.jpg)
Plongée dans l’univers du Bain colonial de Montréal
« Tu connais le Bain colonial? Un ami m’en parlait hier soir, c’est un genre de sauna/club social du Plateau pour les hommes queers intellectuels, principalement pour discuter et faire des rencontres avec des gens de tous âges, mais pas que… »
Ma boss manie l’art du teasing avec brio. Il ne m’en fallait pas plus pour plonger. Seul bémol : contrairement aux apparences, je ne suis pas un homme gai, je ne peux donc pas mettre les pieds dans le plus vieux sauna gai de la métropole. Too bad. Heureusement, je connais quelqu’un qui s’est mouillé et déshabillé pour moi. Et tant qu’à faire, son chum aussi était de la partie.
Mais avant qu’on se jette à l’eau, j’ai voulu en savoir plus sur l’histoire du lieu et des personnes qui le fréquentent en me plongeant dans un article de recherche intitulé « Partager l’entre-soi : Homosociabilité et homosexualité dans un bain turc montréalais ». On y apprend, entre autres, que le Bain colonial est l’un des plus anciens bains turcs encore en activité en Amérique du Nord.
« D’abord fréquenté par une population juive, cet établissement centenaire est graduellement devenu un lieu central de l’histoire homosexuelle montréalaise, tout en préservant une partie de son identité d’origine et en permettant la cohabitation généralement paisible de minorités ethniques, religieuses et sexuelles au sein d’un espace clos », peut-on y lire. Le décor est planté.
.jpg)
Mon ami, qu’on appellera Tristan pour l’occasion, confirme les dires de l’article. « Sur place, un habitué des lieux nous a dit que c’était presque familial comme bain! », raconte ce baigneur du dimanche, en souriant. « Non, mais ça veut dire qu’on peut aussi y aller pour autre chose que pour baiser! »
« Il ne faut pas aller au Bain colonial en se disant qu’on y va pour avoir une relation sexuelle, parce qu’on pourrait être déçu! Ce n’est pas du tout automatique. En fait, on ne va pas forcément là-bas pour consommer, mais si l’occasion se présente, ça va se faire », me lance D*, habitué des lieux. Aussi simple que ça.
« C’est un réel espace de liberté. Même si la façon de fonctionner à l’intérieur est normée. Il y a une organisation spatiale des différents types d’activités qu’on peut y trouver. Il y a des espaces lumineux moins propices à la consommation sexuelle, mais très sympas pour chiller ou discuter. Il y a ce petit côté “club social”, c’est vrai, où les gens sont tous nus pour discuter, et où ils se revoient souvent par la suite », raconte encore D*, qui avait l’habitude d’y aller une à deux fois par semaine quand il vivait encore à Montréal. « L’hiver, le Bain, c’est vraiment très, très agréable! Ça fait du bien d’être nu et de prendre le chaud alors qu’il fait -15 dehors! Ça permet de relaxer et de retrouver des copains. Ça évite parfois le blues du dimanche soir et ça atténue la dépression saisonnière… »
Qui s’y baigne?
Dans le Bain, la fréquentation est russophone, juive orthodoxe ou arabe là où c’est lumineux. « Ce qui fait qu’il y a une certaine retenue dans ces espaces-là », confie D*, qui se souvient qu’à une époque, il y a déjà eu quelques petites altercations entre Russes et gais.
« Mais tout de suite, le Bain a réagi avec des pancartes à côté des banquettes, pour rappeler que l’espace était partagé et que des comportements appropriés étaient attendus. Il y a eu quelques tentatives de réguler un peu les pratiques. L’établissement a aussi tenté de réglementer le partage ou l’utilisation des bains (pas plus de 3 h, pas de branche de chêne pour se flageller, etc.), mais personne ne respecte ça et c’est pas gênant! Il y a une fluidité dans la façon dont s’organise cette coexistence. »
.jpg)
Sur place donc, des baigneurs de tous bords se retrouvent dans le même bateau, mais avec des rituels bien à eux. L’insolite est souvent de mise, comme lorsqu’en fin de journée, et en fonction de certains jours de la semaine, le Bain se transforme parfois en cantine improvisée. « Ça peut paraître improbable pour un sauna : mais le soir vers 17 h, 18 h, certains habitués russes soupent sur place, ils ont leur bouffe dans le frigo, raconte D*. Ils vivent leur vie en groupe! »
Bien souvent, l’après-midi, les personnes âgées sont reines au Bain colonial. « Elles sont parfois très, très âgées. Pour certaines, c’est peut-être le seul espace dans lequel elles peuvent vivre librement leur homosexualité. Ce n’est pas forcément facile à vivre en maison de retraite ou ailleurs à cet âge-là. Le Bain crée alors de belles rencontres entre jeunes et moins jeunes. Il y a des discussions qui s’engagent facilement et naturellement entre des personnes qui n’ont, a priori, aucun rapport », confie D*, avant d’ajouter que les professeurs d’université font partie de la population surreprésentée au 3963, av. Coloniale.
« Le temps d’un sauna, certaines distinctions sociales s’atténuent, et la nudité y joue pour beaucoup là-dedans. Le Bain aplanit les différences : c’est un lieu improbable, suspendu dans le temps et l’espace, où les rapports sociaux sont mis sur pause. Et c’est aussi un vrai lieu de rencontres! Avec mon conjoint, on s’est fait de très bons amis là-bas et c’est le cas pour beaucoup de monde. »
.jpg)
Tristan et son compagnon, qu’on appellera Iseut, n’ont en effet pas eu trop de mal à attirer les convoitises. « Ici, vous pouvez vous changer, mais pas de sexe. Ok? », leur a d’abord rappelé le réceptionniste, « un trentenaire gai un peu creep » selon les souvenirs de nos deux acolytes en eaux troubles.
