Logo

Pour le « fun », je me suis fait encordeler par un maître shibari

Et contre toute attente, ça l’était, « fun ». Mais niveau glamour, on repassera.

Par
Antonin Gratien
Publicité

Shibari. Drôle de mot. Certain.e.s croient y deviner un titre de manga, d’autres le nom d’une race de chiens (par confusion avec « shiba », certainement). Les mordu.e.s de BDSM, quant à eux, l’identifieront tout de go à une pratique made in Japon médiéval consistant à entraver les mouvements d’un quidam à l’aide de cordes. « Mais… pour quoi faire, exactement? », vous demandez-vous sans doute, si vous ne goûtez pas aux sexualités baroques citées plus haut.

C’est aussi la question que je me suis posée en voyant fleurir sur Instagram de plus en plus de publications liées à « l’expérience shibari ». Le tout agrémenté de légendes du type : « Exprime-toi librement », « si adorable ligoté » ou « croyez-moi, cette position n’est pas douloureuse » – de la part d’une femme suspendue dans les airs par les chevilles, notons. Déconcertant.

Quel secret ravissement emportait les @submissive_toy3, @frink_likes_ropes et autres @honeycoffeebaby à subir un traitement qu’en néophyte je ne pouvais considérer que comme un ensaucissonnage barbare? C’est ce que j’ai voulu découvrir en contactant le sémillant Daniel Velez, artiste de la corde – de profession, s’il vous plaît.

Publicité

« C’est pour moi tout ça? »

Point présentation. Checker l’Insta de Daniel, c’est fouler le seuil d’un monde que l’on qualifiera a minima d’excentrique. Il y a bien quelques photos tradis, ici et là. Lui feuilletant un livre jauni, le visage baigné de lumière, par exemple. Mais on tombe surtout nez à nez avec une myriade de ligoté.e.s. Par la taille, le mollet, les poignets. Via des postures plus ou moins acrobatiques, et dans des cadres plus ou moins exotiques – mention spéciale pour cet homme arrimé à un rocher de rivage telle Andromède en offrande au monstre marin.

Publicité

De quoi attiser la curiosité. Ou prendre ses jambes à son cou, c’est selon. Perso, la première option a prévalu. Après quelques DM enjoués (Daniel, malgré son activité, pourrait-il être une personne humainement sympathique?), nous fixons un rendez-vous dans le 13e arrondissement de Paris. « Faut-il une préparation particulière? » Réponse : « Viens juste avec des habits confortables, comme si tu allais au yoga. » Rassurant.

De bon matin, c’est donc en fringues style yoga que je me dirige vers une séance qui a priori ressemble à TOUT sauf du yoga. Sur la route, je croise une copieuse dizaine de parents avec landaus, deux squares d’enfants et une maternelle. Quartier familial, quoi. Si tout ce beau monde savait qu’à quelques encablures, un type ligotait des inconnu.e.s… Je m’amuse à imaginer le florilège de réactions interloquées.

Je m’amuse, oui, oui. N’empêche. La pression monte. Après tout, je n’ai à peu près aucune idée de ce dans quoi je mets les pieds. Une fois arrivé devant la porte d’entrée du lieu convenu, j’enchaîne les cent pas façon stress avant examen oral. Bon. Quand il faut… Toc, toc, toc. Pas de réponse. TOC, TOC, TOC.

Là on parle d’un espace ouvert avec, au sol, ce qui me paraît être une CENTAINE de cordes (20 max, en vrai), et une poulie fixée au plafond. Comme l’impression d’entrer dans une salle de torture.

Publicité

Sourire en banane, Daniel m’ouvre. « J’ai eu un problème de réveil », confie-t-il dans un souffle amusé avant de m’entraîner vers le séjour. Enfin, « séjour ». Pas comme chez vous, genre canapé & Co. Là on parle d’un espace ouvert avec, au sol, ce qui me paraît être une CENTAINE de cordes (20 max, en vrai), et une poulie fixée au plafond. Comme l’impression d’entrer dans une salle de torture. Pendant que je prends avec angoisse la mesure de ce qui m’attend, Daniel, lui, se sert un thé. Oui, il donne régulièrement des cours depuis 5 ans. Non, il ne vit pas que de ça. Dans un français aux accents chantants (mon interlocuteur vient du Mexique), Daniel m’informe qu’il est aussi prof de yoga. Drôle de double casquette. « Pas tellement, pose-t-il. Tout un pan du shibari est lié à l’érotisation BDSM, mais une dimension plus zen s’apparentant au yoga existe. » Ah?

