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Pour Anne-Marie : rencontre avec les créateurs de la piÚce Projet Polytechnique
On peut deviner que la prochaine crĂ©ation qui sera prĂ©sentĂ©e au Théùtre du Nouveau Monde, Projet Polytechnique, ne laissera personne indiffĂ©rent. Dans cette nouvelle piĂšce de théùtre documentaire de Porte Parole, les crĂ©ateurs Jean-Marc Dalphond et Marie-Joanne Boucher proposent un rĂ©cit sensible et nĂ©cessaire pour Ă©veiller les consciences en plongeant au cĆur de diffĂ©rents enjeux liĂ©s Ă lâĂ©vĂ©nement tragique du mĂȘme nom, dont les dĂ©rives de lâunivers des masculinistes, le combat pour un meilleur contrĂŽle des armes Ă feu au Canada, la violence faite aux femmes et la polarisation de notre sociĂ©tĂ©, exacerbĂ©e aujourdâhui par les mĂ©dias sociaux.
Le but de cette production? Ouvrir le dialogue pour aller au bout de ces tabous et ainsi ne plus jamais revivre un drame comme celui survenu le 6 décembre 1989.
Câest peut-ĂȘtre aussi un devoir de mĂ©moire envers celles qui sont dĂ©cĂ©dĂ©es ce jour-lĂ .
Ă quelques jours de la premiĂšre, URBANIA et le Théùtre du Nouveau Monde vous proposent une rencontre avec les deux artistes qui ont gĂ©nĂ©reusement acceptĂ© de rĂ©pondre Ă nos questions Ă propos de leur processus de crĂ©ation, mais aussi de leur dĂ©sir dâaborder collectivement un sujet aussi sensible.
Pour commencer, jâaimerais vous demander : oĂč Ă©tiez-vous, le 6 dĂ©cembre 1989? Quel est votre rapport face aux Ă©vĂ©nements survenus Ă Polytechnique?
JM : Câest drĂŽle que tu nous demandes ça en commençant, parce que câest aussi comme ça quâon a amorcĂ© notre processus et quâon a abordĂ© nos interlocuteurs.
Ma cousine Anne-Marie fait partie des victimes de ce soir-lĂ . Jâai un souvenir extrĂȘmement vif de la position de mon corps dans le salon de la maison familiale, de ce que je portais ce soir-lĂ , de lâangle dans lequel jâai pointĂ© le doigt vers la tĂ©lĂ©vision en disant: « Anne-Marie va Ă cette Ă©cole-lĂ . » Il sâen est suivi une longue nuit dâattente, et câest seulement le lendemain matin quâon a appris que ma cousine faisait partie des victimes. MĂȘme si ma douleur nâĂ©tait rien comparĂ©e Ă celle vĂ©cue par ma tante et mon oncle, jâĂ©tais trĂšs proche de mes cousins et cousines. Ăa a Ă©tĂ© une pĂ©riode difficile pour toute ma famille. En plus, jâai failli ne pas pouvoir assister aux funĂ©railles de ma propre cousine, Ă la basilique Notre-Dame, par manque de place. Les funĂ©railles nâappartenaient plus Ă ma famille ni Ă celles des autres victimes, elles appartenaient au gouvernement. CâĂ©tait trĂšs compliquĂ© Ă vivre.
MJ : De mon cĂŽtĂ©, jâĂ©tais une jeune fille de 14 ans au Saguenay. Je ne me souviens pas oĂč jâĂ©tais quand je lâai appris, mais je me souviens Ă quel point ça mâa marquĂ©e. Jâai perdu une naĂŻvetĂ©, une certaine insouciance.
Jâai appris, jâai su que parce que jâĂ©tais une femme, je pouvais mourir. Ăa a changĂ© le cours de ma vie.
Et à partir de là , comment en vient-on à créer un spectacle sur le sujet? Quelle est la genÚse du projet?
MJ : Tous les 6 dĂ©cembre, depuis que je suis sur les rĂ©seaux sociaux, je publie quelque chose sur ma page Facebook en lâhonneur des femmes qui ont perdu la vie ce soir-lĂ . Câest important, pour moi, de me souvenir. En 2018, jâai publiĂ© une photo de mon fils pour appeler les gens Ă bien aiguiller nos jeunes garçons, pour que le 6 dĂ©cembre reste un mauvais souvenir. Ă ce moment-lĂ , je ne connaissais pas encore Jean-Marc personnellement. Je savais qui il Ă©tait, je lâavais vu jouer, mais on ne se connaissait pas. Il a commentĂ© ma publication et câest comme ça que jâai su que sa cousine Ă©tait lâune des victimes. En faisant quelques recherches, jâai aussi appris que sa tante a Ă©tĂ© une militante trĂšs impliquĂ©e dans le dĂ©bat sur le contrĂŽle des armes Ă feu. Jâai Ă©crit Ă Jean-Marc « hĂ©, on devrait faire un show sur ta tante! », mais je nâai pas reçu de rĂ©ponse. Peu aprĂšs, je lui ai réécrit pour mâexcuser, rĂ©alisant que cette proposition Ă©tait peut-ĂȘtre dĂ©placĂ©e de ma part. Cette fois-lĂ , il mâa rĂ©pondu presque immĂ©diatement : « Je ne tâai pas rĂ©pondu parce que ça mâa fait rĂ©flĂ©chir; jây ai pensĂ© souvent, moi aussi. »
JM : Cette annĂ©e-lĂ , comme chaque annĂ©e, jâavais publiĂ© sur Twitter le nom des 14 femmes, et jâavais reçu des rĂ©ponses haineuses, du type « elles ont eu ce quâelles mĂ©ritaient », ou « elles ont couru aprĂšs ».
