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Phat est la sonorité : rencontre avec l’archiviste du rap queb
« C’est pour le souterrain que j’fais mon shit. Si ça l’intéresse le reste du public, c’est bon, ça fait plus de fric », rappait Yvon Krevé en 1999.
Si le hip-hop s’est depuis faufilé jusqu’aux oreilles des masses et fait défiler le tapis rouge des galas et des festivals d’été, il fut un temps où celui-ci était considéré comme une sous-culture inquiétante et à l’index d’une réelle chance de diffusion commerciale.
Les conditions de création des artistes des premières heures, fort éloignées des réalités médiatiques des Koriass, FouKi ou Loud, rappellent une époque où la voix des quartiers marginalisés avait mauvaise presse, était associée aux gangs de rue et bannie des platines de certains bars. La majorité du hip-hop québécois des années 90 n’était alors diffusé qu’à travers des canaux underground réservés aux initié.e.s.
Bien avant que le rap queb ne tombe sous la loupe de MusiquePlus ou même que sa célèbre terminologie ne naisse, la game vivait à travers des étiquettes maison, de l’autoproduction et des émissions de radio de nuit. Une production souveraine qui ne se pliait à aucune exigence de l’industrie mainstream. La décennie installée entre 1995 et 2005 fut lyricalement très riche et propose par ses mises en récit une fenêtre unique sur la complexité des enjeux du nord-est de l’île.
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Les vestiges du « côté sombre de Montréal », longtemps inaccessibles, sont toutefois réapparus sur internet, une vidéo à la fois, sur la chaîne YouTube intitulée Phat est la sonorité. Le fruit d’un véritable travail d’archivage de morceaux jusque-là difficile à trouver. Le canal de diffusion est devenu, au fil des années, l’endroit de prédilection pour découvrir les racines du mouvement.
En défilant l’impressionnante médiathèque, on y croise de rares inédits et des démos de formations légendaires, mais la chaîne sanctifie autant des propositions acclamées que périphériques. Un mixtape commanditée par une boutique de vêtements, une compilation du Salon d’Haïti, une entrevue réalisée au métro Henri-Bourassa, un album issu d’une initiative communautaire de Saint-Michel, des freestyles de fin de show, des performances à la prison de Bordeaux ou des instrus ripped de 12”.
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Une mosaïque qui révèle à la fois les annales d’une culture sonore et les fragments d’une condition socioéconomique. Le rap est avant tout porteur d’une charge politique.
Je me suis entretenu avec l’architecte de la chaîne, de son nom de graffeur, Phat, un jeune homme de 24 ans originaire de Montréal-Nord qui m’a généreusement ouvert les portes de ses connaissances.
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Tout a commencé à l’adolescence, il y a presque dix ans, lorsque Phat téléverse sur YouTube des bootlegs de spectacle qu’il enregistrait avec son iPhone 4. Il poursuit ensuite en greffant un premier effort québécois, celui du mythique duo de Saint-Léonard, Blok B.
Sa curiosité le pousse à explorer le genre plus loin, mais il réalise rapidement les limites de l’offre disponible. « Il était impossible de trouver l’entièreté d’un album ou des tracks en bonne qualité. Il y avait du travail à faire », mentionne celui qui habite maintenant le quartier Villeray.
La démarche, d’abord animée par un désir de consommation personnelle, se transforme en volonté de faire rayonner une culture qui le passionne. Digitalisant sans relâche des mixtapes sur cassettes, des CD qui se passaient de char en char ou en nettoyant des fichiers MP3 qui gravitaient auparavant sur mIRC.
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Au fil des ajouts, les retours positifs ont déboulé. « En 2020, des rappeurs ont commencé à mentionner mon nom sur des podcasts, des sites de références, raconte Phat. Ça a apporté de la visibilité. Ma clé est la constance : je postais deux vidéos par semaine, et ce, année après année »,
La chaîne compte à ce jour plus de 350 vidéos et 2 480 abonnés. Elle s’est peu à peu transformée en une communauté active autour d’un intérêt commun, incluant de nombreux membres de la scène d’hier à aujourd’hui.
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Un audimat principalement masculin, dont plusieurs, à l’instar de Phat, n’ont pas connu l’époque, mais aussi peuplé de mélomanes plus âgés, heureux de retrouver les beats de leur jeunesse. À lire les commentaires, tous sont très reconnaissants du service rendu.
« Tous les jours, je reçois les commentaires comme une chaleur qui me motive à continuer. », précise Phat, avançant qu’une relation étroite s’est développée avec les abonnés. L’acte de résurrection d’un souvenir musical, de retrouver un album oublié, tisse une émotion intime teintée de nostalgie.
Avec en moyenne 1000 écoutes par jour et totalisant 560 000 vues en quatre ans, Phat juge son projet un succès. Rien de viral, mais remarquable pour faire briller l’obscurité.
