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Père manqué, filles…

Table ronde

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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Renier nos parents. Un choix dramatique, une rupture malheureusement nécessaire pour mettre fin à des situations toxiques. On a réuni six femmes issues du milieu culturel québécois, âgées entre 25 et 40 ans, pour qu’elles nous racontent ce qui les a poussées à extraire leur père de leur vie. Elles nous ont confié des histoires difficiles à soupçonner et d’autant plus difficiles à entendre. Accès à l’enfance d’une poignée de femmes que le public croit pourtant connaître*.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROSE-AIMÉE AUTOMNE T. MORIN / PHOTOS SAMUEL PASQUIER
POUR LE SPÉCIAL NOS PARENTS DU MAGAZINE URBANIA

* Tous les noms sont fictifs

Mesdames, renier un parent est un acte intense. Dérangeant. Avez-vous été jugées parce que vous avez choisi de couper les liens avec votre père ?

Catherine – Tellement ! Beaucoup de gens pensent qu’on devrait parler à notre père, juste parce qu’il est notre père…

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Alexandra – Quand j’ai renié mes parents, une cousine m’a écrit : « Ça me fait de la peine, c’est comme si tu ne voulais pas faire partie de la famille. » Je lui ai répondu : « Je n’ai jamais fait partie de votre famille. Ne t’imagine pas que j’ai eu du plaisir dans cette famille-là, je n’ai pas eu de fun dans mon enfance. »

Arrêter de parler à ses parents, c’est difficile. Ça te prend un estie de réseau, surtout quand tu as des enfants.

Teresa – Les gens ne comprennent pas tout le passé de violence qu’on a subi ! J’ai tellement souhaité que mon père devienne le père rêvé. Pour être honnête, j’ai commencé par faire le deuil du père que je voulais avoir, pis après coup, j’ai fait le deuil de mon père. On s’entend-tu que si j’avais pu avoir une bonne relation avec lui, je
l’aurais prise ?

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Stéphanie – Arrêter de parler à ses parents, c’est difficile. Ça te prend un estie de réseau, surtout quand tu as des enfants. Malgré tout, je préfère ne plus avoir de famille. Même si ça veut dire que je dois régulièrement me faire juger. Comme si c’était de ma faute si mon père a été violent.

Jasmine – On nous parle souvent de ça comme si c’était des enfantillages. Un peu comme si c’était de l’immaturité : « Tu devrais être capable de passer par-dessus le passé »…

Catherine – Comme si c’était un caprice d’enfant : « Un moment donné, tu vas comprendre. »

Jasmine – « La famille, c’est important ! »

Catherine – « Tu vas le regretter… »

Stéphanie – Alors qu’au fond, c’est juste qu’on a vécu dans un climat de violence toute notre vie d’enfant, et qu’un jour, on a décidé que notre vie d’adulte, on allait la passer heureuse.

Mon père est décédé quand j’avais 16 ans. J’ai grandi sans lui et ce fut extrêmement difficile. Je vous avoue que je me suis donc souvent demandé ce qui peut pousser quelqu’un à choisir volontairement cette situation. Vous voulez m’aiguiller ? Pourquoi avez-vous coupé les ponts avec votre père ?

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Laurie – Mon père est alcoolique et toxicomane. Ma mère était enceinte de moi lorsque mes parents ont divorcé, alors il n’a jamais été très impliqué dans ma vie, mais tout de même vaguement présent. À la longue, c’est devenu quelqu’un qui me tirait trop d’énergie. Je suis passée par toutes les étapes : la colère, l’amour, l’envie de le sauver, encore la colère, puis plus rien. Maintenant, je suis vide, vide, vide quand je suis devant lui. C’est la personne la plus triste et désolante que je connaisse. C’est un homme qui dit textuellement : « Je suis né pour un p’tit pain. Ma vie est difficile. » Entendre ça de la part de quelqu’un qui ne veut pas s’en sortir, c’est… En fait, j’ai honte. Oui, j’ai honte de mon père. Il m’écœure.

