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Pleurer nos célébrités préférées

Pourquoi nous manquent-elles plus que certains membres de notre famille? 

Par
Audrey Boutin
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Je ne sais pas pour vous, mais si je suis incapable de me rappeler ce que j’ai mangé pour souper, hier soir, je me souviens encore exactement d’où j’étais, avec qui j’étais et ce que je faisais au moment où j’ai appris la mort de David Bowie et celle de Leonard Cohen.

Et, même si c’est encore tout récent, je sais que je me souviendrai encore longtemps que je coupais des oignons pour un stir fry quand j’ai appris le décès de l’icône québécoise Karl Tremblay.

Je me rappellerai aussi encore longtemps du regard que mon conjoint m’a lancé en voyant mon visage poisseux de larmes. Larmes dues aux oignons et à ma peine d’avoir perdu un homme que je n’avais pourtant jamais côtoyé, mais dont la voix avait traversé différentes époques de ma vie.

Légitime ou non?

Chaque fois, une peine étrange m’a saisie. Une peine réelle, mais qui semblait ne pas réellement m’appartenir. Comme si les émotions que je ressentais n’étaient pas légitimes.

Après tout, ces personnes, aussi présentes qu’elles aient été dans mon quotidien, je ne les connaissais pas réellement. Et puisqu’elles n’ont jamais réellement peuplé mon quotidien, en quoi leur mort viendra-t-elle y changer quoi que ce soit?

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Je n’ai jamais appelé David Bowie pour jaser de plotlines incongrus dans STAT, je n’ai jamais volé une cigarette après une soirée arrosée à Leonard Cohen et je n’ai jamais affronté Karl Tremblay sur un terrain de disque golf par un chaud après-midi de juillet.

Et pourtant, le vide créé par leur mort se fait quand même sentir dans mon quotidien.

« Mon monde, je l’aime mieux avec Karl Tremblay dedans, » s’exclame mon patron après une brève discussion de machine à café sur le départ prématuré du chanteur des Cowboys. Sans qu’il le veuille, celui-ci a mis une petite lumière sur ces sentiments conflictuels qui m’assaillent quand une célébrité dont j’appréciais le travail passe dans l’autre monde.

Au fond, c’est ça qui m’attriste. L’idée de devoir vivre dans un monde dépourvu de leur présence. Dépourvu du potentiel d’une nouvelle chanson, d’un nouvel album, d’un nouveau film. Ce qui est disponible, c’est tout ce qu’il y aura, point final.

Ça m’aide aussi à comprendre pourquoi le livre ultime de Joan Didion accumule la poussière sur ma table de chevet depuis plusieurs années. Je refuse de l’ouvrir parce qu’après, il n’y aura plus rien. Oui, j’aurai toujours l’option de relire pour une énième fois Slouching Towards Bethlehem mais tout ce que ce livre contient, c’est des émotions que j’ai déjà vécues. Des souvenirs, des bribes d’une jeune femme que j’étais, pendant les différentes époques où j’ai dévoré cette série d’essais sur la culture américaine. Plus de nouveaux mots de Didion pour accompagner celle que je suis en train de devenir.

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Voyant cet immense élan de solidarité se consolider autour du décès de Karl Tremblay et ayant été franchement dépassée par le deuil paradoxal qu’ont fait certaines de mes amies suite au décès de Matthew Perry (à ce jour, j’ignore encore si elles pleuraient le comédien ou Chandler Bing), j’ai décidé de me questionner à savoir ce qui nous pousse à vivre un deuil réel quand une célébrité s’éteint.

LA FIN D’UNE RELATION

Le lien affectif qui nous unit à nos célébrités adorées découle d’une relation qualifiée de « parasociale ». Ce type de relation se distingue par le fait que tout l’amour et l’affection qu’elle génère est à sens unique, c’est-à-dire de nous vers la célébrité.

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Si ces relations varient en intensité, allant du simple celebrity crush au full stalker mode où vous passez vos soirées à vous photoshopper en robe de mariée aux côtés d’Éric Bruneau (j’ai jamais fait ça, je vous le jure), il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une relation qui meuble vos pensées au quotidien.

Or, quand la personne avec qui vous entretenez cette relation somme toute imaginaire disparaît de façon concrète, on se retrouve éminemment seuls avec tous ces sentiments que nous avons cultivé pendant un certain laps de temps.

Et, comme toute relation qui prend fin, on a besoin de temps pour en faire le deuil.