Je sentais lâurgence de faire quelque chose.
Marie-Joanne et moi, on sâest rencontrĂ©s et, cinq ans plus tard, on a un spectacle Ă vous prĂ©senter.
Quelle est la nature de cette urgence dont tu parles, Jean-Marc? Pourquoi crĂ©er cette piĂšce-lĂ aujourdâhui, plus de 30 ans aprĂšs les Ă©vĂ©nements?
JM : Parce quâil y a un flou prĂ©sentement dans lâespace civil sur le contrĂŽle des armes Ă feu. Certains considĂšrent le port dâarmes comme un droit, le mouvement pro-gun utilise le slogan Gun Rights Are Human Rights, et câest terrifiant. De plus, la montĂ©e du masculinisme est un phĂ©nomĂšne qui se rĂ©pand comme une traĂźnĂ©e de poudre grĂące aux rĂ©seaux sociaux. On a juste Ă penser Ă des hommes comme Andrew Tate. DĂ©sormais, on peut exprimer ces idĂ©es haineuses Ă visage dĂ©couvert.
Le vocabulaire de la communautĂ© des incels a dĂ©sormais transcendĂ© lâespace virtuel pour se rĂ©pandre dans notre quotidien. Si on ajoute à ça le phĂ©nomĂšne des Tradwife et lâidĂ©ologie misogyne qui se cache derriĂšre, câest un mĂ©lange extrĂȘmement dangereux auquel on assiste prĂ©sentement.
MJ : Il y a cinq ans, on pensait quâon serait « passĂ©s date »⊠Finalement, force est de constater que ce nâest pas du tout le cas. Savoir, câest un premier rempart. Ce quâon vous prĂ©sente, ce nâest pas un TED Talk. On est aussi loin de ce quâon a fait en balado pour OHdio. Oui, on expose les faits, mais, cette fois-ci, il sâagit avant tout dâun rĂ©cit théùtral. Ă la fin de cette piĂšce-lĂ , vous allez connaĂźtre, vous allez savoir ce qui sâest passĂ© et on pourra se tenir les coudes, ensemble, devant le raz-de-marĂ©e qui nous attend si on choisit dâignorer la menace.
Que pensez-vous du théùtre comme média pour aborder un sujet aussi difficile que celui-ci dans notre société?
JM : Marie-Joanne le dit souvent : « La force du théùtre, câest dâĂȘtre tout le monde ensemble, dans un mĂȘme endroit, Ă partager le mĂȘme moment, la mĂȘme Ă©motion, le mĂȘme impact que ça peut nous faire. » Tu peux tâappuyer sur ton voisin, qui vit la mĂȘme chose que toi, peu importe si câest ton ou ta partenaire, un.e ami.e ou mĂȘme un.e inconnu.e. Câest sâancrer dans quelque chose de vivant, dâorganique, qui a le pouvoir de stimuler lâindignation et de nous donner lâenvie dâagir.
MJ : Le théùtre, câest un moment oĂč la communautĂ© se ressoude.
On leur doit bien ça, Ă Anne-Marie et aux 13 autres femmes : prendre trois heures de notre vie pour aller voir Projet Polytechnique. Aller au théùtre, câest un acte dâhumanitĂ©.
Quel a Ă©tĂ© votre plus grand dĂ©fi au cĆur du processus de crĂ©ation?
MJ : La longueur! Ăa aura pris cinq ans avant de pouvoir livrer le spectacle, notamment Ă cause de la pandĂ©mie. Mais câĂ©tait aussi un projet difficile Ă rĂ©aliser. Si jâavais su Ă lâavance tout ce que je mâapprĂȘtais Ă vivre sur le plan Ă©motionnel, je ne sais pas si je lâaurais fait.
JMÂ : MĂȘme chose pour moi.
MJ : Mais malgrĂ© les moments difficiles, il y a toujours eu ma curiositĂ©, mon dĂ©sir de comprendre⊠Pourquoi des gens peuvent-ils penser comme ça? Câest cette trame-lĂ qui mâa par-dessus tout retenue dans le projet.
