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Photographie : enquête sur la pénurie de pellicule 35 mm de couleur

« C’est rendu une question d’heures avant qu’il n’y en ait plus. »

Par
Jean Bourbeau
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Je regarde du coin de l’œil un homme à la coiffe blanche s’avançant avec hésitation dans la boutique, Minolta argentique en main : « C’est pour vendre. Je trouve bien curieux ce retour à la mode », dit-il, perplexe, alors que le commis entame l’inspection de sa caméra.

Si la photographie sur pellicule atteint des sommets de popularité depuis son déclin causé par la révolution numérique, sa soudaine résurrection se trouve perturbée par la grande difficulté à mettre la main sur du film couleur. Ce qui a commencé par un ralentissement s’est peu à peu transformé en une véritable pénurie, sentie à Montréal comme à l’échelle mondiale. Le point de rupture entre l’offre et la demande ayant été dépassé depuis longtemps, l’industrie nage en pleine impasse.

Survol d’un déséquilibre plus complexe qu’il n’y paraît.

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La pellicule 35 mm de couleur, polyvalente et accommodante, n’a que très peu évolué depuis les années 1950. Utilisée aussi bien dans la Leica de Saul Leiter que dans la petite jetable du festivalier désireux de souvenirs granuleux, la populaire péloche fut largement disponible et peu dispendieuse, impossiblement épuisable. Combien d’albums de photos de familles a-t-elle remplis?

Mais la décennie entre 2005 et 2015 fut très préoccupante pour la pellicule, le monde entier se tournant vers le pixel. Depuis 2017, le retour croissant de l’argentique dans les mains d’une nouvelle génération avide de ses caractéristiques visuelles et de sa lenteur apaisante fut galvanisé par un immense enthousiasme pandémique. Un souffle insoupçonné qui a donné espoir en la pérennité du médium.

Les bouleversements pandémiques se sont occupés de mettre des bâtons dans les roues de son succès.

Chez Photo Saint-Denis, haut lieu du film dans la métropole, on estime que les premiers signes sont apparus au début de 2021. « Les films de couleur entrent depuis au compte-goutte et c’est rendu une question d’heures avant qu’il n’y en ait plus », mentionne Denis derrière le comptoir.

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Des échos similaires chez JD, à l’emploi d’une populaire adresse rue Rachel. Il raconte à titre d’exemple qu’ils ont reçu, il y a quelques mois, 250 rouleaux de Kodak Portra 400 – la pellicule la plus convoitée du marché – avant de voir l’inventaire s’envoler en deux petites journées. « Et on affiche les nouveaux arrivages que sur nos réseaux sociaux pour l’offrir uniquement au marché local. Si c’était accessible sur notre site, ça se retrouverait en dehors de la province. »


Le casse-tête des explications

Les raisons de la disette filmique semblent se multiplier au fil des recherches et deviennent un véritable puzzle à démêler en raison de l’opacité des deux grands joueurs couleur : Kodak et Fujifilm.

On retrouve d’abord l’inévitable sainte-trinité de notre époque : inflation, prix du pétrole, pénurie de main-d’œuvre, mais plus spécifiques à sa fabrication; la complexité de la machinerie, l’âge de celle-ci et de la main-d’œuvre formée.

«On peut aussi mettre en évidence la fermeture d’usines en Chine. Des cargos en provenance d’Asie seraient aussi toujours coincés à des ports, dormant avec leurs marchandises.»

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Sans omettre le ralentissement généralisé de la production en raison de la pandémie et les ennuis financiers bien connus de Kodak. L’usine de la compagnie, située à Rochester dans l’État de New York, n’aurait connu aucune modification depuis 2013, période où la pellicule était à l’agonie.

Jean-Charles Savard, président de Photo Service dans le Vieux-Montréal, m’éclaire sur la rareté de l’acier sans étain, un matériel utilisé dans la fabrication des cartouches. En effet, au cours de l’année 2021, les boutiques ont vu arriver des capuchons en argent pour pallier le problème d’approvisionnement.

