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Pour toujours, Sir Pathétik

Pour toujours, Sir Pathétik

Derrière la casquette, l’écho d’une génération. 

Par
Jean Bourbeau
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On entre dans un petit bar perdu en Mauricie, un soir de semaine. Les machines à sous sont occupées, des jeunes jouent au pool. En avançant vers le comptoir, impossible de ne pas entendre les murmures aux tables : « Hé, c’est Sir Path! », « Check! C’est Sir Pathétik ». On s’installe et on commande un pichet. Il sort un vingt. « J’paye le premier, j’viens d’vendre une toile. »

Si notre degré d’ébriété, surtout le mien, commence à se faire sentir, c’est principalement parce qu’on n’en est pas à notre première tournée. Un peu plus tôt, je me suis rendu chez Sir Pathétik, qui, malgré ses 46 ans, enchaîne sans relâche les spectacles aux quatre coins de la province dans le cadre de sa Tournée des classiques.

Je souhaitais comprendre à quoi carbure le rappeur, tenter de mieux saisir le phénomène qu’il incarne et qui sait, peut-être rencontrer Raphaël, l’homme derrière le MC.

Portrait d’une icône du rap d’ici qui n’était pas destinée à le devenir.

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Raph

Raphaël Bérubé m’ouvre la porte de sa demeure avec ses deux chiens derrière lui, Léo et Pirate. Sur le balcon arrière, une photo de 2Pac et Biggie trône au-dessus du spa, tandis qu’un Félix orne le foyer du salon.

« Pour ben du monde, Sir Path, c’t’une vieille affaire, “t’es encore vivant?” me disent certains, tandis que d’autres m’appellent “La Légende” », évoquant ainsi le paradoxe de sa longévité dans l’imaginaire populaire.

Avec plus de 100 000 copies vendues, une carrière s’étendant sur 20 ans et presque autant d’albums, en plus de neuf nominations et une victoire à l’ADISQ, Sir Pathétik est synonyme d’un nombre incalculable de spectacles, quelques controverses et beaucoup de casquettes. Bref, pour quelqu’un qui avait écrit n’avoir aucune ambition dans son journal des finissants, il peut se vanter d’avoir eu, jusqu’à maintenant, un parcours bien rempli.

Mon pays, Accro du Trip, Vie de Bum, Fucké du village, La fille que j’aime. Vous les connaissez tous. Chaque succès a contribué à ériger le monument singulier qu’est devenu Sir Pathétik, éternellement en marge du showbiz ou de l’intelligentsia culturelle, trop pop pour le rap game et trop rap pour la pop.

« Mon rêve, c’était d’passer à MusiquePlus, pis un m’ment d’né, j’avais les trois tounes au top. J’ouvrais la radio, j’entendais ma voix. C’était la belle époque », raconte-t-il avec une pointe de nostalgie.

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« J’ai jamais voulu être un has-been, poursuit-il, mais faut ben reconnaître que le buzz persiste. » Avec 120 000 fidèles sur Facebook et plus de 70 millions de vues sur YouTube, il est difficile de le contredire.

Bien conscient que le sommet de sa popularité est derrière lui, il constate néanmoins que les foules continuent d’affluer partout où il se produit. Récemment, il a donné des spectacles à Saint-Georges-de-Beauce et Granby. Au cours des prochaines semaines, il offrira une prestation à Gatineau, un concert privé en Abitibi en plus de deux apparitions au Nouveau-Brunswick, avant de revenir triomphalement dans sa ville natale. Je le suivrai lors de deux de ces destinations.

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Je lui demande s’il vit avec l’inquiétude, qu’un jour, y’aura pus de show. « Ben oui, j’suis prêt à l’après. J’ai plein d’idées et je peux toujours revenir en éducation spécialisée », affirme mon hôte en me montrant avec une réelle fierté son diplôme encadré. « J’ai été refusé en éducation spécialisée à 17 ans. J’suis rentré par la porte d’en arrière en 2014. Par passion et pour faire semblant d’être dans le monde normal. »

Jusqu’en 2022, il a œuvré au sein des tannants, comme il dit : dans les centres jeunesse, les maisons des jeunes, les maisons de thérapies. Il partageait son quotidien avec des troubles graves du comportement. « Je travaillais toute la semaine avec des kids assez heavy, pour partir en show toute la fin de semaine, écrire quand j’peux. J’ai des albums qui sont passés en dessous parce que j’enseignais. »

Après avoir concilié l’enseignement et le rap pendant de nombreuses années, Raphaël a récemment réalisé que sa flamme pour la scène brûlait toujours intensément, et qu’il pouvait désormais s’y adonner pleinement sur le plan financier.