L’info se révèle d’autant plus déroutante que le shibari était une punition martiale nippone utilisée dès le XVe siècle, avant de « déraper » progressivement vers l’art, m’explique Daniel. Pas le temps de discuter ni du pourquoi ni du comment – l’initiation débute. Et impossible de réfréner le coup de flippe, lorsque ce nawashi (artiste de la corde, dans le jargon SM) m’indique préventivement quelle partie de mon corps va être particulièrement compressée – les épaules, en l’occurrence. Mon interlocuteur, qui n’est décidément pas un bourreau, lie précautionneusement mes bras grâce à une corde de jute. Assis sur un tapis de sol, je switch carrément en mode tachycardie, au moment de réaliser que je n’ai à peu près plus aucune marge de mouvement.

Publicité

C’est le principe, bien sûr. Reste que ça fait drôle. Histoire de détourner ma propre attention, j’empile les questions de plus en plus débiles. Tant pis pour la dignité, ma survie avant tout – après tout, un malaise guette. Aussi, lorsque Daniel me prévient que nous passons à l’étape voltige impliquant d’avoir un corps 100 % noué, je lâche le « tu as toute ma confiance » le moins confiant du monde. La voix brisée, les syllabes boiteuses. Ça me fait marrer, ça le fait marrer. Au moins on rigole.

Publicité

Volte-face en grâce

Ni une, ni deux, grâce à des noeuds auxquels je ne pige strictement rien, me voilà en suspension. Je me dis qu’à tout moment, je pourrais tomber dans les pommes. Et que j’aurais sacrément l’air bête, le cas échéant. Mais après quelques secondes d’acclimatation, la sensation ouatée d’être dans une balançoire me gagne – oui, on est plus sur une ambiance madeleine de Proust que donjon SM en cagoule latex et bottes de cuir. Notamment parce que je ne ressens aucune douleur.

Le poids est réparti de telle façon qu’on perçoit une pression sur deux-trois zones, tout au plus. Autrement dit : je suis à la cool. Ce qui n’a pas échappé à l’œil aguerri de Daniel, qui me propose alors une « torsion ». Comprenez : orienter le corps de telle manière qu’une nouvelle pression s’exerce. À ce stade, je suis en lâcher-prise total. Yeux fermés, inspiration profonde. Manque plus qu’une musique zen (« j’en mets de temps en temps », m’apprendra plus tard Daniel…).

Dans le feu de l’action et sans crier gare, Daniel, hilare, arrache furieusement mes chaussettes : « Ah, parce que t’es journaliste, tu croyais pouvoir les garder, hein? »

Publicité

« Partant pour une tête en bas? » Plutôt deux fois qu’une, oui. Là, on entre dans la cour des grands, tout s’accélère. Les noeuds se font, se défont, sous les gestes experts du nawashi qui, à la manière d’un esthète, « sculpte » ma pose. Dans le feu de l’action et sans crier gare, Daniel, hilare, arrache furieusement mes chaussettes : « Ah, parce que t’es journaliste, tu croyais pouvoir les garder, hein? » « Heu… » Nota bene : les maîtres shibari ne supportent pas la vue d’un pied couvert.

Après une poignée de minutes haletantes (pour Daniel, de mon côté, vous l’aurez compris, ça bouge pas d’un iota), je termine à l’envers, droit comme un i. Vous avez en visuel le magnétisme sensuel des photos d’Araki, avec ces peaux laiteuses magnifiées par l’étreinte des cordes? Eh bien, je suis tout l’inverse. Un type en jogging et t-shirt visiblement empêtré. Aesthetic touch, quand même : mes mains sont jointes comme si je priais. Et, de fait, pour peu j’entrais dans une phase spirituelle. Mais l’heure est écoulée. « Dommage », que je dis, « j’aurais été partant pour la matinée complète ».

Publicité

Il faut quelques minutes pour se remettre de l’expérience. Un peu comme si vous descendiez d’un grand 8. Tandis que Daniel me détache, je lui confie qu’à mon étonnement, j’ai effectivement perçu la dimension « zen » du shibari évoquée en début de séance. Par contre, pas d’émoi sensuel. « Les ressentis sont à géométrie variable; en fonction de leurs fantasmes, certains hommes tombent en extase, d’autres non. De la même manière que certaines femmes orgasment dès qu’elles sont immobilisées, d’autres pas », m’explique celui qui, après avoir longtemps évolué dans le milieu du cirque, se réjouit d’avoir aujourd’hui trouvé dans le milieu queer lié au shibari une « famille » auréolée de « bienveillance ». Et dont la pratique fait une percée dans notre capitale.

La preuve, Daniel performe régulièrement dans des lieux privés. Une collab’ serait-elle envisageable? Après tout, au moment de me libérer de mes chaînes, Daniel ne m’avait-il pas félicité en soulignant que ma « pose » finale appartenait au registre hardcore? The show will go on. Promis, je fais tomber le jogging la prochaine fois.

Publicité

+++
Ce texte a d’abord été publié sur urbania.fr
Oui oui, on est aussi en France! Et pour nous lire, même pas besoin de prendre l’avion, juste à cliquer ici.