JM : Cela dit, avoir envie de comprendre ces gens-lĂ , ce nâest pas leur donner un passe-droit pour se faire pardonner. Câest Ă nous, collectivement, de poser des gestes concrets en tant que sociĂ©tĂ© pour prĂ©venir et guĂ©rir.
Jean-Marc, comment on se sent en tant quâhomme qui fouille cet enjeu de la violence faite aux femmes?
JM : Une des premiĂšres questions que je me suis posĂ©es dans ce processus, câest : « Est-ce que moi, un homme, en 2019, je peux parler de ça? » On a eu une sĂ©rieuse pĂ©riode de rĂ©flexion Ă ce sujet, et on a dâailleurs embauchĂ© un maximum de femmes dans lâĂ©quipe. Je ne voulais pas quâon reflĂšte uniquement mon point de vue, je nâai jamais eu ce dĂ©sir-lĂ .
MJ : Il mâa rapidement dit quâil ne monterait jamais seul sur scĂšne, jamais sans au moins une femme Ă ses cĂŽtĂ©s. Il Ă©tait trĂšs conscient, mĂȘme plus que moi, de la fragilitĂ© de sa position.
JM : Ăa me dĂ©concerte Ă©normĂ©ment, en tant quâhomme, dâĂȘtre tĂ©moin des gestes les plus extrĂȘmes. De nombreux incels disent que LĂ©pine est un prophĂšte, et certains ont voulu reproduire son geste. Il y a mĂȘme une sorte de rituel religieux qui sâest créé autour de lui, câest trĂšs perturbant. On ne lâutilise pas dans le spectacle, mais jâai trouvĂ© en ligne une reproduction dâun portrait de LĂ©pine, une mosaĂŻque faite Ă partir de photos de 4 771 tueurs de femmes.
MJ : Imaginez : quelquâun a passĂ© des heures et des heures Ă crĂ©er cette mosaĂŻqueâŠ
JM : Câest pas un hommage Ă LĂ©pine, selon moi, mais un crachat Ă toutes ses victimes et Ă leurs familles.
Comment espĂ©rez-vous que votre spectacle et ce quâil aborde seront reçus dans lâespace public?
MJ : On espĂšre quâil aura un effet rassembleur, quâil donnera une envie dâagir, mais je ne le dis pas de façon moralisatrice⊠une envie de participer, plutĂŽt. De faire sa part. Ce quâon fait avec ce projet, câest lancer une toute petite goutte dâeau sur ce grand feu-lĂ . Ăa ne veut pas dire quâon y va avec moins dâentĂȘtement, dâacharnement ou de cĆur.
Notre but, câest dâinspirer les gens.
JM : Moi, jâespĂšre que la piĂšce va agir comme un Ă©veilleur de consciences. Ce quâon rĂ©vĂšle dans cette piĂšce-lĂ , ça fait partie des choses quâon essaie tant bien que mal dâignorer, mais les regarder en face est un mal nĂ©cessaire. AprĂšs le spectacle, tous et toutes feront ce quâils veulent de ce quâon expose, Ă la hauteur de leurs capacitĂ©s. Mais lâignorance ne pourra plus ĂȘtre une excuse pour ne pas agir.
MJ : Venir voir le show, câest dĂ©jĂ un immense pas vers lâavant. Ce spectacle, on lâa rĂ©flĂ©chi de façon lumineuse. Câest un spectacle qui, malgrĂ© tout, nous fait du bien pour vrai. Câest un vrai rĂ©cit théùtral, fait avec presque rien. Oui, on est au Théùtre du Nouveau Monde, ça a de lâenvergure, mais on ne se cache pas derriĂšre des projections, des grands dĂ©cors. Les mots et le sujet sont Ă lâavant de la scĂšne.
JM : Je pense que la sociĂ©tĂ© est prĂȘte à ça, et le soutien quâon a reçu pour crĂ©er ce spectacle nous le dĂ©montre. On aime dire que les femmes sont derriĂšre nous, et ça nous aide. Notre lettre dâacceptation de financement public est dâailleurs arrivĂ©e le jour de la fĂȘte dâAnne-Marie.
MJÂ : Câest un beau vent dans les voiles, de la sentir avec nous.
JM : Ce spectacle-lĂ , câest une opposition entre la sphĂšre intime et la sphĂšre collective dâun Ă©vĂ©nement, et un regard ensuite sur les façons de raccommoder tout ça ensemble.
Finalement, auriez-vous quelque chose Ă dire Ă ceux et celles qui pourraient venir voir le spectacle?
JMÂ : Cette histoire-lĂ est plus grande que moi, plus grande que nous tous.
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Pour assister au résultat des cinq années de travail de ses créateurs, nous vous invitons à vous procurer des billets pour la piÚce Projet Polytechnique, qui sera présentée au Théùtre du Nouveau Monde du 14 novembre au 13 décembre 2023.