« On peut aussi mettre en évidence la fermeture d’usines en Chine, ajoute le commerçant de longue date. Des cargos en provenance d’Asie seraient aussi toujours coincés à des ports, dormant avec leurs marchandises. Ajoutons à ça la volonté d’entretenir le marché des caméras jetables, plus intéressant au niveau des marges bénéficiaires. »

Une énième cause probable serait la hiérarchie de distribution entre le Canada et les États-Unis, ce dernier étant un marché prioritaire tout aussi en manque. Les grands points de vente en ligne affichent tous en ce moment des ruptures de stock. Le géant Amazon offre quant à lui une offre spéculative, renvoyant à des vendeurs tiers aux prix gonflés frôlant le ridicule.

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Il serait essentiel d’ajouter à l’énumération l’explosion de la photographie amateur, phénomène né durant la pandémie ayant fait boule de neige jusqu’à l’effervescence d’aujourd’hui, principalement destinée à tapisser les médias sociaux.

Sur les groupes de discussion spécialisés, où l’on retrouvait autrefois une majorité de commentaires plaintifs sur la hausse des prix du film – trois augmentations ont eu lieu depuis 2019 –, la gronde populaire se tourne dorénavant vers sa rareté et contre ce nouveau marché saturé par une jeunesse friande de documenter son quotidien.

Une tempête disons, presque parfaite.

Colmater la BRÈCHE

Le débalancement créé par la rareté cause une certaine euphorie consommatrice, où les photographes se retrouvent à la chasse aux rouleaux, achetant des provisions dès que disponibles et créant un marché alternatif de revente en ligne. Pourtant, le film 35 mm en noir et blanc ou la pellicule 120 en couleur sont encore largement disponibles; mais selon les commerçantes et commerçants rencontrés, l’engouement n’est pas encore au rendez-vous.

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La majorité des photographes devront toutefois s’y tourner, au risque d’opter pour un doigt moins lourd, chaque exposition étant devenue plus précieuse que jamais.

«Ça prendra probablement quelques années à se stabiliser. Mais la clientèle reste encore passionnée malgré l’attente et la hausse des prix.»

JD hausse les épaules avant de répondre à ma question : y a-t-il une résolution envisageable? « Qui sait? Peut-être allons-nous recevoir 2000 boîtes de Fujifilm demain? De façon plus réaliste, ça prendra probablement quelques années à se stabiliser. Mais la clientèle reste encore passionnée malgré l’attente et la hausse des prix. »

« Les gens sont compréhensifs même si nous avons peu de réponses à leur offrir. C’est silence radio de la part de Kodak », raconte Jean-Charles du côté de Photo Service.

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Une déception similaire chez Photo Saint-Denis. « C’est une situation qui échappe entièrement à notre contrôle. Quand notre clientèle entre et ressort les mains vides, c’est dommage pour tout le monde. Elle essaie de trouver du film là où elle peut et la fidélité se perd en quelque sorte. On souhaite que ça revienne à une certaine normalité, mais c’est incertain. »

Une inquiétude visiblement partagée chez Boréalis : « En avril dernier, Kodak a fait l’annonce d’une nouvelle augmentation de prix. Plusieurs clients ont pris peur et ont stocké du film », souligne Rachel du laboratoire photo ayant pignon sur rue dans le Plateau Mont-Royal. « J’ai commandé du film inversible en octobre et il vient tout juste d’arriver. L’avenir est difficile à prédire avec le manque flagrant de tout. Ce qui est plus certain, c’est que dans les films classiques, je prends tout ce qui rentre. »

«Plus un produit est exclusif, plus l’envie s’amplifie.»

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Si plusieurs se sont rabattus sur les appareils numériques ou leur téléphone cellulaire en raison des insatisfactions qui s’accumulent, le nombre d’adeptes semble toujours croître, et ce, même si la spéculation s’est également emparée du marché des caméras d’occasion, doublant la majorité des prix depuis le début de la pandémie.

« Plus un produit est exclusif, plus l’envie s’amplifie. La nouvelle rareté ne ralentit pas l’engouement et crée même une volonté plus grande de shooter », interprète Denis de Photo Saint-Denis, où les files à l’ouverture ne sont plus exceptionnelles.

Il y a fort à parier que la photographie sur pellicule sera plus qu’une simple mode passagère, mais bien un médium légitime, professionnel ou récréatif. Pour ce faire, une adaptation évidente de la part de tous ses acteurs sera nécessaire, du moins, jusqu’à ce que la tempête se calme.