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Pourquoi compter les personnes sans-abri?

Un dénombrement qui ne fait pas l’unanimité.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Polaroïd utile de la situation pour les un.e.s, coup d’épée dans l’eau pour les autres : un grand dénombrement des personnes en situation d’itinérance se tenait simultanément mardi soir à Montréal et dans treize autres régions du Québec. Même si le résultat de l’opération ne sera rendu public que l’automne prochain, on estime que le nombre de personnes sans-abri devrait avoir augmenté dans un contexte postpandémique de pénurie de logements abordables et d’inflation.

Le dernier exercice du genre remonte à 2018 et la ville de Montréal avait calculé 3150 personnes sans-abri sur son territoire.

Orchestrée par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) – en partenariat avec le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – l’opération a de nouveau été possible grâce à la participation de quelque 1000 bénévoles qui ont arpenté les rues pour compiler et soumettre les personnes en situation d’itinérance à un questionnaire.

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Ces bénévoles se sont d’abord réuni.e.s en début de soirée entre les murs du YMCA du centre-ville, rue Stanley. Des citoyen.ne.s ordinaires, employé.e.s d’organismes communautaires et du CIUSS pour la plupart, qui avaient tous et toutes suivi une formation pour prendre part à ce recensement des plus marginaux de notre société. Près d’une centaine de policiers et policières du SPVM ont aussi été déployés sur le terrain pour encadrer l’événement.

«Ça nous permettra de déposer dans les prochaines semaines un plan d’action, notamment en matière d’hébergement»

Pour la directrice adjointe aux partenariats urbains du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal Caroline Dusablon, le dénombrement vise au final un meilleur arrimage des besoins et des services adaptés aux personnes en situation d’itinérance. « Ça nous permettra de déposer dans les prochaines semaines un plan d’action, notamment en matière d’hébergement, qu’on pourra mettre de l’avant avec l’ensemble de nos partenaires », a souligné Mme Dusablon, mentionnant que la pandémie a renforcé les liens entre les différents acteurs du milieu de l’itinérance. « On a assisté à un bel élan de solidarité de la part des organismes communautaires durant la pandémie. Est-ce que tous les problèmes sont réglés? Non, mais on a vu des gens se revirer sur un dix cenne tout au long de la crise. »

Caroline Dusablon du CIUSSS et Tung Tran du MSSS.
Caroline Dusablon du CIUSSS et Tung Tran du MSSS.
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De son côté, le directeur général adjoint des services en santé mentale, en dépendance et en itinérance du MSSS Tung Tran insiste sur l’importance d’un tel dénombrement. « Le mot qu’on répète partout, c’est “photo”. C’est ce qu’on veut prendre de la situation. Au-delà du chiffre, c’est un profil qu’on veut dégager », a-t-il assuré, saluant au passage la mise en place depuis l’an dernier d’un plan d’action interministériel pour contrer l’itinérance.

Sur une « note d’espoir », il constate que le dénombrement permet d’identifier certains mouvements dans la rue. « Oui, il y a plus [de personnes en situation d’itinérance], mais c’est qu’il y a nouveau monde. C’est pas juste les mêmes personnes qui se retrouvent dans nos services, donc on parvient à sortir des gens de la rue », a nuancé Tung Tran, d’avis qu’une opération comme le dénombrement permet également à ses bénévoles d’être sensibilisé.e.s à la réalité de l’itinérance.

« Restez vous-mêmes »

« Restez vous-mêmes. Ce sont des gens exceptionnels, alors parlez-leur comme vous parleriez à n’importe qui. »

Dans le large couloir du YMCA, un employé du CIUSSS briefait les bénévoles une dernière fois avant le début de l’opération.

Dehors, le temps était clément, une belle soirée d’automne.

Dans un coin de l’organisme, le PDG de la Mission Bon Accueil Sam Watts donnait une mêlée de presse aux nombreux médias sur place.

