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C’est l’histoire d’une jeune femme dans la fin vingtaine à la recherche d’un emploi. Elle vient de compléter son bac en marketing, qu’elle a obtenu après un retour aux études. Appelons-la Virginie.
Elle est motivée, mais ça fait un an qu’elle cherche et qu’elle ne trouve rien. Elle actualise chaque matin le Grenier aux emplois.
Elle va à des soirées de réseautage. Même si elle déteste ça, regarder des vestons en contre-plongée.
Elle met à jour son curriculum vitae chaque semaine, se disant qu’en modifiant les petites icônes à côté de coordonnées, ça rendrait le document plus coquet.
Peut-être qu’en Verdana…
Elle retourne chez elle en autobus. Une dame âgée s’assoit à côté d’elle, et les deux entament une discussion. Virginie explique ses démarches pour trouver un emploi. “Ça doit être difficile, quand tu es handicapée…”, réplique la madame.
Oui, c’est vrai : Virginie est en fauteuil roulant. Et oui, l’employabilité, c’est un gros défi pour une personne handicapée.
Quand ce ne sont pas des obstacles humains — l’attitude d’un patron méfiant — ce sont des vrais obstacles, architecturaux : “Votre candidature est intéressante. Aimeriez-vous passer une entrevue, mercredi prochain au 2e étage de notre édifice sans ascenseur?”
Mais voilà : Virginie garde espoir. La dame sonne la cloche et sort au prochain arrêt, en l’encourageant.
“Vous êtes inspirante! Mon fils, il a 30 ans, il a ses jambes, et il habite encore chez moi. Il ne fait rien pour se trouver une job! Il devrait s’inspirer de vous! Je vais lui parler de votre histoire, ça va lui donner une bonne leçon.”
De bons mots, mais un peu convenus, que Virginie a déjà entendu des millions de fois. Elle remercie quand même la dame de ses encouragements.
Le lendemain, bénédiction! Elle reçoit par hasard un appel pour une entrevue. Dans un lieu accessible. Un poste pour lequel elle est qualifiée. Qui ne demande pas dix ans d’expérience.
L’entrevue se passe bien, mais les jours suivants passent aussi, sans nouvelle. Son espoir d’entendre le téléphone sonner diminue, diminue… et disparaît. Un autre essai à mettre dans la pile des tentatives échouées.
Virginie reprend la 30, et croise la même dame qui l’approche tout sourire. “Vous ne devinerez jamais! Mon fils a décroché un emploi! Un peu grâce à vous, ça. Merci d’exister, simplement, merci d’exister.”
Oh.
Remarquant la mine déconfite de sa copassagère, la dame tempère son enthousiasme et s’informe : “Et toi ma chère, la recherche d’emploi?”
“Comme-ci, comme ça. J’ai eu une entrevue, mais…”
“C’est déjà bon! Il faut pas lâcher. C’était où ton entrevue?”
La vieille dame écarte les yeux devant la réponse de Virginie. Oh non. Cette MÊME entreprise? Le MÊME nouveau poste? Oups.
Ouin.
Cette anecdote résume assez bien le dédain que j’entretiens pour cette admiration automatique que l’on porte aux personnes handicapées. Pourquoi donc, est-ce qu’on aime tant me qualifier moi et d’autres d’”inspirants”? À quoi ça sert?
Et surtout, à qui ça sert?
Ce n’est pas malveillant. C’est quasiment un réflexe; l’adjectif “inspirant” colle si bien à notre préconception du handicap.
Parfois, dans la rue, on m’arrête simplement pour me féliciter d’être là.
“Vous êtes sorti tout seul aujourd’hui? Comme vous êtes inspirant.”
Je n’ai le temps de traverser qu’une seule allée de fruits et légumes, à l’épicerie, qu’on me félicite de mon sublime courage. D’avoir su mettre des pantalons pour la première fois en cette fin de semaine pour acheter chips sel et vinaigre.
Une attitude maladivement récurrente; on me qualifie souvent d’”inspirant” pour le simple motif d’exister.
Le moindre geste que celui d’attendre dans la rue sans avoir la mine défaite est un acte héroïque qui vaut d’être salué par des passants.
“Tu aurais toutes les raisons de te plaindre. Mais regarde-toi, tu souris. Merci!”
De l’inspiration en canne, consommable en une bouchée, suffisamment pour aider des personnes sans handicap à se sentir mieux à propos d’elles-mêmes. Qui peuvent instrumentaliser l’existence d’un autre, la maquiller en courage à des fins personnelles.
Il y a des soirées, où je rentre tard, avec ma meilleure amie. On passe à côté d’un homme qui lui scande combien elle est mère Thérésa, de simplement être à mes côtés.
Parfois — même fréquemment — quand je remets de l’argent à un itinérant, il refuse ma monnaie.
“C’est toi qui en aurais besoin, mon brave!”
La vie des personnes handicapées est, oui obstruée par une société mal construite, qui au mieux l’ignore, au pire, l’oppresse. Mais elle est configurée, comme la vôtre, comme celles de bien d’autres populations marginalisées : en victoires, en défaites, en chagrins, en joies, en nuances de beau et de laid, et elle mérite d’être traitée comme telle.
Pourquoi, alors, tous ces discours? Parce qu’on vous a convaincu que le handicap était mauvais et tragique.
Qu’on souffrait d’un handicap, et non qu’on vivait avec celui-ci. Qu’on réussissait malgré ou en dépit de notre handicap et non avec celui-ci. Combien de fois, dans les médias, on m’a décrit comme quelqu’un de confiné ou pire, de cloué à un fauteuil roulant?
Mais c’est correct, car les handicapés sont dotés de cette exceptionnelle capacité à toujours voir la vie du bon œil.
Pas besoin de les aider dans leur démarche d’emploi. De leur construire des rampes d’accès. Car ils sont braves.
Et le seul handicap dans la vie, c’est une mauvaise attitude.
Et quand quelqu’un réussit de petits exploits, comme sortir de chez soi, on s’étonne évidemment — cela correspond à notre vision de la personne handicapée, et de son histoire forcément tragique.
“Regarde comment elle se dépasse chaque jour!” C’est touchant. C’est réconfortant.
Mais voilà, la personne handicapée est plus qu’un prétexte pour se motiver, qu’une incarnation du dicton “Quand on se compare, on se console” ou qu’un bibelot cassé dont on s’émeut.
Et en la qualifiant d’”inspirante”, vous ne l’aidez pas — en sous-entendant que sa vie est n’est pas enviable — vous ne faites que vous servir vous-même.
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Pour lire un autre texte de Kéven Breton : “Fuck tes invitations Facebook”
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