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Pique-nique chez les gothiques
Je descends l’avenue du Parc derrière deux dames plus âgées lorsque nous croisons un groupe de jeunes filles au look gothique, puis des hommes à l’allure tout aussi lugubre sortent de la ruelle traînant une glacière avec nonchalance. Plus loin, d’autres traversant l’intersection en hurlant comme des loups. Visiblement désarmées devant l’inusité de la scène, elles se retournent et me demandent pince-sans-rire à quel festival elles n’ont pas été invitées? Un recoin excentré du mont Royal accueillait justement samedi dernier la huitième édition du Grand Pique-Nique Gothique de Montréal. Fête tenue sous le signe du romantisme noir, étalée sur toute la journée, j’y ai tiré quelques portraits avec ma vieille caméra japonaise et profité du moment pour rencontrer ces gens aux accoutrements jugés si inquiétants.
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« La pandémie nous a fait passer tellement de temps seul avec nous-même, je suis convaincu que plusieurs ont développé des intérêts plus enfouis, ce qu’on voit aujourd’hui, ce sont les fruits d’une découverte de soi-même et c’est beau que tout le monde puisse s’exprimer sans gêne. Ça prenait une catastrophe pour évoluer plus près de ses convictions », articule Marc-André, drapé d’un uniforme mi-prêtre, mi-vampire.
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« C’est pas juste en trippant sur le noir que tu deviens gothique. Je dis pas que tout le monde ici a des traumas ou est magané, mais plusieurs ont eu des vies pas mal rock’n’roll et à travers cette communauté où il n’y a aucun jugement, ils trouvent une oreille qu’ils auraient dû avoir ben des années avant », poursuit le jeune homme.
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L’ambiance qui règne est festive, plus proche du cosplay que du cliché torturé. On partage les miroirs pour des retouches d’après french, se complimente sur les créations, enfile les stories. Devant moi, un furet fait la connaissance d’un chien. Se faufilant entre les sacs à dos en forme de cercueil, les anges tatoués et les dreads de couleur, un participant distribue des cupcakes Forêt-Noire aux invités allongés au sol. Certains semblent plus seuls, dessinent, regardent leurs cellulaires sous un arbre, mais la majorité est en groupe et partage des chips, roule des joints. Ils arrivent d’Hochelaga, d’autres de l’Estrie. Il y a de la danse et les rires contagieux sont agrémentés par l’écho de bruits de fouet.
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La DJ fait tourner un morceau de Skinny Puppy. « Avec le gothique, tu peux sortir des conventions, des patrons classiques. Il n’y a plus aucune limite. Tu peux aller au bout de ta créativité. J’ai des études en mode et depuis, je fais tous mes vêtements. L’année prochaine, je vais venir vendre mes confections », annonce Dominique, trentenaire au look oscillant entre punk et gothique. « Regarde, j’ai un signe d’anarchie sur l’oreille. Je m’identifie beaucoup à la philosophie DIY, à l’entraide propre au courant punk, mais ce qui m’a accroché au goth c’est la musique industrielle sombre : Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Sisters of Mercy », me dit-elle en tricotant.
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« Je fabrique des bijoux avec des ossements, je vais tenter moi aussi d’avoir une place aux tables de vente à la prochaine édition », lâche Maude en me pointant le petit marché où l’on peut négocier des bougies en tête de mort et des pendentifs à la gloire du Baphomet.
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« Ça fait une quinzaine d’années que j’ai une apparence plus flyée. Avant, j’avais de la misère à me trouver une job. Aujourd’hui, il y a une acceptation des marges. La communauté goth peut parfois être un peu snob, comme toute sous-culture, mais aujourd’hui, l’ambiance est cool. Perso, je m’identifie depuis peu comme non-binaire et dans cette scène, contrairement au mouvement victorien par exemple, il y a vraiment moins de barrières normatives. L’enjeu du genre est floué par les choix dans l’apparence », me confie Maude dont le style coloré tend vers le cyber goth.