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« J’ai choisi d’être un mouton noir »

Son enfance a été façonnée par le sport dans les rues de Saint-Louis-de-France, une petite localité aujourd’hui fusionnée avec Trois-Rivières.

« On était 16 gars du même âge sur la même rue », se remémore-t-il, évoquant des journées passées à jouer au hockey et à vieillir ensemble jusqu’aux feux dans les pits de sable. Une bande d’amis inséparables dans les 400 coups que seules les années auront réussi à disperser. « Ils ont maintenant leur propre vie avec leur famille », admet l’artiste jadis célèbre pour son collier de barbe, dévoilant au passage qu’il n’a pas encore de descendance.

« Mon père racontait tout le temps des histoires de tannants, ça m’a toujours fasciné », déclare-t-il. Son père, musicien à ses heures, a longtemps opéré l’aréna du coin, où le rappeur y aura fait tous les boulots, éclairant par la bande l’origine des nombreuses références au sport national dans ses paroles.

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Une jeunesse marquée par le sport et un esprit frondeur en quête incessante d’aventures, « de trip », que ce soit ici ou dans l’Ouest, toujours en gang. « On se parkait à la place Versailles pour aller voir aux shows punk rock dans l’centre-ville. »

Un peu plus tard, le début des années 2000 marquait les prémices du rap québécois, alors en pleine expansion au-delà des frontières métropolitaines. L’âge d’or des casquettes croches et des CDs dans l’char ben batté.

« Je voulais chanter, faque j’avais le choix d’être comme tout le monde ou faire de quoi d’différent? Enweille ostie, j’y vais all in, anyway j’ai rien à perdre : j’vais sacrer et parler d’la vraie vie. Et ça a marché! », explique Sir Path, déjà en retrait de la tendance street initiée par des artistes tels que Taktika, Ironik et l’Assemblée.

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La couverture de son premier EP, intitulé « L’Accroc du trippe », déroge certes aux règles de l’orthographe, mais prend rapidement son envol grâce au succès qui lui colle toujours à la peau.

« Quand les albums ont commencé à se vendre, j’ai tout lâché pour me consacrer à ma carrière, détaille l’artiste qui vivait alors de l’aide sociale et de ventes de weed. On était une grosse gang de chums à habiter dans le centre-ville de T-R. On partageait une Yamaha RM1X. J’allais chercher mon paquet de cigarette, une caisse de bière et je m’enfermais pendant des heures. Créer une toune en pensant que tout le monde peut tripper dessus, c’est des moments magiques en estie. »

Ses influences incluent Yvon Krevé et Dubmatique, mais l’artiste ratisse aussi plus large vers Les Colocs, Vilain Pingouin et les Cowboys fringants, dont la récente mort du chanteur l’a profondément ébranlé.

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une vie de musique

« Je me suis toujours amusé. Certains aiment, d’autres n’aiment pas ma musique », affirme-t-il en toute simplicité, soulignant qu’il a toujours eu le plein contrôle sur ses productions. « J’écrivais en cachette mes morceaux d’amour. En studio, on me sacrait après, “Ne fais pas ça, Pathétik, tu vas ruiner ta carrière avec tes balades! Tu te rends trop vulnérable!” Parler d’amour plutôt que de la rue a suscité des moqueries, mais crisse que ça a fonctionné », résume Sir Path, mettant en lumière une carrière ponctuée d’incursions acoustiques, folk et country.

Bien que l’artiste célèbre la vie de bum d’une manière parfois cabotine, plusieurs de ses paroles explorent des abysses plus sérieuses, abordant des sujets tels que les abus sexuels, la violence conjugale, la séparation parentale, le suicide, la perte d’un enfant, la maladie et les peines amoureuses.