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Reconnaissant que l’itinérance est de plus en plus visible, il est d’avis que les solutions passent par l’accès au logement et non par des refuges d’urgence. « Le phénomène de l’itinérance est un phénomène qui dure 365 jours par année. On a convaincu nos amis du réseau de la santé de cette réalité et des gestes ont été posés en partenariat », indique M. Watts, évoquant l’hôpital Hôtel-Dieu, qui héberge depuis juillet 2021 près de 200 personnes itinérantes avec la collaboration de refuges en itinérance (dont le sien).

Paul, France, Sylvie et Hamid: bénévoles pour le dénombrement.
Paul, France, Sylvie et Hamid: bénévoles pour le dénombrement.

Le dénombrement s’est amorcé sur le coup de 19h.

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On m’a jumelé à quatre bénévoles – Paul, France, Sylvie et Hamid – qui ont levé la main pour faire leur part. Muni.e.s de nos formulaires, nous avons pris la direction d’un quadrilatère désigné, en plein cœur du centre-ville. « J’ai voulu participer parce que c’est très important de mieux comprendre le milieu de l’itinérance », a justifié Paul, qui participait à son premier dénombrement.

L’opération a débuté dès la sortie du YMCA : un homme dormait dans un sac de couchage sur le trottoir de la rue Stanley. « On a eu la consigne de laisser les gens dormir, mais on peut quand même le compiler », analysait Paul, avant de cocher certaines caractéristiques sur son formulaire. Celui-ci vise à déterminer l’âge, le sexe et les habitudes de vie des personnes en situation d’itinérance croisées sur notre chemin, en ce qui a trait à la fréquentation des refuges notamment.

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D’origine iranienne, notre chef d’équipe Hamid est au Québec depuis sept mois seulement. Rien pour empêcher cet étudiant au postdoctorat à l’Université Concordia de donner du temps dans une soupe populaire de Saint-Henri, où il a entendu parler du dénombrement. « Il y a des sans-abri en Iran, mais ici, ils sont différents. Ils ont plus de chances : dans mon pays, ils ne reçoivent aucune aide », a-t-il confié en marchant.

France, elle, a passé 17 ans de sa vie comme psychoéducatrice en santé mentale à l’hôpital Notre-Dame, avant de partir à son compte. C’était important pour elle de prendre part au dénombrement. « Plus on en sait sur cette clientèle, plus on peut l’aider », a-t-elle résumé.

Bien sensible à l’argument que l’itinérance n’est pas estampée dans le visage, mon équipe prenait toutefois la lutte au profilage un tantinet trop au sérieux en arrêtant littéralement TOUS les gens croisés pour leur demander s’ils avaient un toit pour dormir.

Et comme notre territoire incluait un bon tronçon de la rue commerciale Sainte-Catherine, perpétuellement achalandée, l’opération tournait un peu caduque, puisqu’aucun.e passant.e n’était en situation d’itinérance.

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J’ai donc quitté ce groupe pour en rejoindre un autre en pleine action autour du métro Beaudry. Une équipe un peu arrangée avec le gars des vues, puisqu’elle se composait de haut placés du CIUSSS et de quelques médias.

Par contre, la détresse constatée était bien réelle, tout comme les interventions de l’équipe malgré tout chevronnée.

«Il manque d’outils de santé mentale et on nous expulse des refuges. Moi, je suis seule, abandonnée, volée et souvent battue»

Porte-parole pour le Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal, Julie Grenier a passé un long moment en compagnie d’un couple assis en face de l’édicule du métro Beaudry, avant de récidiver avec une femme trans en situation d’itinérance depuis quatre ans. « Il manque d’outils de santé mentale et on nous expulse des refuges. Moi, je suis seule, abandonnée, volée et souvent battue », a tristement énuméré la femme de 39 ans, à la rue depuis la mort d’un coloc. Julie l’écoutait attentivement, consignant quelques informations sur son formulaire. « J’ai de l’aide sociale, mais j’ai perdu tous mes papiers… »

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Lorsque Julie lui a demandé si elle avait de la famille pour l’aider, la dame s’est braquée. « Aucune. Au contraire, ma famille me juge! », a-t-elle lancé, ajoutant avoir complété un secondaire un, « mais être plus intelligente que plein de monde qui va à l’université ».