Dieu sait à quel point je voulais qu’il soit un vrai papa !

Comment s’est faite la coupure ?

Laurie – J’ai choisi de le sortir de ma vie il y a environ cinq ans. Je suis allée le visiter, un soir, et il avait visiblement beaucoup bu. C’est drôle, parce qu’il travaillait à la SAQ, pis il était alcoolique. Mais bon, ce que je n’avais jamais compris avant ce moment-là, c’est qu’il était également shylock.

Il était quoi ?

CatherineShylock, prêteur sur gages.

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Laurie – Oui, mais il faisait aussi la job de bras. C’est lui qui « brassait » les femmes qui avaient des dettes de drogue, par exemple. Et donc ce soir-là, il m’a expliqué toute cette partie de sa vie. J’étais intéressée, je voulais comprendre comment un homme si passif pouvait faire ça. Mais au final, c’était trop pour moi. J’ai été dégoûtée.

Simone – Je me reconnais dans l’histoire de Laurie. Mes parents se sont séparés quand j’avais quatre ans. Il paraît que c’est moi qui ai poussé mon père vers la porte de la maison, parce que je voyais constamment mes parents se chicaner, ma maman pleurer. « Dehors, papa », que j’y aurais dit. Je le voyais une fin de semaine sur deux, quand il ne m’oubliait pas. Il arrivait parfois avec un petit cadeau cheap (acquis avec son peu de moyens ou piqué dans un magasin), pour acheter mon bonheur. Et ça fonctionnait, car Dieu sait à quel point je voulais qu’il soit un vrai papa ! Je vais me souvenir toute ma vie du toutou de singe laitte que j’ai traîné partout…

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Chez mon père, je vivais constamment des abandons et un climat de vie pas sain pantoute pour une enfant… Beaucoup, beaucoup, beaucoup de coke et de pot. De la vente comme de la consommation. J’en ai vu, des affaires qui se passent juste dans les films (surtout ceux de Robin Aubert). J’ai vu beaucoup de gens avec des comportements violents et douteux, puis mon choix de couper les ponts s’est fait graduellement, avec l’accumulation de gestes malsains et surtout en réalisant tout ce que mon père ne faisait pas en tant que parent… En constatant le manque, la douleur profonde et le sentiment d’abandon récurrent qu’il a creusé en moi.

Mon père, aussi, il m’a agressée, durant mon enfance. Je l’ai revu récemment, aux funérailles de mon grand-père. Ça faisait 13 ans que je ne lui avais pas parlé. Il s’est excusé de ce qu’il avait fait. C’est la première chose qu’il m’a dite quand il m’a vue.

Est-ce que ta famille connaît la cause de votre « rupture » ?

Simone – Ma mère a déjà fait un signalement à la police, quand j’étais petite… Toute la famille m’avait traitée de petite menteuse, d’enfant en manque d’attention… Tsé, le classique. J’apprends à me guérir. Maintenant, comment je peux apprendre à pardonner à cette personne-là ?

J’étais une première de classe, mais il disait quand même que je n’étais bonne à rien.

C’est important pour toi de pardonner ?

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Simone – Je dis toujours que je n’oublie jamais, mais que je pardonne beaucoup. Malgré toutes les années de silence, dans mon processus de guérison, à un certain moment, c’est devenu important de transformer ma colère en quelque chose de constructif, de comprendre la vie de mon père. Souvent, je me dis que mon désir profond d’aider d’autres personnes part beaucoup de là, de ma relation avec lui. Je me dis que cette relation faite d’abandons et d’abus m’a permis de comprendre l’humain, d’être empathique. L’Autre, c’est une mission constante pour moi. Ça et ne pas être comme mon père. Quand l’occasion de le revoir s’est présentée en novembre 2016, je l’ai saisie malgré l’anxiété qui montait en moi. J’avais l’impression que c’était la chose à faire pour réussir à avancer d’un autre pas, à guérir l’amertume et la colère. Alors oui, essayer de pardonner, c’est vraiment important pour moi. Ça me donne de l’espoir. Même si c’est peut-être naïf.

