.jpg)
Portraits des électeurs de Détroit – Partie II
Pour voir la première partie de ces portraits réalisés aux États-Unis à la veille de l’élection présidentielle, c’est ici.
***
Raymond
62 ans
.jpg)
Raymond craque une Bud Light dissimulée dans un sac en papier brun. Nous sommes assis sur les ruines d’une station-service au coin de Gratiot et Mt. Elliott. Né dans les quartiers nord, il vit maintenant du côté est pour la modicité des logements. Victime de problèmes au coeur qui le contraignent à l’assurance invalidité et au soin d’un simulateur cardiaque, il a jadis fait carrière comme agent de sécurité dans le centre-ville.
«Il nous méprise et ose nous dire quoi faire. Il a guéri du virus en quelques jours à peine alors que le pays en entier est en train de claquer.»
Raymond a préféré Clinton en 2016 et votera à nouveau contre Donald Trump. « Il nous méprise et ose nous dire quoi faire. Il a guéri du virus en quelques jours à peine alors que le pays en entier est en train de claquer ». Il s’arrête prendre une longue gorgée. « Biden va entrer à la Maison-Blanche. J’en suis convaincu. Et j’aime bien Kamala Harris, une femme éloquente. La seule, depuis Obama, capable de représenter nos intérêts à Washington ».
Ce « nos / nous » c’est une communauté qu’il juge fracturée et souffrante. « Ici, dans le East Side, c’est la zone. Les gens l’évitent. Et avec raison. C’est plein de crackheads et d’itinérants qui préfèrent dormir dans les bandos plutôt que dans les refuges remplis de punaises. Juste hier – dit-il, en me pointant le commerce de spiritueux devant nous – un idiot est débarqué les poches pleines de gros billets. Il s’est fait knocker en un instant. Mais quand l’agresseur s’est emparé du magot, un type l’a tiré deux fois dans le ventre. Pak – Pak. J’te dis, les jeunes ne croient plus en rien. Tu les entends, toi aussi, les rafales de balles dans la nuit? » Je hoche de la tête par l’affirmative. « Tu penses que Trump veut régler notre misère? Shiiit, il a été élu grâce à elle ».
John Paul
27 ans
.jpg)
Devant le nouveau café troisième vague d’un secteur post-industriel, John Paul achève une visioconférence avec sa copine. Il est en visite à Détroit. Son père a terminé en juin dernier des traitements de chimiothérapie, mais en raison de la pandémie, c’est la première fois qu’il peut venir le voir en toute sécurité. Il a quitté en 2012 pour Boston afin d’entreprendre des études en architecture. Après un séjour à New York, il réside maintenant à Los Angeles, où il prépare un documentaire sur la naissance des universités afro-américaines. Il pense parfois à revenir, mais ce ne sera pas pour tout de suite.
«Je ne crois pas une seconde au basculement dans la guerre civile que certaines plateformes promeuvent. La peur et la violence ont fait assez de mal à cette nation.»
Le lendemain de la journée où George Floyd s’est fait assassiner, il a pris un billet d’avion, direction Minneapolis pour tourner des images. « Le chaos, les pleurs, les commerces saccagés et l’odeur des lacrymos. C’est une période difficile à décrire, à se rappeler même. Triste et complexe. Peu importe le gagnant du 3 novembre, le pays ne va pas s’enfoncer dans une division plus profonde. Les positions sont si ancrées qu’elles ne peuvent que stagner. Je ne crois pas une seconde au basculement dans la guerre civile que certaines plateformes promeuvent. La peur et la violence ont fait assez de mal à cette nation ».
John Paul a voté par correspondance pour les démocrates en Californie et estime qu’une réconciliation est nécessaire. « Il faut que le prochain gouvernement affiche une volonté réelle de voir les choses bouger au lieu d’encourager l’écartèlement des idéaux. Mais il ne faudrait pas être dupe et croire qu’une élection, aussi importante soit-elle, peut réparer ce qui est brisé depuis toujours. »
Dominique
32 ans
.jpg)
Il y a six ans, Dominique et son amoureux se sont fait offrir une demeure par la ville dans le quartier New Goldberg. Un coin du West Side où la majorité des maisons sont dévorées par la végétation. Un chevreuil rumine au loin alors qu’elle me présente à ses trois enfants; Immanuel, Joshua et Kennedy.
