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Pour en finir avec les ogres

Pour en finir avec les ogres

Gilbert Rozon et les beaux monsieurs à cravate. 

Par
Audrey Boutin
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Arrêtez-moi si vous la connaissez.

Une femme accuse un homme d’agression sexuelle. Après une brève enquête, un procès a lieu. À ce procès, on écoute les témoignages d’une ribambelle très blanche et très grise de messieurs qui ont travaillé de près ou de loin avec l’accusé. L’un après l’autre, ils vomissent ses compétences, salivent en le qualifiant de visionnaire et affirment du bout des lèvres que son seul crime était celui d’être un peu trop charmeur avec les femmes. Une fois leur souffle repris, ils s’acharnent sur la plaignante, affirmant que celle-ci a sans doute cherché à avoir un moment d’intimité avec l’accusé, celui-ci étant un homme si exceptionnel et elle une femme si médiocre qu’elle aurait été prête à tout pour accéder à ne serait-ce qu’une miette de sa notoriété.

Après cette pluie d’éloges tentant de se faire passer pour un témoignage sérieux, l’accusé est déclaré non coupable et est libre de retourner vaquer à ses occupations, petite claque d’encouragement dans le dos de la part du juge en sus.

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Je vois votre petite main se lever. « Ben oui. Tu parles de Gilbert Rozon. »

Eh non. Je vous parle de Marc Bissonnette, un chirurgien accusé d’agression sexuelle sur une patiente endormie pendant les années 1990. Mais je vous comprends d’avoir fait une erreur et je vous pardonne. Après tout, Bissonnette aussi bénéficiait d’un boys club à la langue bien longue et épaisse pour le défendre quand besoin il y a eu.

Mais oui, je vais aussi parler de Gilbert Rozon.

C’est quoi, un ogre?

Après cinq ans passés à la barre d’un balado de true crime, s’il y a bien un trope que j’aimerais voir disparaître du petit comme du grand écran, c’est celui de la femme qui se lève le matin avec une coiffure et un maquillage impeccables ainsi qu’une haleine digne d’une annonce de rince-bouche. Ah! et celui de l’agresseur comme étant un homme vêtu d’un hoodie zippé jusqu’à son menton mal rasé se terrant dans l’ambiance enfumée des bars et les zones d’ombres des parcs afin de bondir sur leur victime.

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Cette image, je vois bien qu’elle a imbibé l’imaginaire de Pierre Marc Johnson, ex-chef du PQ et grand chum de Gilbert venu témoigner à son procès. « L’homme qu’on décrit, une espèce d’ogre, ne ressemble pas du tout à la personne que je connais depuis 40 ans », s’est-il exclamé, incapable de voir ce que mes collègues du Musée des beaux-arts avaient pourtant compris il y a de ça plus de dix ans.

Par contre, l’emploi du mot « ogre » par l’ex-politicien me fait valser du sourcil. Johnson aurait-il par inadvertance fait référence à La chute de l’ogre, un documentaire paru en 2023 et présentant le mythique acteur français Gérard Depardieu fantasmer sur l’odeur et l’allure des parties génitales d’une fillette? La coïncidence vaut la peine d’être soulignée, mais je suis prête à parier que l’interprète déchu de Cyrano de Bergerac non plus ne correspond pas à cette image que Johnson s’est faite d’un « ogre ».

Après tout, ni Gilbert ni Gérard ne ressemblent à des ogres. Ils ressemblent à… des hommes. Des hommes comme Pierre Marc Johnson.

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Des ogres et des hommes

Puisque j’arrive un peu en retard au party des chroniques sur Gilbert Rozon, le boys club et l’utilité de témoignages aussi pertinents qu’une nouvelle saison de Friends, j’aimerais sortir de sa boîte mon micro de podcasteuse pour m’adresser aux hommes qui lisent cette chronique. Parce que depuis longtemps, mes auditrices ont appris à se méfier de ces hommes au sourire étincelant qui leur promettent la lune seulement pour les faire échouer dans le coffre de leur voiture ou pire, un tribunal où elles se font demander par le corps législatif en entier pourquoi elles sont incapables de garder leurs genoux bien serrés.

Mais certains hommes semblent avoir encore beaucoup de mal à voir la vérité derrière le vernis d’acceptabilité octroyé par un veston, une cravate, un sarrau ou un stéthoscope. Une nécessité de croire en l’existence des ogres pour ne pas voir le monstre qu’ils côtoient chaque jour au bureau, dans des 5 à 7 ou des soirées mondaines où les femmes chuchotent en serrant les rangs.

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Est-ce parce que votre mère, votre grande sœur ou une cousine bienveillante ne vous ont pas appris à ne jamais laisser un verre sans surveillance, à vous promener avec vos clés enlacées entre vos doigts pour faire un cosplay un peu boboche de Freddy Krueger et à texter vos amies quand vous arrivez à la maison? Ou est-ce parce que reconnaître la monstruosité d’une personne qui vous ressemble vous forcerait à faire face à la vôtre? Celle qui vous a permis de vous épanouir et d’accumuler les titres et les chèques dans un système qui victimise les femmes et les minorités?

Les monstres ou les « ogres » existent, oui. Mais cette monstruosité ne leur permet que de frapper une seule, voire très peu de fois puisqu’une telle abjection ne peut être tolérée en société.

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En tant que femmes, et le procès Rozon vient le confirmer, nous craignons les ogres, oui, mais par-dessus tout, nous craignons ces hommes en complet-cravate qui peuvent acheter le silence des autres à grands coups de blagues grivoises et de bouteilles de scotch.

Nous craignons Marc Bissonnette, un chirurgien trop talentueux pour être reconnu coupable d’agression sexuelle. Nous craignons Dominique Pelicot, un mari trop attentif pour être reconnu coupable d’agression sexuelle. Nous craignons Gérard Depardieu, un acteur trop talentueux pour être reconnu coupable d’agression sexuelle.

Et maintenant, nous craignons ces hommes qui s’enfoncent des fourchettes dorées dans les yeux et clament haut et fort que leur grand chum, « un fabricant de bonheur », est un trop grand visionnaire pour être reconnu coupable d’agression sexuelle.

En conclusion, j’aimerais encourager les lecteurs à un peu plus écouter ce que les femmes chuchotent entre elles quand votre ami un peu lourd arrive au party.

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Et vous dire qu’en 2010, Marc Bissonnette a finalement été reconnu coupable d’agression sexuelle sur une mineure. Comme quoi le boys club n’est peut-être pas si aveugle aux ogres qui évoluent parmi ses rangs.