Teresa, toi, pourquoi as-tu renié ton père ?

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Teresa – Mon père était violent physiquement avec mes frères. Pas avec moi. De mon côté, il utilisait plutôt la violence psycho­­logique. J’étais une première de classe, mais il disait quand même que je n’étais bonne à rien. Je crois que ses origines espagnoles ont contribué à l’éducation un peu machiste que j’ai reçue. Je pense qu’il aurait voulu que j’aie des A dans mon bulletin ET que je fasse le ménage, à sept ans. Ce que je réalise, des années de thérapie plus tard, c’est aussi que mon père était très impulsif. Mon frère se faisait niaiser à l’école, puis un jour, quand il a croisé certains de ses camarades de classe au dépanneur, il s’est caché. Quand il a dit ça en revenant à la maison, mon père a pété une coche. Il a pris un couteau et s’est entaillé profondément le pouce.

AlexandraThe fuck? Pour lui montrer c’est quoi un homme ?

Teresa – Je ne sais pas. Il était en tabarnac.

Catherine – Mon père a déjà pris le Jeep de ma mère pour le câlisser dans l’arbre en avant de chez nous, juste parce qu’il était fâché contre elle. On vit constamment dans la peur, dans l’attente que ça explose. Et tu ne sais jamais ce qui va le faire exploser.

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Teresa – C’est de la violence par en dessous, en fait.

Alexandra – C’est une violence qui est plus difficile à expliquer, je crois. Et elle est donc plus difficile à légitimer.

Stéphanie – Oui, c’est plus difficile d’assumer et d’affirmer que tu as été victime de violence quand c’est insidieux. Tsé, je vais toujours être stressée en cuisinant, même si j’adore ça, vu que mon père a déjà pris un couteau pour le planter juste à côté de ma main, parce qu’il voulait que j’arrête de « picosser » dans une assiette. Mais si je raconte cette anecdote-là à mon chum, il ne comprendra pas nécessairement à quel point elle m’a affectée.

Je viens d’une famille dysfonctionnelle et j’ai un enfant, maintenant…

À quel moment, Teresa, tu t’es dit « OK, ça suffit » ?

Teresa – Quand mes parents se sont séparés, j’étais en cinquième année et j’étais la seule qui visitait mon père ; mes frères refusaient de le voir. J’ai dû composer avec sa victimisation, l’idée que « tout le monde l’abandonnait ». J’étais prise, je ne pouvais pas le laisser seul.

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Puis, ma mère est décédée quand j’avais 15 ans. J’ai dû aller voir une travailleuse sociale pour lui faire savoir que je ne voulais pas habiter avec mon père. Quand il me disait : « Tu pourrais vivre chez nous », dans ma tête, la réponse était : « Je pourrais aussi mourir ». Finalement, je suis partie avec mes frères. Trois jeunes de 15, 18 et 21 ans dans une même maison… L’idéal, non ?

Dans les années qui ont suivi, mon père et moi, on a eu des chicanes et des tentatives de réconciliation. Pour se justifier, il me disait : « Mais j’viens d’une famille dysfonctionnelle… » J’étais comme : « Ben crisse ! Tu penses que j’viens d’quoi, moi ? »

Catherine – Y’était pas obligé de perpétuer les dysfonctions, justement.

Alexandra – Je viens d’une famille dysfonctionnelle et j’ai un enfant, maintenant… Et estie, je suis capable de trouver des trucs qui font que même si j’ai des impulsions, même si des fois j’ai le goût de crier, j’arrive à désamorcer ça. Je ne suis pas parfaite. Si mon enfant vient me voir pendant que je fais une crise d’anxiété, ça se peut que je ne sois pas 100 % joyeuse en disant : « Hey ! Je suis tellement contente que tu me parles encore de Flash McQueen ! » Mais j’ai acquis les outils nécessaires pour désamorcer mes mauvais élans. Avoir eu une enfance de marde, ce n’est pas une excuse pour faire vivre une enfance de marde à quelqu’un d’autre.