Ses paroles transcendent toutefois ces thèmes sombres pour diffuser des messages empreints d’optimisme, le tout enveloppé dans des mélodies accrocheuses. Après tout, une frange de ma génération s’est identifiée à ses compositions. « Il n’y a pas une semaine qui passe sans que quelqu’un m’écrive pour me dire que je lui ai sauvé la vie. »

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Il a offert une voix à des vies dépourvues de tribune. Est-ce pour cette raison que tant de Québécois se sont retrouvés dans ses chansons? « Chaque chanson a son histoire. Chaque fin de semaine, pendant 20 ans, il y en a du vécu dans ses tracks-là. »

Ayant foulé les planches de Trois-Pistoles à Fermont, des communautés autochtones de la Baie-James en passant par Natashquan jusqu’à Acton Vale, il en a serré des mains et vu du pays. « J’arrive à Puvirnituq et tout le monde me prend en photo, je comprenais rien. »

Peu importe le kilométrage, s’il y a un mic et une fête, Sir Path y est allé.

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Gatineau

Dans la salle de la Drave, on croise des abonnés du gym, des grosses chaînes au cou et des lèvres remplies de piercings. Le resto-bar affiche complet et la passe sort à plein régime des buckets de Corona et des plateaux de nachos.

Le rappeur commande un filet mignon, visiblement agacé que le propriétaire du bar n’ait pas inclus une chambre d’hôtel à son invitation. « Quatre heures de route pis une salle pleine, calisse », critique-t-il en soupirant.

Mais, en attendant, le vrai problème, c’est la technique avec le stage. Le gars du son ne s’est pas présenté et la tâche revient à son DJ et deux inconnus dans la foule de faire marcher un mixer capricieux.

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Son DJ, c’est Cardi Fly, ou Jessy, un grand barbu qui travaille dans la construction à Montréal en plus de faire la tournée avec son ami, les fins de semaine. Bon joueur de dek, aussi.

Sir Path, à peine son steak terminé, voit ses premiers admirateurs s’approcher. Après quelques verres, ils ont rassemblé le courage de lui demander un selfie, de faire signer un blouson de cuir blanc ou d’obtenir son autographe sur un sous-verre, faute de mieux.

« Ma vie entière est basée sur toi. À 12 ans, je t’écoutais en trippant dans l’fond d’une cave », partage un jeune homme exalté, très ému par la rencontre.

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Un duo s’approche. « On a callé la gardienne juste pour venir te voir. Notre toune de couple, c’est L’empreinte », disent-ils à l’unisson.

Même notre serveuse, qui regarde la scène de loin, ne peut s’empêcher de s’y glisser pour lui avouer son amour. Pendant ce temps-là, le combat pour le son en est à son dernier round. Du gros feed résonne dans la salle, pendant que la foule scande son héros. « Sir Path! Sir Path! Sir Path! »

« On m’a déjà demandé de mouler ma queue en dildo, de donner mon sperme. Une fille s’est fait tatouer ma signature. Ben du monde viennent me voir et me disent que s’ils sont encore en vie, c’est à cause de mes chansons », raconte Raph qui se dit le premier à être surpris.

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Une fan vient lui montrer une photo d’elle à 8 ans prise avec lui. Aujourd’hui dans la vingtaine, il ne fait aucun doute que ses talons hauts font effet sur les old timers accrochés au bar.

Le dance floor se noircit de jeunes, mais surtout de milléniaux proches de mon âge. Je note, avec un certain étonnement, la présence majoritaire de femmes.

Lui qui a déjà joué devant 18 000 spectateurs à Jonquière, la foule de la Drave sur le boulevard Maloney affiche, disons, une énergie distincte. Il m’assure ne pas avoir le tract en terminant son deuxième rhum & coke avec un clin d’œil.

Le son arrive enfin, comme par miracle. Sir Path s’empare du micro. « Y’as-tu du tannants, icitte, à Gatineau? »

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Les morceaux défilent. Le crowd danse, vape, filme et boit à même le pichet de Smirnoff ICE, les cordes de string sorties. Entre les tracks, le public demande ses titres favoris. Le plancher se couvre rapidement de bière et de cigarettes déchirées. Tout le monde connaît chaque refrain. Les chaises tombent. Des couples s’enlacent dans l’étreinte des slows. Deux jeunes filles pleurent en chantant Si tu meurs.

La gérante arpente la foule, le regard alarmé, « Qui a une Civic blanche? Elle vient de se faire smasher d’dans dans l’parking. » La police vient faire son tour, Sir Path finit son show comme il l’a commencé, tout sourire en calant sa pinte.

