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Stephen Harper se masturbe. Bob Gainey aussi. Et, si ça se trouve, Monique Jérôme-Forget aussi. Mais on ne veut pas le savoir. Ni pour l’un, ni pour l’autre, ni pour l’autre. Et on veut encore moins l’imaginer.
Avouons-le, on préférerait marcher sur des charbons ardents en écoutant les greatest hits de Paolo Noël plutôt que d’imaginer le gars d’à-côté en train de se crosser. Mais pourquoi ? Parce que l’image nous répugne ? Non, ce n’est pas pour ça. C’est parce que ça ne nous regarde pas, tout simplement.
Il y a dans la masturbation quelque chose de privé, quelque chose d’intime qui n’a pas encore traversé la frontière de la transparence sociale. Alors que les tabous disparaissent, qu’on a tout vu, tout dit et tout montré, la masturbation représente le dernier refuge de la vie privée. Le petit racoin où personne ne s’aventure, par respect. Le tiroir dans la chambre de notre ami, qu’on n’ouvrirait jamais parce que son contenu ne nous concerne tellement pas. Tout le reste est fair game. Ce tiroir-là, non.
Imaginer une collègue de travail nue ? Pas de problème. Imaginer un ami d’enfance baiser avec sa blonde ? Certainement. Imaginer Gilles qui se touche dans sa douche ? Nah. Pas de nos affaires.
Et c’est très bien comme ça.
Du point de vue du masturbateur, c’est encore plus manifeste. À une époque où tout le monde raconte tout à tout le monde sans la moindre retenue, la masturbation constitue le dernier bastion de la «p’tite gêne» qu’on se garde. On ne veut pas en parler. On n’envisage même pas d’en parler.
Pourtant, on n’hésite pas à raconter nos derniers exploits avec le gars du bar, l’autre soir, t’sais le gars des shooters, là. On n’hésite pas à partager notre expertise, nos goûts, nos échecs. On n’hésite pas à écrire sur Facebook des statuts sans équivoque («Je me suis réveiller toute nu dans le lit d’Alex lol», anyone ?) que pourront lire nos 1263 amis, dont trois qu’on connaît pour de vrai. On n’hésite même pas à se prendre en photo tout-nu-tout-nu-pas-de-bobettes et à envoyer ça par la magie de notre iPhone à notre fuck-friend ou, si on est saoul, à notre ex.
Mais parler de masturbation ? Non merci. On ne raconte pas nos exploits avec notre main, l’autre soir, t’sais quand je me suis fait venir quatre fois. On ne partage pas nos techniques, nos goûts, nos essais un peu tordus. On n’écrit pas sur Facebook que «Je viens de me crossé s’tait cool lolll». On ne se filme pas en train de se manipuler le plaisir pour ensuite publier le résultat sur regardezmoimemasturber.blogspot.com.
Et c’est très bien comme ça. La p’tite gêne, c’est important.
Il y a des exceptions, bien sûr. Il y en a toujours eu. Des monsieur et madame pas-tout-le-monde-pantoute qui s’exhibent sans gêne. Mais c’est pas d’eux qu’on parle. On parle des gens banals qui, sur l’heure du lunch au bureau, y vont d’un retentissant «mon chum a voulu me mettre dans le cul en fin de semaine, mais je voulais pas», mais qui n’oseraient jamais mentionner les véritables raisons derrière l ’achat à l’épicerie d’un séduisant zucchini. On parle du gars ordinaire, de la fille ordinaire, qui parle de cul comme on parle de sport. On parle de pas mal tout le monde de nos jours, donc.
La masturbation, c’est la bulle intellectuelle de l’expression «rentre pas dans ma bulle». C’est ce que le Web ne nous a pas encore complètement volé. C’est un petit tas de résidus de vie privée.
Ce qu’il en reste, la petite parcelle d’intimité qu’il nous reste, il faut la chérir. En faire un refuge, dans un monde de communication débridée, en faire un secret, le dernier qu’on est capable de garder. Parce que tout ça est une chute. On parle de plus en plus, on s’ouvre de plus en plus. Et si ça continue, il ne nous restera plus rien. Plus de moyen de nous évader, plus de repaire secret qui nous appartient juste à nous, plus de moment où on s’autorise à être seul avec nous-même. Plus d’instants où le temps s’arrête. Plus de solitude heureuse. Juste la solitude plate, au milieu des gens qui sauront tout. Cette solitude plate qui fait mal.
Laissons la masturbation dans notre tiroir, celui que personne n’ose ouvrir. Gardons caché ce petit morceau de vie privée.
Crossons-nous.
Et fermons nos gueules avec ça.