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Teresa – Exact ! Un jour, j’ai voulu revoir mon père pour être en paix. Puis, en thérapie, on m’avait dit : « Si t’es en paix avec le fait qu’il meure, alors t’es correcte… Pas besoin de chercher à le revoir. »

Un thérapeute t’a dit ça ?

Teresa – Oui. Et la réponse, c’est que j’étais effectivement en paix avec l’idée de sa mort.

Laurie – J’ai récemment croisé mon père dans un salon mortuaire, et je trouvais ça épouvantable, mais je me disais : j’ai hâte qu’il meure. Je vais me sentir soulagée. Je sais qu’il mène une existence d’une tristesse infinie. C’est la personne la plus malheureuse que j’ai rencontrée et je lui souhaite de mourir. Mais au fond, est-ce que je le lui souhaite ou je me le souhaite ?

C’était « juste » des tapes, mais comme notre père est un homme très grand et fort, on parle d’esties de tapes.

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Alexandra – Mon père a fait de l’angine de poitrine et s’est ramassé à l’hôpital, quand j’étais ado. À l’époque, je me rappelle avoir pensé que j’aurais préféré qu’il meure ! Pour moi, ça aurait été plus simple. Le reste de la famille aurait vécu sur les assurances pendant un temps, la maison aurait été payée, pis on n’aurait plus eu à vivre avec lui.

Stéphanie – T’étais en mode solution !

Parlons-en : Alexandra et Stéphanie, vous êtes sœurs. Pourquoi avez-vous décidé de ne plus avoir de contacts avec votre père ?

Alexandra – Je crois que mon père souffre de troubles de santé mentale. Il a connu plusieurs périodes qui ressemblent à des épisodes dépressifs et il a aussi eu des comportements plutôt erratiques. Très jeunes, on a commencé à vivre de la violence.

Stéphanie – Ça a commencé par de la violence physique, à laquelle on s’est rapidement habituées. C’était « juste » des tapes, mais comme notre père est un homme très grand et fort, on parle d’esties de tapes. Un jour, il a crié nos noms. On s’est présentées au salon les mains tendues vers lui, prêtes à recevoir des claques sur les doigts. Sauf qu’il y avait plein de visite. Le monde était saoul, mais trouvait quand même notre réaction étrange. On a demandé à notre père s’il allait nous taper. Il a ri en disant qu’il voulait juste nous parler. Il a ensuite arrêté d’être violent physiquement pour plutôt utiliser un mix de violence psychologique, d’humiliation et de contrôle.

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Alexandra – Au final, la relation était toxique. Quand j’ai accouché de mon fils, mes parents sont venus à l’hôpital, puis ils m’ont dit : « Alexandra, on sait que tu viens d’accoucher, mais on est désolés de te dire qu’on divorce. » Je ne vais probablement donner naissance qu’une fois dans toute ma vie, puis je n’ai même pas pu avoir ce câlisse de moment-là pour moi. C’était la goutte de trop.

Stéphanie – Contrairement à Alexandra, après la naissance de mon premier enfant, j’ai quand même continué à entretenir des liens distants avec mon père. Je me souviens de la coupure. Ma fille n’avait pas encore un an. On était sur le bateau de mon père et un moment donné, la fille de sa nouvelle blonde était dans ses jambes. Il l’a poussée. Vraiment fort. L’enfant s’est mise à pleurer, parce que c’était ultra violent, et sa mère n’a rien dit. Je suis allée la voir, tellement pompée. Je lui ai dit : « Mon père n’a pas l’droit de faire ça. Je m’en câlisse si t’étais dans son chemin ou pas. Il n’a pas le droit de t’pousser. » On n’était pas en train de couler, il n’avait aucune raison de réagir ainsi. Alors j’ai dit à mon père : « Là, t’as pus l’droit d’être violent. » C’est difficile d’expliquer la charge émotive qui survient quand tu vois ton père pousser quelqu’un, quand t’as été tapée toute ton enfance… C’était rendu trop pour moi.

