Avez-vous déjà mis les pieds à Amsterdam ou à Copenhague, ces capitales du cyclisme tranquille, où le vélo n’est ni un sport ni une posture, simplement une façon naturelle de se déplacer? Là-bas, on pédale avec une nonchalance fière, presque culturelle. Les rues vibrent au son des chaînes bien huilées et des sonnettes polies. Le visiteur attendri regarde ce ballet fluide défiler avec une douce envie.
Et puis, il y a Montréal. Avec ses cônes orange, ses nids-de-poule et son humeur de ville en chantier permanent. À travers ce chaos pas toujours attachant, la métropole tente néanmoins, elle aussi, de se tailler une place parmi les égéries à deux roues. Sous Valérie Plante, les pistes ont poussé comme du chiendent ou du lilas, selon l’œil qui regarde.
Durant ses deux mandats entamés en 2017, l’administration Plante a ajouté près de 180 kilomètres de pistes cyclables conformes, dont plusieurs à haut niveau de confort, soit ces voies séparées physiquement des voitures. Parmi elles, les grands axes du Réseau express vélo (REV), déployés à partir de 2020.
Pour y arriver, la cheffe de Projet Montréal est allée au front, encaissant de nombreux coups. La transformation n’a pas fait que des heureux.
À Montréal, le vélo divise. Il suffit d’en parler autour de vous pour que les débats s’emballent. Le vélo n’est plus un simple moyen de transport : il est devenu un drapeau, un marqueur d’appartenance.
Peut-être est-ce là, au fond, le vrai legs de Valérie Plante : avoir donné des jambes à une ville qui, jusque-là, se contentait de klaxonner.
Et voilà que la petite reine s’invite dans les urnes. Ce n’est plus une question d’asphalte, mais d’idéologie. La campagne du 2 novembre ressemble à un drôle de référendum sur les pistes cyclables. Absurde? Oui, mais aussi fort révélateur. Car derrière l’enjeu se cachent deux visions du monde, deux Montréal, qui avancent dans des directions opposées.
Un sondage de Radio-Canada le confirme : 49 % des Montréalais se disent satisfaits du développement du réseau cyclable, contre 43 % qui ne l’est pas du tout. La ville est divisée comme un carrefour à l’heure de pointe.
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Montréal, terrain d’expérimentation
Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de lever les yeux. Été comme hiver, les vélos se faufilent, de plus en plus nombreux. Ce n’est plus une lubie d’hipster ni un caprice de grano, mais le moteur discret d’une petite révolution nord-américaine. Montréal a enfourché le changement, et dans un pays qui ne jure encore que par le char, il fallait bien que ce soit elle, la rebelle, la brouillonne, la cool, qui ose pédaler à contre-courant.
Suite à ces avancées, assistons-nous maintenant au backlash du vélo? Après des années d’expansion et d’enthousiasme, le vent semble tourner. Pour y voir plus clair, je me suis entretenu avec Jérôme Laviolette, chercheur et coauteur de l’étude Accepter le vélo : résultats et perspectives de deux années de recherche, publiée conjointement en septembre dernier par l’Université McGill et Polytechnique Montréal.
D’emblée, Jérôme Laviolette m’explique que la polarisation ne tient pas tant à la chaussée qu’à la psychologie collective. « Changer l’équilibre entre les modes de transport crée chez plusieurs une impression de perte. Et on accorde toujours plus de valeur à ce qu’on risque de perdre qu’à un gain hypothétique, surtout s’il ne nous touche pas directement. »
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Selon lui, c’est là tout le cœur du malentendu. Les bénéfices des transformations urbaines, dont les pistes cyclables font partie, sont réels, mais souvent invisibles. On oppose la disparition d’un stationnement à des gains collectifs plus vastes : sécurité, fluidité, qualité de vie. Mais s’agit-il vraiment d’enjeux comparables ?
« Le débat public se concentre souvent sur l’espace ou le stationnement, dit-il, mais on oublie que le principal avantage des pistes cyclables, c’est la sécurité. Et cette sécurité entraîne à son tour plus d’inclusivité. »
À mesure que les infrastructures se multiplient, les profils de cyclistes changent. Ce ne sont plus seulement les mordus hardcore, mais aussi des enfants, des parents, des aînés. Des gens pour qui le vélo n’allait pas forcément de soi. La sécurité, c’est ce qui transforme le loisir de quelques-uns en mouvement populaire.
Une autre étude menée par l’Université McGill conclut qu’il serait possible de doubler l’espace consacré à la mobilité active, tout en observant d’importants gains pour les cyclistes, et ce, sans impact significatif sur l’espace réservé aux voitures.
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Jérôme Laviolette rappelle que la vitesse à laquelle le changement s’est produit a contribué aux tensions qu’on observe. « La transition s’est faite vite, surtout dans les dernières années. Et contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont pas les élus de Projet Montréal qui tracent les pistes, mais des équipes d’ingénieurs et d’urbanistes. Des pros de l’aménagement et du transport, dont l’expertise évolue avec le réseau. La Ville apprend et s’améliore avec chaque projet. »
Selon lui, l’acceptation viendra avec le temps. Une fois les pistes en place, les gens finiront par s’y faire, et souvent, par ne plus vouloir s’en passer. « C’est une étape qu’il faut franchir, dit-il. Un jour, j’espère, plus personne ne contestera l’évidence d’avoir des pistes cyclables protégées, comme c’est désormais le cas aux Pays-Bas. »
L’histoire récente lui donne raison. Souvenons-nous, lors de son lancement en 2008, comme le système de vélos en libre-service BIXI paraissait presque ringard. Aujourd’hui, il se fond au décor montréalais, au point d’avoir été sacré par le magazine Time comme l’une des plus grandes inventions du siècle naissant, aux côtés du vaccin contre la COVID-19, d’un télescope de la NASA et du iPhone.
