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Si vous n’êtes plus capables d’entendre parler de la Charte, c’est parce que vous n’avez pas encore rencontré le professeur Lomomba. Nous, oui. Voici ce qu’il avait à dire sur le Québec, le monde, et la cueillette des fraises. Leçon de philosophie en 20 questions. On lui donne A+.
Présentation :
Lomomba Emongo est prof de philo au Cégep Ahuntsic, chargé de cours en théologie à l’Université de Montréal, auteur et cofondateur du Laboratoire de recherche en relations interculturelles. Depuis 1996, il vit en exil de son pays d’origine, le Congo. Le Québec est sa terre d’accueil.
Vous êtes catholique. Qu’est-ce que la religion signifie pour vous ?
Une réponse parmi d’autres à la préoccupation humaine concernant le sens de la vie.
Pour ou contre la laïcité de l’État ?
Pour. Elle permet à chacun de faire son propre choix de spiritualité. Ça m’étonnerait beaucoup que la religion se mêlant de politique soit une bonne chose, même si, par ailleurs, la religion n’est jamais bien loin de la politique et vice versa.
La Charte est supposée contribuer à l’intégration, mais a-t-on un problème d’intégration des immigrants au Québec ?
Il y a DES problèmes d’intégration au Québec. Et le premier, d’après moi, ce sont ceux qui pensent qu’il suffit de dire « intégrez-vous », et que tout sera réglé. C’est d’une candeur impressionnante, d’un angélisme délirant.
La plus grande barrière à l’intégration ?
Dans mon cas précis, c’est l’accès à l’emploi. Pendant 11 ans, je n’ai pas touché deux ans de suite plus de 25 000 dollars. Onze ans ! J’ai cueilli des fraises l’été, j’ai fabriqué des fenêtres, j’ai fait tout ce qui était possible de faire pour 10 dollars. Pourtant, mon diplôme universitaire [un doctorat en philosophie] a été reconnu. Est-ce un hasard si le taux de chômage le plus élevé au Québec concerne les immigrants ?
Les Québécois sont-ils plus racistes qu’ils ne l’admettent ?
Les Québécois ont à se poser des questions et pas seulement au niveau structurel, mais au niveau humain. On nous demande de nous intégrer, mais quand nous voulons rentrer par la grande porte, elle est fermée. Je refuse d’être négatif et de dire que le Québec est un pays raciste. Non. Le racisme existe partout, sous toutes les formes imaginables, mais il y a un malaise face à l’immigrant au Québec et le débat sur la Charte nous le démontre une fois de plus.
Vrai ou faux, la religion ghettoïse les immigrants au Québec ?
Non, je ne le crois pas. Je suis catholique et je ne l’ai jamais senti de cette façon. Tout ce que je viens de vous raconter, sur l’emploi par exemple, a comme principale conséquence de repousser l’immigrant vers la marge, à se refermer de plus en plus. Or, l’Église a comme principe d’accueillir les gens en situation de fragilité. Est-ce là ghettoïser les immigrants ?
Votre réaction à propos de la phrase entendue dans les médias : « si vous n’êtes pas contents, retournez chez vous» ?
C’est une phrase à la fois malheureuse, mais surtout révélatrice de ce malaise très profond envers l’immigrant.
Vrai ou faux ? Pauline Marois a raison lorsqu’elle dit que nous devons mieux nous connaître pour mieux nous unir.
Question pour Mme Marois : sommes-nous plus unis depuis qu’elle a proposé la Charte ? Moi, j’ai l’impression qu’on est plus divisé que jamais. On a un schisme presque radical entre ceux qui estiment que c’est une avancée et ceux qui sont tout simplement révoltés.
Donc, ce projet de loi est une mauvaise idée ?
Je ne saurais le dire, mais je constate que l’intention de départ de Pauline Marois est un échec, en tout cas au jour d’aujourd’hui. Je constate aussi que la justification du ministre Drainville, qui disait vouloir cette charte pour prévenir des problèmes, pose un élément d’analyse important : c’est l’aveu selon moi que la Charte est pratiquement sans objet ; puisqu’elle n’a pas été mise sur pied à partir d’un problème existant, elle relève donc d’une projection idéologique sur base de suppositions. Par ailleurs, peut-on gouverner le Québec à partir d’une question aussi sensible que l’identité, ou sur la base de pures hypothèses ?
La réaction des Québécois à la Charte en un mot ?
Trop passionnelle.
En tant que prof, combien donnez-vous sur 10 à la Charte ?