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En effet, les canons de la culture gothique sont respectés, mais il y a un éclatement complet des barèmes genrés. Plusieurs hommes portent de somptueux costumes traditionnellement associés à la féminité. Certains enfilent le corset, d’autres des robes, des talons hauts, des vêtements en filet ou des collants éventrés.
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Les collines de la montagne offrent depuis toujours un refuge aux sous-cultures les plus diverses. Dans un décor aussi bucolique, les rencontres sont faciles. On jase cinéma d’horreur, musique coldwave, corpse painting dans le black métal. Une mosaïque noire d’une éclatante diversité défile sous nos yeux. Des amis et des familles de toutes les générations : bébé goth, enfants aux cheveux teints, ados rebelles, vétérans du milieu. Quelques joggeurs curieux bifurquent de leurs trajets pour venir jeter un coup d’œil au rassemblement comptant quelques centaines de participants. Avec sa situation dans une clairière où s’immiscent des filets de lumière sous un toit de verdure et un ciel clément, la scène prend des airs d’une toile de Georges Seurat.
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Gaëlle et Axel sont les co-organisateurs de l’événement : « Cette édition est la plus réussie, de loin la plus populaire. C’est peut-être en raison de la pandémie, ça faisait deux ans que nous n’avions pas eu de rassemblement. Et puis les lieux alternatifs sont de plus en plus rares. Par le passé, il y avait le Saphir, le Passeport, les Katacombes, mais ils ont tous fermé. On voulait proposer un espace de rencontre et de générosité. C’est vraiment une super journée jusqu’à présent ».
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Des ateliers participatifs sont également présentés en retrait pour offrir un peu plus d’intimité. Fabrique d’ailes de chauve-souris, séminaire d’introduction au bondage, au jeu de cire pour une expérience coquine et prudente. Plus tard, un jeu de rôle est prévu avec un maître du donjon.
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Maquillages étudiés, lentilles colorées, chapeaux haut-de-forme bricolés, la somme rassemblée dévoile un impressionnant souci du détail et exprime l’effort de nombreuses heures investies à fignoler leur présentation. Chaque individu est une mise en scène unique et le pique-nique, une grande parade. On y hume un parfum d’encens et celui d’une évidente fierté à poser devant mon objectif.
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« Ma garde-robe est devenue pas mal noire à l’adolescence et elle n’a plus jamais changé. Ce qu’on fête avec ce pique-nique, c’est une mini-société en santé, une volonté de manifester sa différence, pour une fois ne pas être vue comme une extraterrestre, quoique ça fait partie du deal, mais entre nous, on respire toujours mieux », me dévoile Camille en replaçant son septum.
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La jeune femme m’initie aux sous-groupes plus obscurs de la communauté. « Regarde celle avec l’ombrelle, c’est une lolita dans le jargon. Lui avec le fume-cigarette, il est victorien, lui cuir fétiche, elles, pastel et médiéval. Il y a aussi quelques styles alternatifs qui flirtent avec le genre : emo, militaire Deuxième Guerre, steampunk, drag, crusty et même un furry là-bas. Et moi? Bah moi, je suis trad », admet-elle en riant.
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« Être goth, c’est avant tout une posture. C’est voir la beauté là où les autres ne la trouvent pas. Même si ça fait quarante ans que le mouvement existe, il y a une nécessité de faire tomber les conventions, d’être flamboyant, d’embrasser ses ténèbres. C’est aussi pas avoir peur, être game de s’assumer », m’explique Camille du haut de ses gigantesques bottes à plateforme épaisse.
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Alors que le soleil amorce sa descente, j’accompagne une famille qui quitte le site tandis que de nouveaux groupes s’installent avec des torches pour éclairer le crépuscule venant. Célébration du corps et de l’audace, ce pique-nique monochrome semble bien plus que la simple affirmation d’une marginalité, il incarne dans le réel, l’essence même de la liberté.