Tout près, un autre homme sans-abri répondait aux questions du président-directeur général adjoint du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal Jacques Couillard, exceptionnellement sur le terrain pour prendre part au dénombrement. L’individu, qui souhaite conserver l’anonymat, déplorait notamment les restrictions en place dans les refuges, qui rebutent depuis toujours plusieurs personnes de la rue. « Le matin à 7 h, on doit prendre notre pack-sac et partir »,a-t-il pesté.

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M. Couillard n’a pas caché profiter de ces moments pour prendre le pouls de la situation. « Le monsieur m’a parlé de son expérience à l’Hôtel-Dieu. J’étais très intéressé parce que c’est un projet qu’on a mis en place avec nos partenaires du communautaire », a-t-il noté.

Julie Grenier a aussi salué l’importance de l’exercice, de cet accès direct aux plus infortuné.e.s de notre société. « Il faut rester empathique. Les gens sont généreux de s’ouvrir ainsi, on brasse des choses très intimes. Il faut prendre le temps qu’il faut et respecter leur rythme. »

Julie Grenier du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal.
Julie Grenier du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal.
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Des enjeux éthiques et violents

C’est précisément cette idée de brasser des choses en y allant de questions très intrusives que déplore le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), qui a toujours dénoncé la méthodologie employée par ce dénombrement. « Les gens du CIUSSS reconnaissent que c’est un polaroïd, mais la complexité est beaucoup plus grande. Ça s’ajoute à tous les enjeux éthiques et même violents sur les droits de ces personnes », a déploré la directrice Annie Savage, désapprouvant notamment le jargon derrière l’opération de dénombrement. « Ça vient avec un discours visant à éliminer l’itinérance visible et ça, ça ne se fait pas sans violence », a-t-elle insisté.

Annie Savage croit qu’il reste beaucoup à faire pour comprendre l’itinérance, bien au-delà d’une volonté de la voir disparaître de l’espace public.

«C’est comme si le gouvernement ne veut pas vraiment tendre l’oreille à nos données à nous»

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D’autant plus que les personnes qui vivent dans la rue ont souvent de graves problèmes de santé mentale, sont barrées des ressources et sont lourdement judiciarisées. « Nos organismes doivent faire des miracles pour rester en vie avec le sous-financement du milieu. Alors quand on nous dit que le dénombrement est la meilleure façon d’avoir un portrait pour mieux agir, c’est très insultant pour nos groupes présents sur le terrain. C’est comme si le gouvernement ne veut pas vraiment tendre l’oreille à nos données à nous », a expliqué Mme Savage, dont le regroupement représente 104 organismes bien au fait de la réalité de la rue.

C’est sans compter l’énorme pression subie, selon elle, par les organismes pour prendre part à ce dénombrement, auxquels ils se sentent un peu obligés de participer. « Ce sont les bailleurs de fonds, on ne se le cachera pas…», a-t-elle laissé tomber.

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Le RAPSIM s’attend aussi à une hausse du nombre de personnes en situation d’itinérance au terme de l’exercice. « Mais même si on doublait le chiffre, ça n’empêche pas que l’écosystème en place est incapable de faire face à l’ensemble des problèmes actuels », a résumé Annie Savage, pointant notamment le manque de ressources adaptées pour les personnes sans-abri d’origine autochtone, les jeunes, les femmes et les trans. « Il y a tellement de gens qui tombent dans les craques. Et si on se fie sur un chiffre pour agir, ça ne changera pas grand-chose. On voit plutôt un gouvernement qui n’investit pas dans le logement social et qui n’est pas sensible aux personnes plus précaires. »

Difficile de ne pas lui donner raison ici.

Parce que pendant que les autorités cherchent à nouveau à chiffrer le nombre de personnes vivant dans la rue, les actions concrètes pour les sortir de là se font encore attendre.

Et un autre hiver approche.

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