Dans un article du magazine Psychology Today, on nous explique justement que, lorsqu’on fait le deuil d’une célébrité, on fait avant tout le deuil de cette relation qui nous unissait : « Les relations qui nous unissent aux célébrités diffèrent des relations que nous entretenons avec les gens de notre entourage, dit la thérapeute Aniesa Hanson. Le sentiment qui nous lie à une célébrité se base sur une projection que l’on se fait de cette célébrité afin qu’on puisse se fier à elle quand on en a besoin. »

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En consommant leurs œuvres à des moments marquants de nos vies, nous accordons une place importante aux célébrités dans nos vies. Quand elles nous quittent, les célébrités nous laissent seuls avec nos émotions et c’est ce vide qui nous attriste autant.

QUAND J’ÉTAIS JEUNE

En tant que milléniale typique, les chansons des Cowboys Fringants se sont incrustées dans mon quotidien et ce, bien souvent sans mon consentement.

En 2012, un carré de feutre rouge épinglé à la bretelle de mon sac à dos, impossible d’échapper au refrain de La manifestation pendant que je marchais en rang serré avec mes comparses pour faire un doigt d’honneur au gouvernement Charest. Impossible aussi d’échapper au vidéoclip clair-obscur de En berne quand je regardais MusiquePlus en cachette, le soir, après que mes parents se soient couchés.

Quand j’ai appris la mort de Karl Tremblay, mes pensées se sont aussitôt tournées vers mes amies qui avaient marché à mes côtés dans leurs bottes Doc Martens élimées, pancartes à la main. Pour moi, les Cowboys feront toujours partie de l’été de mes 21 ans où je partageais mes journées entre les allées poussiéreuses du Renaud-Bray de Brossard et les rues de Montréal.

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Puisque je ne suivais plus beaucoup la carrière des Cowboys au moment où son chanteur est parti comme une étoile filante, j’ai constaté que ma peine était avant tout teintée de nostalgie. J’ai pensé à toutes ces personnes dont je n’ai plus de nouvelles depuis plusieurs années. À mes études maintenant terminées. Et je me rends compte que le temps a passé vite. Trop vite.

LE DEUIL, ÇA RAPPROCHE

Aimer une célébrité, c’est quelque chose qui nous lie à des milliers d’autres personnes et ce, que vous le vouliez ou non.

Vous aurez beau croire que personne ne comprend la poésie de Kate McGarrigle comme vous le pouvez et que vous êtes le plus grand fan de David Bowie parce que vous êtes le seul à aimer ses albums dark-électro-obscurs-wtf, eh bien, c’est faux. Si ces artistes ont eu des carrières aussi longues et aussi prolifiques, c’est parce que leur art a su résonner dans le cœur de milliers d’autres fans comme vous qui leur ont fait une place dans la trame sonore de leur vie ou qui se sont déplacés pour les voir sur scène ou sur grand écran.

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Plutôt que de vouloir résister à cette vague, surfer sur la vague d’amour qui se déverse sur les réseaux sociaux suite à la perte d’une célébrité permet de connecter avec d’autres âmes en peine qui vous ressemblent peut-être plus que vous ne le croyez (mais personne n’aime les albums électro-dark-wtf de David Bowie, ok?).

Dans un monde où tout semble éphémère, où tout nous échappe, le besoin de créer des liens et de se sentir soutenu par une communauté, surtout quand on traverse une épreuve difficile, c’est ce qui fait de nous des humains.

Mais, parce qu’il y a toujours un mais, c’est cette même notoriété d’un artiste disparu qui peut parfois provoquer des malaises lorsque son deuil est vécu de façon publique. On peut penser à certains hommages malaisants qui peuvent donner l’impression qu’on tente de capitaliser sur l’élan de sympathie qui traverse une nation. On peut aussi penser aux ventes de livres, de disques et autres items associés à nos idoles qui s’écoulent comme de l’eau dans les commerces au lendemain de leur décès.

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Puisqu’un deuil est une étape assez difficile à traverser, je propose qu’on ne se laisse pas gagner par le cynisme. Après tout, voir le nom d’une célébrité tapisser les médias peut être un impetus qui nous pousse à consommer son œuvre après plusieurs années passées à remettre au lendemain.

Parce que le deuil, ça nous force à vivre. Ça nous force à aimer.

Et de grâce, laissez les gens vivre leur deuil comme ils l’entendent. Peu importe si c’est celui d’un parent, d’un oncle, d’un animal… ou d’un chanteur qui nous a fait rêver, le temps d’une Saint-Jean brumeuse.