«Pour beaucoup d’Américains, il y a une perte de confiance, une méfiance envers le pouvoir. À Détroit plus particulièrement, il y a une longue histoire de promesses non respectées, de corruption et de politiques ignorant les moins privilégiés.»
« Nous nous disions, tiens, restons ici quelques années, le temps d’économiser et quittons dès que possible. La rue était alors rongée par la drogue et la prostitution. Ce n’était pas un milieu idéal pour élever une famille. Mais peu à peu, le quartier a changé. La dernière trap house a été incendiée. Les dealers sont partis. Depuis, quelques restaurants ont ouvert. Un hôpital et une école se construisent à proximité. Tout d’un coup, on s’est dit qu’on pourrait rester plus longtemps », me raconte-t-elle en s’esclaffant. « La situation s’améliore, nous n’avons plus besoin de sortir de la ville la fin de semaine pour faire des activités familiales».
Trouver un peu d’espoir. C’est que ce Dominique et son mari, un prêcheur jamaïcain sans église qui pratique de la maison, attendent de cette élection. « Pour beaucoup d’Américains, il y a une perte de confiance, une méfiance envers le pouvoir. À Détroit plus particulièrement, il y a une longue histoire de promesses non respectées, de corruption et de politiques ignorant les moins privilégiés. »
Elle m’assure qu’elle votera sans faute. « Il est temps que cette folie se termine. Dans un tel moment de division, nous avons la responsabilité individuelle de nous informer, prendre position, mais de grâce, il faut écouter les opinions de chacun, même celles divergentes. Il faut répandre l’amour. Sourire à celui qui pense différemment. C’est de cela dont le pays a vraiment besoin. »
Scott
38 ans
.jpg)
« J’ai eu la malchance de grandir à l’angle de Woodward et 7 Mile, une zone en perpétuelle guerre pour l’argent des kids blancs qui descendaient acheter leur dope ». Dans la rue dès son adolescence, Scott a vadrouillé l’ensemble du pays sur le dos des trains, comme l’exhibent les rails sur son visage. Il a des amis et des histoires dans chaque État américain. Après avoir oeuvré dans les plus gros squats d’Europe, il vient tout juste de revenir dans la ville de son enfance pour réhabiliter un ancien bordel, le Pink Inn Motel. « Qui peut se vanter d’avoir une maison où des générations de jeunes hommes ont perdu leur virginité » me questionne-t-il en éclatant d’un rire rocailleux.
Il ne votera pas cette année, comme il a toujours refusé de le faire auparavant. Il laisse tomber les cendres de sa cigarette dans la paume de sa main. « Quelle bande de bouffons ces partisans! Des deux côtés. Avec toutes les inégalités qui ravagent ce pays, faut vraiment se mentir longtemps pour arriver à croire que le gouvernement a l’émancipation du peuple à coeur ».
«C’est une ville dure, mais généreuse avec ceux qui la comprenne.»
Il considère la Motor City comme son endroit préféré sur la planète. « J’ai habité partout et je n’ai jamais rien vu de pareil. L’une des villes les plus prospères du monde ressemble aujourd’hui à un cimetière. Mais tu sais ce qui est le plus dangereux à Détroit? J’vais te le dire. Une blonde en pantalon de yoga. Si ça continue comme ça, mon bordel dans dix ans va être un Starbucks ». Il est conscient que la ville évolue, qu’elle a entamé un processus inévitable, bénéfique pour plusieurs, mais une partie de lui chérissait la décadence d’antan, « Quand je promenais mon doberman avec un couteau dans la main ».
De Christiania à Forte Prenestino, il a toujours défendu les couleurs du D, l’attitude rien à perdre qui pousse ici en toute saison. « C’est une ville dure, mais généreuse avec ceux qui la comprenne » Scott ne sait pas ce que le futur lui réserve, mais espère ne pas reprendre de sitôt son baluchon.