de KISS. Aimer la musique ne se limite pas à acheter le énième remaster d’un album déjà platine. Surtout : aimer la musique ne devrait jamais être de s’enfiler des bières pour garder sa salle préférée ouverte.
Pour une masse grandissante de passionné.e.s, l’amour de la musique passe par une organisation nécessaire, une mise à disposition de ses espaces, des invitations par bouche-à-oreille, des liens d’amitié solides et beaucoup d’imagination.
C’est à se demander si le prochain « show d’appart » n’aura pas lieu dans le vôtre.