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Au moment de traverser la frontière américaine au cœur d’un aéroport déserté, le douanier me demande bêtement pourquoi diable je n’ai pas choisi une meilleure destination pour couvrir les élections. Détroit, et ce depuis longtemps, n’a pas bonne presse. Les échos nous provenant de ce coin du Michigan semblent constamment nourris d’inquiétudes. Violence, misère industrielle, racisme et paysage de fin du monde.
Peut-être en raison de son statut de mal-aimée, j’ai toujours été aimanté par cette métropole effondrée devenue un gigantesque village. Une terre pauvre pleine de richesses, investie de personnages qui ne l’ont jamais abandonnée et d’autres venus y trouver refuge. À l’ombre des appréhensions tendant à la mésestimer, elle rayonne par son caractère imparfait. Imprévisible et mélodieuse.
Alors que l’élection présidentielle est décortiquée sous tous les angles, j’ai entrepris de tourner les projecteurs vers les habitants de Détroit. Laisser les couleurs du hasard bercer mes rencontres et permettre à leurs histoires d’éclairer cette ville, cette élection et cette époque à reconstruire.
Doil
64 ans
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Doil prend une pause pour converser entre deux coulées de ciment. Originaire du West Side, où il demeure toujours, il croit que la situation s’améliore à Détroit, certes lentement, mais vers la bonne direction. Depuis la fin du confinement, il n’a jamais eu autant de boulot. Après ce petit chantier, il entamera au cours des prochaines semaines les fondations d’un énorme hôtel. Il estime que les nouveaux établissements voleront le marché en raison du risque de contamination des plus anciens.
«Martin Luther King est mort pour que je puisse exercer ce droit. Tout le monde vote à Détroit».
Il ne se considère pas comme le plus grand partisan de l’actuel président, mais en tant qu’ouvrier de la construction, il était en faveur des restrictions appliquées sur l’immigration illégale. Dans une ville où beaucoup de contrats s’échangent en dessous de la table, cette variable avait développé une rivalité de chantier hors de contrôle. Il n’aime pas l’arrogance de Donald Trump, ni sa conduite en générale, mais respecte sa fermeté. Ça ne l’empêchera pas de voter contre les républicains comme il l’a toujours fait depuis sa majorité, « Martin Luther King est mort pour que je puisse exercer ce droit. Tout le monde vote à Détroit ».
Il affectionne sa ville et se considère chanceux d’avoir grandi ici. Contrairement aux banlieues blanches où il juge la police corrompue par la peur, il n’a jamais rencontré aucun problème au sud de 8 Mile. Doil trouve néanmoins que la jeunesse est sans repère. « Elle se tourne très tôt vers la rue et se filme en train de se tirer dessus. En plus, ils ne vont plus à l’église », déplore-t-il. Tout comme lui d’ailleurs, mais louange au passage son éducation à l’ancienne qui lui a prodigué une bonne éthique professionnelle, « Le Michigan est un État de travailleurs et cette ville n’y échappe pas ».
Gabriela
33 ans
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Née en Floride et élevée dans le Venezuela d’Hugo Chavez, Gabriela a vécu un peu partout. Entre Caracas, Oakland, Marseille et Barcelone, elle a voyagé en Iran, au Népal, de l’Ukraine au Laos avant de déposer ses valises à Détroit. Un endroit hors du commun où elle sentait qu’il se passait quelque chose de rarissime. Elle avoue avoir toujours eu un faible pour les villes écorchées.
Elle hésite lorsque je lui demande si elle va voter. Mais en fait, elle sait très bien qu’elle ne le fera pas.
Femme de savoir et photographe récompensée, elle s’exprime dans un français raffiné. En juin dernier, elle a mis la main sur une maison pour 2 000$ dans le East Side. En échange de leçons d’espagnol et quelques dollars, ses amis l’aident pour différentes opérations de rénovation. Je la rencontre un soir, éclairée à la bougie, occupée à prendre des mesures et couper des planches pour une pièce en devenir. Cette immense maison centenaire, elle veut en faire un centre alternatif où vivra un ciné-club, une chambre noire, une bibliothèque communautaire et des ateliers. Un lieu qui, elle l’espère, rassemblera les artistes du quartier. Accompagnée de sa chienne Lola, elle incarne toute l’identité punk de Détroit, l’âme du Do It Yourself.
