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Plattsburgh : dernier arrêt avant le chemin Roxham

Une station-service de l'état de New York sert de planche de salut pour des milliers d’immigrants. 

Par
François Breton-Champigny
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Ernesto grelotte malgré une cagoule et une tuque vissées sur le crâne. Quand il a quitté les chaleurs des tropiques vénézuéliennes avec sa famille, il y a de cela un an et demi, le jeune père n’aurait jamais pu s’imaginer que son périple vers le Canada se terminerait avec une ride de taxi en plein hiver nord-américain. Dans le stationnement d’une station-service de Plattsburgh, Ernesto se demande en ce moment comment il va faire rentrer sa grosse poussette dans le taxi qui attend de partir. C’est le dernier casse-tête du long pèlerinage qui l’a mené vers une route de campagne québécoise gelée dont tout le monde connaît le nom.

Le fameux chemin Roxham.

Si son utilisation pour entrer illégalement au pays ne date pas d’hier, tous les médias de la province ont maintenant les yeux rivés sur ce passage qui relie l’État de New York à Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie. Que ce soit en raison de l’onde de choc provoquée par la mort de Fritznel Richard qui, en janvier, voulait traverser la route du nord vers le sud, ou bien à cause des migrants envoyés dans la cour de nos voisins ontariens, ou encore suite aux appels à fermer le chemin, les questions que soulève ce robinet humain ne semblent pas être sur le point d’être résolues.

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Avant d’arriver aux portes du Canada, des dizaines de migrants débarquent chaque jour d’un bus reliant la Grosse Pomme à Plattsburgh, une petite ville surtout connue comme la destination par excellence des Québécois en quête de vols d’avion moins chers vers la Floride. Située à une quarantaine de kilomètres du chemin Roxham, Plattsburgh constitue aujourd’hui la dernière étape d’un rêve un peu plus ambitieux que caressent des dizaines de milliers de demandeurs d’asile : démarrer une nouvelle vie au Canada.

Jouer du coude dans la course aux taxis

Mardi 7 mars, 14h15. Plus que 45 minutes avant que l’autobus n’entre dans le stationnement du Mountain Mart, un genre de dépanneur-restaurant où l’on peut aussi faire le plein. Avec mon amie et collègue Gabrielle, on sort de la voiture pour se délier les jambes après une heure et demie de route depuis Montréal. Étant donné que mes cours d’espagnol du cégep remontent à une autre décennie et qu’une bonne partie des gens qu’on risque de croiser viennent d’Amérique latine, j’ai demandé à Gabrielle, aussi bonne en espagnol qu’en relation client, de m’accompagner.

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« Je suis trop partante! Ça va faire changement que des meetings et des courriels! », m’avait répondu mon amie, clairement en train de s’imaginer un après-midi aussi excitant qu’une opération d’espionnage dans Sicario, lorsque je lui ai offert la gig.

Au détour d’une pompe à essence, on tombe sur Tom, un chauffeur de taxi et vétéran de la place. « Je vais à l’aéroport pour transporter des gens jusqu’au chemin, après je reviens ici quand le bus arrive. Je fais ça 7 jours sur 7 depuis des années », indique l’homme à la moustache jaunie par la cigarette. Le gaillard de 68 ans interrompt son récit pour prendre quelque chose sur la banquette arrière et me montre une affiche en plastique indiquant les tarifs pour une course depuis la station-service jusqu’aux lignes. Il la colle ensuite dans son pare-brise : 70 $ pour une personne seule, 90 $ pour une famille.

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« Auparavant, il n’y avait pas de régulation pour les prix. Aujourd’hui, quand on fait partie d’une organisation officielle, il faut respecter les tarifs. Mais malheureusement, il y en a encore qui en font à leur tête et demandent beaucoup plus cher », se désole le chauffeur en faisant signe de la tête vers d’autres voitures.

Justement, une grosse van noire passe devant son taxi canari. Tom la fixe avec un air renfrogné. « C’est un latino, un ancien chauffeur de Greyhound. Il ne joue pas fair puisqu’il va chercher directement les clients dans le bus quand ils arrivent et leur parle en espagnol. On ne peut pas compétitionner avec ça; 99 % des arrivants viennent d’Amérique latine », rouspète-t-il. Il spécifie toutefois avoir reconduit deux familles russes dans les dernières semaines, une image « choquante », selon lui. « Je ne pensais pas qu’un jour on se rendrait à voir des Russes traverser ici. C’est fou…»

Selon lui, la compétition est parfois rude pour remplir les sièges des bolides qui attendent chaque jour que des migrants des quatre coins de la planète débarquent dans le stationnement en bordure de l’autoroute 87. On peut prédire que les affaires vont continuer de rouler puisqu’un nombre record de 39 171 demandeurs d’asile a emprunté par le chemin Roxham l’an dernier seulement.