Puisque son intention a échoué, sa justification semble hypothétique, sa teneur est très critiquée et que c’est un parti politique qui porte le projet et non pas le peuple québécois via l’Assemblée nationale par exemple, je donnerais 3/10.
C’est loin de la note de passage. Qu’est-ce qui mériterait une mention « bien » ?
La possibilité de débattre. Même si certaines personnes font ressortir de l’amertume ou des positions extrêmes, au moins ça sort. Quand toute une société vit comme si tout allait bien, alors qu’un réel malaise couve en son sein, je pense que c’est très positif de laisser les gens exprimer le fond de leur pensée – contrairement aux pays où on n’en parle pas, jusqu’à ce que ça explose. On met les choses sur la table pour, ensemble, envisager une direction commune à prendre. Cela dit, parle-t-on assez et utilement au Québec du malaise face à l’Autre ? Ça, c’est une autre affaire !
Vrai ou faux ? On peut imposer une valeur ?
La prétention de légiférer sur les valeurs et sur l’identité est extrêmement dangereuse.
On critique constamment. Pouvez-vous proposer une solution pour le Québec ?
Il n’y a pas d’autre solution que le chemin de l’interculturel. C’est un espace entre vous et moi, que je ne maîtrise pas, que vous ne maîtrisez pas, mais qui est là. En l’investissant ensemble, avec tout ce que ça peut entraîner comme frictions, nous pouvons peut-être générer quelque chose de beau.
Ça semble plus facile à dire qu’à faire…
Certes. Si quelqu’un dit : « Ce chemin est à moi seul et vous, vous devez payer un droit de passage », il n’y aura jamais de « nous » qui puisse réunir les Québécois et les immigrés. Il faut accepter que le Québec soit pluriel et que cette pluralité est une richesse formidable. La différence est salutaire. Pour vous, je peux être un risque de déstabilisation, mais peut-être aussi une chance d’enrichissement.
Une raison pour laquelle l’Islam dérange autant ?
C’est une stigmatisation qui n’a aucun sens. Il y a environ 160 000 musulmans venant de partout au monde au Québec ; presque rien par rapport à l’ensemble de la population. Environ 300 sont suspectés d’être potentiellement dangereux au niveau de l’intégrisme et 3 à peine sont étiquetés comme réellement dangereux. Cependant, l’Islam semble être la grande menace qui va perturber le Québec. Ridicule, non !
Le voile c’est ?
Plus souvent qu’autrement un marqueur identitaire. Souvent, ces femmes ne vont pas à la mosquée. Il y a tellement d’aspects à creuser au lieu de se contenter des lieux communs et dire: elles sont voilées, donc elles sont dominées par les hommes… Réfléchissons un instant en supposant qu’une femme perde son travail parce qu’elle refuse d’enlever le voile. Où ira-t-elle sinon vers ceux qui lui ressemblent, qui font comme elle ? Et pis : ne risque-t-elle pas de se radicaliser ?
Comme immigrant, faites-vous partie du débat actuel?
Je dirais que non seulement l’immigrant n’est pas entendu, mais il semble déranger. Le dialogue semble plus facile quand c’est un Québécois de souche qui amène des idées qui déstabilisent. On ne donne pas assez la parole aux immigrés. Dans les médias, c’est comme si toute cette affaire ne concernait que l’Islam et les femmes voilées, ou sinon les ministres.
Faudrait-il s’interroger sur l’ampleur de l’immigration à travers le monde ?
Plutôt que de seulement parler de la laïcité, c’est probablement le modèle de l’État moderne qui est confronté à une nouvelle donne, un nouveau contexte lié aux mouvements de population. Dans les années à venir, les changements climatiques vont déplacer encore plus de gens. À un moment donné, ça ne sera plus une option, il va falloir changer les choses ! La modernité est une façon de faire parmi d’autres. Il faut repenser le monde et le premier devoir des modernes, c’est justement de penser la modernité en termes d’ouverture et d’alternative – puisque la modernité ne marque pas la fin de l’épopée humaine.
Le « nous » québécois, ça existe ?
Ce serait l’idéal, mais ne rêvons pas. À l’intérieur de chaque « nous » national, il y a plein de petits « nous », parfois en opposition violente. Et ce, dans n’importe quel pays au monde. À propos des valeurs québécoises par exemple, c’est aux Québécois de souche à défendre les valeurs québécoises et, avant tout, à nous dire qu’elles sont ces valeurs qui n’auraient pas d’équivalent ailleurs dans le monde.
Une façon de ne plus avoir peur de l’Autre ?
Accepter que l’Autre c’est d’abord moi, car si l’Autre est différent, c’est que moi aussi je suis différent de lui.