Elle hésite lorsque je lui demande si elle va voter. Mais en fait, elle sait très bien qu’elle ne le fera pas. Elle réalise la gravité de la situation, que le futur politique américain est pavé d’incertitudes, mais Gabriela demeurera fidèle à ses convictions anarchistes.
Stephen
67 ans
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Stephen habite sur une petite rue où tout le monde se salue. Avant de s’installer où l’on entend les criquets la nuit, il a tenu les rênes du Scrap bar. Un lieu culte décoré entièrement par des débris dans un sous-sol de Greenwich Village. Institution underground de la fin des années 80, il me raconte ses nuits d’excès avec le poète beatnick Allen Ginsberg et Joe Strummer, le chanteur des Clash. Il se rappelle d’une soirée où le bar était rempli de gothiques et de métalleux, il a offert une tournée à des types habillés en costume. Il les trouvait courageux de s’aventurer dans son antre ainsi vêtus. Ils n’ont pas daigné lui offrir de pourboire.
Le 3 novembre prochain, il compte bien voter même si les candidats le dépriment. « Deux partis, un seul côté », me répète-t-il.
Sentant l’embourgeoisement s’attaquer de plein fouet à son Brooklyn natal, il a rêvé de tout quitter pour venir s’établir à Détroit. C’est ce qu’il a fait. Aujourd’hui, il vend sur Etsy des luminaires bricolés avec des morceaux de phares d’automobile qu’il nomme Crash Lights. Un artisanat de récupération dans la continuité de sa pratique et celle de son concitoyen Tyree Guyton. Il se sent à la bonne place ici.
Le 3 novembre prochain, il compte bien voter même si les candidats le dépriment. « Deux partis, un seul côté », me répète-t-il, préférant de loin les perspectives suggérées par Bernie Sanders.
Ah j’oubliais! Voyez-vous, l’histoire des radins en veston qui détonnaient de sa clientèle, eh bien l’un d’entre eux obtiendra peut-être un deuxième mandat à la Maison-Blanche. Un souvenir que Stephen aura bien en tête lorsqu’il se tiendra devant l’urne.
David
30 ans
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David avoue avoir fui son quartier du East Side. Il a habité plusieurs années entre Phoenix, Las Vegas et San Francisco. Un hiatus qui lui a fait découvrir un nouveau visage de ce pays si grand et diversifié. Lorsque son grand-père, de qui il était très proche, est tombé gravement malade, il est revenu dans sa ville d’origine. Mais quelque chose de différent s’était forgé en lui durant ses années d’exil.
«C’est une ville où l’amour transpire de partout. Oublie la fameuse hospitalité du Sud, il n’y a rien de mieux que Détroit », me confie-t-il.
Avec sa longue coiffure, le maquillage, les talons et les faux ongles, David dévoile un look qu’il avait toujours caché à Détroit. Il considérait une telle extravagance comme dangereuse. Mais depuis son retour, il y a maintenant quatre ans, il n’a reçu que de l’affection. Cette acceptation lui a fait réaliser que les mentalités n’évoluaient pas juste le long des côtes, mais aussi dans les hood du Midwest.
« Malgré tous ses drames, c’est une ville où l’amour transpire de partout. Oublie la fameuse hospitalité du Sud, il n’y a rien de mieux que Détroit », me confie-t-il. Une fierté qu’il expose dans sa propre ligne de vêtements. Des t-shirts dévoilant des messages promouvant la culture urbaine.
Chaque ville a ses casse-têtes à résoudre, mais David ne doute pas un instant de la renaissance de Détroit. Son histoire est complexe, parfois radieuse, souvent injuste, mais il est convaincu que les contours d’un changement pointent à l’horizon et compte bien faire partie de ceux qui l’exprimeront le 3 novembre prochain.