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« Ce sont souvent des familles formées de la mère et des enfants, explique Tom. Le père arrive plus tard, seul. Je leur donne ma carte pour qu’ils puissent m’appeler s’ils ont besoin de moi. » S’il affirme que ses clients sont de « very nice people », le chauffeur a déjà eu son lot de mésaventures. « Il était tard et une petite famille venait tout juste d’arriver. Je leur ai offert de leur payer une chambre d’hôtel. Ils ont prétexté aller chercher de l’argent et ne sont jamais revenus. J’ai perdu 100 $, mais c’est la vie ».

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D’autres taxis commencent à arriver tranquillement. Tandis que Tom cherche son paquet de cigarettes, je me lance. « Pourquoi faites-vous ça? » Petit moment de silence. « Parce que j’aime les histoires que j’entends et que je veux aider comme je peux. »

Je profite que mon nouvel ami à la moustache Hulk Hogan soit distrait par l’approche d’un chauffeur « clandestin » pour aller discuter avec un autre propriétaire de taxi. Un homme et une femme avec un bébé sont déjà installés sur les sièges arrière. « J’attends le bus pour remplir mes places », m’explique Tommy (ça ne s’invente pas).

Le chauffeur a seulement le temps de m’expliquer qu’il reconduit des migrants jusqu’à Roxham depuis sept ans et que la compétition est rude avec les autres transporteurs avant que son regard ne bifurque au-dessus de mon épaule. « Oh! It’s coming! » Je me retourne alors pour constater que l’autobus Greyhound en provenance de New York prévu pour 15h est déjà arrivé. « Here we go! », lance Tommy avant de filer vers le bus, à l’instar de ses collègues.

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Game on

« Ayoye! C’est donc ben intense! »

C’est la première chose qui me vient à l’esprit lorsque je vois le spectacle qui se déroule sous mes yeux. Les chauffeurs s’agglomèrent près de la porte du bus alors que les passagers sortent de peine et de misère du véhicule, visiblement déboussolés. Les transporteurs jouent du coude pour remplir leurs bagnoles en y allant de grands coups de « Need a ride to Roxham? ¿Necesita un taxi?» avec des pancartes affichant leurs tarifs pendant que les nouveaux arrivants s’agrippent à leurs valises, les yeux écarquillés.

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Le taxi de Tommy trouve rapidement preneurs tandis que Tom, lui, se dirige vers le dépanneur afin de trouver des clients potentiels. Le temps presse et j’ai des questions à poser. Je tente ma chance avec la bande de Tommy. J’ai à peine le temps de glisser ma tête par la porte de l’auto que la femme assise fait de gros « non » avec le doigt lorsque je lui demande si je peux lui poser quelques questions.

Je me retourne pour apercevoir Tom près de la station-service qui me fait signe de venir le voir. Une famille de sept a besoin d’un lift pour les lignes, mais baragouine à peine l’anglais. J’appelle Gabrielle en renfort, avec l’espoir de pouvoir troquer une traduction anglais-espagnol contre un témoignage.

Ernesto, affublé d’un coton ouaté beaucoup trop mince pour réchauffer son corps frêle, accepte de nous parler plus tard, mais pour l’heure, il tente tant bien que mal de gérer la fin de voyage de son clan vers Roxham. Un brin submergée par l’accent vénézuélien et les questions de Tom, Gabrielle réussit tout de même à arranger la suite des choses pour Ernesto et sa famille. Le père, la mère et leurs deux enfants iront avec Tom et le cousin, sa femme et une autre femme qui s’est greffée à la bande iront dans les places disponibles d’un second taxi.

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Même si le dernier droit semble être réglé, le jeune papa semble encore un peu paniqué. « Il n’y a pas de place pour sa poussette, donc il se demande s’il la laisse ici », me traduit Gabrielle. Au risque de me faire taper sur les doigts par le tribunal suprême de l’éthique journalistique, je lui propose immédiatement de la mettre dans notre auto et de suivre la famille d’Ernesto jusqu’aux lignes. Son regard de gratitude vaut pas mal plus qu’une carte de membre de la FPJQ à mes yeux.

On met la poussette double dans la Echo Gold de Gabrielle avec l’aide d’Ernesto qui ne tarit pas de « ¡Gracias! » puis on se met en route. Prochain et dernier arrêt : Roxham.

De Caracas à Saint-Bernard-de-Lacolle

J’arrête l’auto quelques secondes, le temps de prendre un cliché du panneau qui annonce le chemin de campagne le plus connu en Amérique du Nord. Pas le temps de niaiser, car en avant de nous, Tom ne chôme pas sur la route. Connaissant les lieux comme le fond de sa poche, il file à vive allure sans prendre le temps, comme moi, d’admirer les petites fermes cute qui bordent la route.

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Après une trentaine de minutes, nous voici enfin au bout du cul-de-sac où des agents frontaliers canadiens attendent un énième convoi de personnes cherchant refuge. Franchement, je m’attendais à quelque chose de plus impressionnant comme set-up après ce trop-plein d’attention médiatique. Sans la van avec deux journalistes de CNN attendant l’arrivée des migrants et la présence d’agents de la GRC, on se croirait dans à peu près n’importe quel chemin de rang près de Valcourt. Les quelques pancartes et deux bâtiments blancs de type conteneurs à proximité évoquent plus un chantier de construction banal qu’un centre de décontamination digne de la série Tchernobyl, un peu comme je me l’imaginais au départ.