« De l’extérieur, c’est d’époque, ni moche ni beau. Mais en entrant, on a plongé dans un building d’une autre époque. C’est austère, glauque, style fin années 80. Avec un petit côté soviétique! Sans parler de la vieille moquette au sol. (rires) Ce n’est pas sale, par contre! », raconte le duo qui a rapidement senti les regards se poser sur eux.
« À peine arrivés, il y a des gars qui ont commencé à nous mater! Comme s’ils étaient surpris… En fait, on était trop beaux, je crois! (rires) En toute modestie, on était les plus beaux du Bain, c’est clair! Certains, trop contents, se sont mis à nous suivre, mais on s’est enfermés dans notre chambre. (rires) En fait, ils voulaient juste savoir s’il y avait moyen d’avoir un rapport, mais ils sont restés très respectueux, pas insistants du tout », confie Tristan, conscient d’avoir baigné dans un monde qu’il n’a pas l’habitude de côtoyer.
.jpg)
« En déambulant dans les différents espaces, il y avait des portes de salles entrouvertes avec des gens qui attendaient à l’intérieur. Un peu plus loin, il y avait aussi une salle de sport qui avait l’air de ne servir à rien. Peut-être pour s’exhiber? Je ne sais pas… », me raconte Tristan, tel un espion en mission spéciale.
.jpg)
« Arrivés en haut, on est passés devant plusieurs pièces où il y avait des chaises mises en U avec un vieil écran où un film de cul jouait en fond, ça donnait presque envie. (rires) Au niveau des douches, il y a comme une “salle du boucher” avec des bancs où une vingtaine de personnes discutaient en français, anglais ou russe, dont deux, culs nus sur la table. Ils avaient l’air bien chill! », raconte le baigneur, qui a pris sa douche en bonne compagnie. « Tout le monde était assis en train de nous regarder nous doucher. On était un peu gênés, mais ça allait! Comme on était les plus beaux, je ne me sentais pas mal à l’aise. (rires) »
L’autre perle des lieux : le sauna sec qui abrite « des parpaings avec des planches en bois en guise de bancs », se souvient Iseult. « Dans le coin, une porte de four géante, on aurait dit la bouche des enfers avec un manche en bois, et une porte lourde qui grince. Un vrai truc de film, et cette énorme chaleur qui se dégage d’outre-tombe… Mémorable. »
.jpg)
C’est aussi là que le couple a fait plus ample connaissance avec certains amateurs des lieux. « Petit à petit, trois ou quatre gars ont commencé à rentrer, sans jamais parler, mais en nous regardant », racontent Tristan et Iseut, qui ont rapidement constaté qu’ils faisaient leur petit effet auprès d’un habitué en particulier. Mais ce qui se passe au sauna reste au sauna.
Le pire spot du Bain? Le jacuzzi. « On n’y a pas mis un pied, ça ne donnait vraiment pas envie… Et puis, il y avait une personne âgée, habituée des lieux, qui trempait là depuis un moment. On ne voulait pas la déranger… », confie Tristan, sans regret, qui garde un bon souvenir de sa première fois au Bain.
« En blaguant, on se dit parfois qu’au bain vapeur, on inhale plus d’amiante qu’autre chose! »
« En fait, là-bas, tu vis la détente avec la rencontre et plus si affinit és, sans tabou : alors je comprends qu’on y revienne! Seul bémol selon moi : l’aspect glauque du lieu et d’une partie de la clientèle, quand même. Certains y vont clairement pour “faire du sexe” parce qu’ils n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent, c’est un peu le lieu de la dernière chance », raconte celui qui prévoit quand même remettre le couvert un mardi soir. « Apparemment, c’est le jour où un groupe de jeunes queers y va… Le mot s’est donné donc ça se sait! J’aimerais bien voir ce que ça donne. »
Un bain centenaire dans son jus
Encore une fois, D* rejoint Tristan (non, pas au sauna) sur le côté glauque des lieux et ne mâche pas ses mots. « C’est super laid à l’intérieur! Carrément hideux même. Il y a certaines choses qui n’ont pas bougé depuis 100 ans. Parfois, pour rire, on se dit qu’au bain vapeur, on inhale plus d’amiante qu’autre chose. La moquette doit dater de 1970, à base de vert psychédélique et de motifs grossiers. C’est dans son jus, pour de vrai », annonce D*, qui y trouve tout de même un certain charme. « Clairement, quand tu vas dans ce genre de bain, c’est pas pour te baigner! C’est pour le côté rencontres et détente », résume Tristan.
.jpg)
Seule réelle énigme du Bain colonial : les propriétaires. Personne ne les connaît vraiment. « On aperçoit parfois la proprio, mais c’est très bref. Il y a quelque chose de très discret chez eux. Mais on sait que c’est la même famille juive qui tient ce lieu depuis 100 ans », précise D*, inquiet quant à l’avenir de cet endroit culte de Montréal.
« En ce moment, il y a beaucoup d’institutions montréalaises qui disparaissent, souligne-t-il. C’est triste et ça inquiète les adeptes du Bain, ils savent que l’endroit vaut une petite fortune si les propriétaires (plus tout jeunes) décident de le vendre… Si ça se perd, c’est une institution de la communauté gaie de Montréal qui disparaîtrait. »
C’est donc le moment ou jamais d’aller faire trempette. Ou plus, si affinités.
.jpg)