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Selon l’archiviste, la chaîne permet aussi de corriger le tir d’un mouvement occulté par l’Histoire. « Les fondements du hip-hop, c’est comprendre ses racines, et au Québec, ça n’a tellement pas été médiatisé. [À cette époque], l’industrie dominante a tourné le dos au rap du nord-est. Il y avait Dubmatique, et tout le reste était considéré comme du gangsta rap. Mais c’était une grande période d’ébullition et les institutions n’ont pas daigné regarder. Quand ils s’y sont intéressés, il était trop tard et le milieu ne voulait plus rien savoir. Tout ou presque se faisait de manière libre et autonome. Ma chaîne tente de conserver ce même état d’esprit : indépendante, autodidacte et organisée à partir de mon vieil ordi. Pour moi, c’est cohérent avec la nature du mouvement. »
La chaîne brosse le portrait des débuts d’une identité où le rap montréalais s’affranchissait de son influence française, d’une époque artisanale où les tracks étaient faites entre amis, à l’arrache, « d’un temps où les plus petits moyens arrivaient aux meilleurs résultats ». Phat me fait écouter un morceau sur un CD gravé de l’influent Connaisseur Ticaso. « Ça faisait des années que l’artiste lui-même cherchait sa propre track. C’est un historien qui me l’a offerte. »
La chaîne HiFaille fait également l’archivage du rap queb, principalement des artistes de la capitale nationale. « J’ai beaucoup de respect pour sa démarche », mentionne mon interlocuteur.
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Du spit agressif des kids d’Azil 67 au flow rond de King, digger les pionniers n’est pas toujours chose facile. La majorité des labels n’existent plus et nombre de copies physiques se sont perdues à travers les années en raison de l’absence d’intérêt. « Ça se trouve partout et nulle part, explique Phat. Dans des pawnshops, des friperies, des sous-sols d’église, des disquaires. J’ai trouvé l’album de Kasheem, l’un des plus rares de ma collection, dans un Renaissance. »
Entre des trouvailles aux tirages limités, des cassettes qui valent une petite fortune, Phat me parle des graffeurs qui signent l’art sur certaines pochettes, des signatures spécifiques à tels ou tels DJ. Il blast du rap kreyol et décortique les graphismes ayant mal ou bien vieillis. L’expression contagieuse d’un savoir encyclopédique.
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Le musicologue amateur trouve des informations là où il peut. De son propre aveu, il lui reste encore bien des découvertes à faire. « J’ai récemment eu accès au catalogue de CD d’une émission de radio dédiée exclusivement au rap. J’y ai pas encore touché. » Pour chaque vidéo, l’archiviste est méthodique, scanne les livrets, détaille la liste des pistes, s’assure que les dates de sortie soient précises.
À savoir quel est le Saint-Graal manquant à sa collection, Phat répond : « Les deux derniers tapes de RDPizeurs, une formation de Rivière-des-Prairies impossible à trouver. J’ai contacté les membres, sans succès. La première cassette, c’est un inconnu de France qui me l’a envoyée », raconte celui qui reçoit parfois des colis de ses abonnés.
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Si la chaîne de Phat se concentre surtout sur la période de 1997 à 2002, on assiste actuellement à une explosion médiatique sans précédent du hip-hop québécois. « Pendant des années, on voulait ça. On attendait ça. On ne va pas chialer. C’est très cool de voir des gars de street rap à Salut, Bonjour! », souligne avec un brin d’humour celui qui écoute du rap depuis l’enfance.
Phat demeure toutefois incertain face à la mercantilisation du hip-hop et à sa glamourisation teintée d’éclaircissement. Par essence, le hip-hop est une culture anti-système au souffle militant. « KC LMNOP rappait sur la violence armée dans les rues de Montréal en 1995 et c’est toujours on ne peut plus d’actualit », fait-il remarquer.
La chaîne Phat est la sonorité n’affiche pas de publicité, n’est nourrie par aucune volonté de monétisation, mais plutôt par un désir de démocratiser un passé peu documenté où l’égalité des chances était déficiente.
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Sans ce genre d’initiative numérique, la genèse du gangsta rap montréalais serait toujours invisibilisée, alors qu’elle foisonne désormais en ligne et inspire les créateurs et créatrices d’aujourd’hui. SeinsSucrer et Mike Shabb, deux artistes en vogue de la nouvelle vague, ont récemment puisé dans le répertoire de Phat pour échantillonner des morceaux. Un enthousiasme qui ravit l’instigateur de la chaîne.
La bibliothèque du hip-hop québécois s’agrandit comme un patrimoine florissant. L’archiviste qui s’inscrit maintenant dans la grande histoire du genre, assure que « tant qu’il y aura du rap queb, je serai là ».