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Le taxi de Tom se gare juste à côté d’une personne qui offre des vêtements d’hiver gratuitement aux nouveaux arrivants. Elle ne souhaite pas m’accorder d’entrevue on the record par peur de représailles. Oui, ça lui est déjà arrivé de recevoir des menaces de mort, surtout de Canadiens anti-immigration, après avoir participé à des reportages par le passé. Je ne sais pas si sa bonté évitera d’autres Frtiznel Richard, mais chose certaine, l’épouse d’Ernesto se souviendra longtemps du manteau qu’elle a reçu, sans compter les tuques pour ses enfants.

Ernesto, sa femme et leurs deux enfants
Ernesto, sa femme et leurs deux enfants
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Après être arrivé dans un autre taxi, Ernesto s’empare avec bonheur de la poussette que nous avons transportée et prend quelques minutes pour nous raconter son histoire.

C’est en octobre 2021 que le Vénézuélien, sa femme, ses deux bambins, son cousin et sa femme à lui ont quitté leur pays direction la route vers le nord. Pour payer les frais de déplacement, Ernesto a enfilé les jobines en Colombie, au Panama, au Costa Rica et dans mal tous les autres pays d’Amérique Centrale. Il n’aurait jamais cru que vendre du Coca-Cola sur le bord de la route allait le mener aussi loin.

Le clan a toutefois frappé un mur au Mexique. Une histoire de scam relié à un cartel qui a coûté pas loin de 5 000 $, un montant impossible à payer dans leur situation. Ernesto a dû s’en remettre à ses parents restés au Venezuela pour pallier les frais de cette escroquerie.

On voit quand même une lueur briller dans l’œil de l’ancien mécanicien de motos lorsqu’il me raconte son histoire invraisemblable à 5 mètres de sa destination. Il y a eu de petits miracles en chemin, comme la naissance de son deuxième enfant ainsi que l’aide d’un homme qui leur a servi de guide et de docteur pour l’accouchement du petit. « On ne serait pas ici sans lui », explique Ernesto à ma collègue Gabrielle dans un espagnol aux « r » roulants et aux « s » aspirés.

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La suite pour lui et sa famille est encore bien floue, mais peu importe. « Nous irons là où les services d’immigration nous placeront. Je remercie Dieu de nous avoir permis de quitter un régime communiste et dur pour venir ici, un pays qui accueille les gens provenant de milieux difficiles. » Ses plus grands souhaits? Que ses enfants puissent jouir d’une bonne éducation et de pouvoir enfin vivre en paix, loin des conflits.

Hasta luego, Ernesto

C’est l’heure de dire au revoir. Le reste de son clan est prêt à traverser les quelques mètres qui le séparent de la terre promise. Deux agents de la GRC interceptent la petite famille et leur expliquent leurs droits. Ici encore, on est à des années-lumière du cliché des agents frontaliers brutaux et sans merci ( sans cœur, diraient même certains). C’est avec une gentillesse émouvante, en espagnol arrosé d’un gros accent queb’, qu’Ernesto est accueilli au Canada.

Le message est toutefois clair : « Sachez qu’il est illégal de traverser ici vers le Canada. Si vous faites ce choix, nous devrons vous arrêter et vous placer en détention. Vous pourrez demander l’asile et nous vous redirigerons vers un poste de douane officiel afin qu’ils vous prennent en charge », leur explique un agent.

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Si leur demande d’asile est approuvée, les nouveaux arrivants seront probablement transférés vers un centre d’accueil à Montréal ou en Ontario. Le calvaire en vaut cependant la peine pour ces familles, puisqu’elles pourront bénéficier d’une aide sociale de dernier recours, de l’aide pour payer l’éducation de leurs enfants et d’un logement ainsi qu’une assurance maladie payée par le gouvernement fédéral.

Un dernier cliché avec la petite famille avant de partir puis on laisse Tom les aider à traverser les immenses valises jusqu’à la frontière, comme il l’a déjà fait des dizaines de fois.

Un hasta luego à Ernesto puis sa famille et on repart dans la Echo Gold de Gabrielle vers un poste de douane officiel, le motton dans la gorge.

« C’est fou ce qu’on vient de vivre! », me lance Gabrielle. J’ai encore de la difficulté à réaliser tout ce qui s’est passé dans l’espace de ces quelques heures, l’adrénaline redescendant tranquillement dans mon corps. L’image d’Ernesto et sa famille traversant les lignes avec leurs grosses valises et aidés par Tom va rester gravée dans ma mémoire pour longtemps.

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En remettant nos passeports à l’agent frontalier, je me demande combien de milliers d’âmes aimeraient un jour pouvoir tenir entre leurs mains ce petit livret et appeler eux aussi le Canada « leur maison » en toute légitimité.