Celui qui n’est pas renommé pour les prouesses de sa voix n’aura jamais chanté seul, Même lors des chansons moins connues de son vaste répertoire, la foule l’accompagnant en chœur. Sir Path incarne à la sauce hip-hop une continuité des traditions de chansonniers. Les violoneux, eux aussi, étaient les derniers couchés.

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De retour dans la cuisine

J’aurais dû me douter qu’une p’tite dernière allait glisser en épuisement des réserves.

Blink-182 résonne dans les grandes enceintes du salon. « La p’tite vie normale, ça ne m’intéresse pas. Suivre les autres, ça m’ennuie. J’ai toujours été comme ça », dit Raph avant de m’inviter à découvrir une salle entièrement consacrée à sa collection de chaussures et de casquettes, un lieu assurément considéré par plusieurs comme un temps sacré dans l’histoire culturelle du Québec.

La visite se poursuit au sous-sol, où son atelier de peinture est soigneusement aménagé, où je découvre son affection marquée pour l’abstraction. « J’ai vendu 26 toiles », annonce-t-il avec humilité.

De retour à l’étage, il me parle de ses amours, de ses déceptions comme des moments lumineux. La difficulté de concilier sa vie amoureuse avec une vie d’artiste en tournée. « Où est-ce que Pathétik va me mener, et où Raphaël, lui, veut aller? »

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« Partout où je vais, il y a cette ambiance de party associée à une petite dose de nostalgie. Ça viraille, les gens s’amusent », déclare celui qui arbore fièrement de nombreux tatouages, dont un imposant « One life » sur la poitrine.

Le rap au Québec est une vague énorme dont l’ampleur est parfois difficile à estimer. Des petits concerts à Thetford Mines où les bagarres éclataient, jusqu’à être en tête d’affiche de grands festivals, comment expliquer un pareil succès?

Sir Pathétik se présente tel un narrateur impétueux, dévoilant sans détours les authentiques récits de la vie, son regard miroitant fidèlement le zeitgeist d’un Québec souvent laissé de côté.

Sa réussite peut, entre autres, découler d’une conscience de son auditoire. Il manipule la modestie et exploite toutes les formes d’humour, érigeant ainsi une connexion puissante avec son public. Chaque existence se teinte d’une nuance de pathétique. C’est cette alchimie singulière entre sincérité, humour et musicalité qui éclaire sa remarquable longévité. Un poète du last call dans la peau d’un rappeur.

« Même si mes parents n’avaient jamais cru que cela prendrait de l’ampleur, des années plus tard, ils se sont excusés », relate Sir Pathétik avant de reprendre la route du bar.

Trois-Rivières

Vendredi soir, dans le centre-ville de Trois-Rivières. Le retour de l’enfant prodigue. Si Gatineau était un peu brouillon, on a droit à un show en bonne et due forme, la salle se remplissant au son des rappeurs locaux.

Il est évident que Sir Path attire un crowd différent des hipsters de la rue Beaubien. Un Québec Ecko Red avec ben des calottes et des jeans déchirés. Mais encore une fois, une majorité de femmes ont acheté les billets.

Pendant que DJ Cardi Fly se prépare derrière les platines, Raph m’offre un verre. Quand la smoke machine crachote son nuage odorant, les spectateurs en profitent pour tirer leur vape en catimini.

Dans la salle, champagne, bouteilles de vodka et cabaret de shooters bleus circulent. Les barmaids sont dans le jus, c’est le début du temps des Fêtes.

Sir Path saute sur scène. La voix rauque, fédératrice, fait retentir sa prose, sa silhouette compacte papillonne devant une marée de mains levées. Encore ici, même quand il dévie de ses classiques, les inconditionnels maîtrisent chaque mot. On monte sur le stage chanter avec lui. La scène qui se déroule devant moi est bien loin de l’image du mal-aimé qui lui est souvent attribuée.

Sir Pathétik aimerait qu’on se souvienne de lui comme de quelqu’un qui a eu l’opportunité de s’exprimer et qui l’a saisie pour devenir la voix de ceux qui n’ont jamais eu ce privilège.

« Je n’ai pas été le meilleur, j’ai simplement été moi-même. Ça fait 20 ans que je suis là avec une méchante gang autour de moi. J’suis chanceux en tabarnak », exprime le rappeur qui a des shows prévus jusqu’au printemps.

Le party se poursuit, un pichet à la fois.

On s’en calice, grande hymne de l’indifférence, résonne dans une nuit qui promet de se terminer tard.

Pour toujours, Sir Pathétik.