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La division politique et symbolique
Selon un récent sondage Léger, 71 % des résidents du Grand Montréal souhaitent qu’on soutienne davantage le vélo comme moyen de transport. Un appui solide — jusqu’à ce qu’on prononce les mots maudits : stationnement perdu.
Mary Deros, la conseillère d’Ensemble Montréal à Parc-Extension, en a fait la démonstration en versant un peu d’huile sur le feu : « Nous rétablirons le stationnement sur Querbes et Ball des deux côtés de la rue. Merci d’appuyer notre équipe lors des prochaines élections. »
En tête des sondages, Soraya Martinez Ferrada, cheffe d’Ensemble Montréal, a ouvert sa campagne en promettant un moratoire de douze à dix-huit mois sur toute nouvelle piste cyclable, le temps d’en « évaluer la dangerosité ». Une sortie jugée par plusieurs comme opportuniste, populiste et franchement clivante. Elle ne veut pas stopper le développement, mais marquer une pause : un audit complet du réseau dans les 100 premiers jours, avant de relancer la machine.
Projet Montréal, lui, veut garder le cap : 200 kilomètres de nouvelles pistes d’ici 2027, dont 10 axes du REV, avec l’objectif d’assurer une station BIXI à moins de 15 minutes à pied pour tous. Sécurisation des intersections, subventions pour vélos électriques ou adaptés. La volonté a beau être là, le souffle du parti sortant faiblit. L’usure du pouvoir, diront certains.
Transition Montréal va dans la même veine, misant sur une approche plus inclusive, notamment des BIXI avec sièges pour bébé dès 2026.
À l’inverse, Action Montréal dénonce l’expansion de la mobilité active et fait de la fluidité automobile son cheval de bataille.
Enfin, Futur Montréal veut « mettre fin au chaos cyclable » : bloquer les nouvelles pistes sur les artères commerciales et les rediriger vers des rues résidentielles ou des corridors verts.
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Entre progrès et résistance
Jérôme Laviolette reconnaît que les prochains aléas politiques pourraient mettre des bâtons dans les roues du développement. « Montréal vit un moment charnière. Il y aura peut-être des reculs temporaires, mais partout dans le monde, la direction semble claire : le mouvement va vers plus de pistes, pas moins. »
L’ampleur prise par ce débat illustre à merveille la loi de futilité de Parkinson : plus un sujet est simple, plus il déchaîne les passions. Pendant que le logement, l’itinérance ou la sécurité exigent courage et vision, on se chicane sur des bandes de bitume. Tout le monde a une opinion sur les pistes. C’est visible, concret, accessible. Résultat?
On se pogne sur le REV pendant que dans l’ombre, les vrais chantiers s’enlisent.
Le dernier débat de Radio-Canada a ouvert le bal sur ce sujet. Les pancartes électorales en sont pleines. Et cette chronique, je le reconnais, l’alimente également. Dans certains arrondissements, comme Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, les pistes ont provoqué de véritables levées de boucliers, parfois même des manifestations. Ailleurs au pays, à Toronto, le maire Doug Ford voulait carrément les démanteler. Son plan, appuyé par le gouvernement ontarien, n’aura pas tenu la route. La Cour supérieure de justice l’a déclaré inconstitutionnel, estimant qu’il mettait en danger la vie et la sécurité des citoyens.
Bref, ces rubans d’asphalte sont devenus des lignes de fracture. Mais à l’heure de l’urgence climatique et du boom démographique, les villes ont-elles encore le luxe de reculer?
Pour favoriser l’adhésion citoyenne, Jérôme Laviolette voit deux pièges à éviter.
D’abord, ne pas lever le pied. Montréal vit un momentum réel, une dynamique porteuse qu’il serait dommage de freiner.
Ensuite, mieux expliquer. Les transformations urbaines bousculent les habitudes, et pour qu’elles soient acceptées, il faut apprendre à les raconter. Impliquer plus tôt, consulter davantage, parler autrement. Bref, accompagner le changement pour qu’il soit compris, pas subi.
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Les angles morts du débat
Croire que Montréal forme un tout homogène serait naïf, voire un peu condescendant. La ville est traversée par une fracture bien réelle entre centre et périphérie. Et le vélo, lui, n’est pas une option universelle : il dépend des infrastructures, de la culture… ou tout simplement des distances à parcourir. Il y a ceux qui peuvent se permettre de vivre sans voiture, et ceux pour qui elle reste une nécessité.
Montréal est une mosaïque de quarts de nuit, de parents pressés et de détours impossibles. Une ville fragmentée, inégale, enrageante dans ses contradictions. Mais de là à faire du vélo un bouc émissaire, il y a tout un virage et un brin de mauvaise foi derrière le guidon.
Le débat sur la mobilité active est légitime, même nécessaire. Mais le transformer en croisade électorale, au moment où la ville cherche encore son équilibre, c’est détourner la conversation pour mieux s’inviter à l’hôtel de ville.
Parce que les pistes cyclables ne freinent pas Montréal. Elles la font avancer autrement. Et, pour une rare fois, dans le bon sens.

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