Le plus vieux souvenir que j’ai de lui, c’est quand il m’a dit : « T’es un déchet. »

Catherine, tu sembles interpelée par ce témoignage.

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Catherine – Oui, parce que j’ai arrêté de parler à mon père peu de temps après la naissance de ma deuxième fille. Rétrospectivement, je crois que j’étais en dépression post-partum… Chose certaine, en ayant des enfants, j’ai réalisé que l’enfance que j’avais eue n’était pas normale. Ce fut mon reality check. Mais bon, petite, je me doutais tout de même que quelque chose ne fonctionnait pas. Mes parents s’engueulaient beaucoup. C’était intense, ils se sautaient dessus. J’ai des souvenirs de chicanes mémorables, de m’être endormie dans la peur. Mes parents ont beaucoup d’argent ; ils allaient au restaurant cinq à six fois par semaine. J’étais en cinquième année, on vivait dans une maison victorienne au bout d’une longue allée et ils me laissaient là toute seule. J’avais tellement peur. Mes parents pouvaient rentrer à quatre heures du matin… Des fois, c’est la police qui les ramenait.

Mon père n’a jamais été violent physiquement, mais il a été très violent psychologiquement avec ma mère et moi. Le plus vieux souvenir que j’ai de lui, c’est quand il m’a dit : « T’es un déchet. » J’avais quatre ans. Ce genre d’affaires là, vous voyez ? On avait un chalet, loin dans le bois. Il fallait faire deux heures de ski-doo pour s’y rendre. Un soir où il était saoul, il nous a mis dehors, ma mère et moi. Il faisait -40 °C. J’étais en jaquette, pieds nus, pis ma mère était en bobettes et en camisole. Il avait barré toutes les portes et il hurlait. Je vais m’en souvenir toute ma vie, il criait : « Si je décide que vous allez mourir icitte, ben vous allez mourir icitte. Si je vous laisse dehors cinq minutes, vous allez être mortes. » Et c’était vrai. Finalement, il nous a laissées rentrer. Et c’était soudainement comme si rien ne s’était passé.

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Trois jours après avoir accouché de ma première fille, j’ai reçu un gros paquet chez nous. C’était un appareil d’exercice elliptique. Il était accompagné d’un mot : « Là, j’espère que tu te laisseras pas aller comme ta mère, que t’auras pas un gros cul comme elle. » Quand j’étais adolescente, il me répétait souvent que les femmes n’intéressent plus les hommes une fois qu’elles ont des enfants. Quand je mangeais, il me traitait de truie, de grosse, de… Mon Dieu ! Je pourrais continuer pendant des heures. Tout ça pour dire que j’ai arrêté de lui parler quand j’ai eu des enfants parce que je ne voulais pas qu’il leur fasse subir ça. Je lui ai tout de même écrit, cette année, pour lui annoncer que j’avais eu un fils. Ça a pris quatre courriels, puis il m’a répondu quelque chose du genre : « Va te faire foutre, grosse salope. »

Quand il a su qu’il aurait un enfant, il a répondu : « Ça m’intéresse zéro ».

Jasmine – On garde toujours espoir que ça change.

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Catherine – Toute cette violence-là a encore des effets sur moi. Certains moments de la journée sont particulièrement stressants. L’heure du souper, par exemple. Je ne suis pas bien, je fais des crises d’angoisse. Ma psy m’a diagnostiqué un choc post-traumatique…

Jasmine – Un choc post-traumatique, exactement ça ! Moi, c’est quand j’échappe des objets. Ça choquait tellement mon père, à l’époque ! Aujourd’hui encore, renverser un verre d’eau, c’est super anxiogène. J’ai l’impression que je viens de faire la chose la plus épouvantable du monde.

Pourquoi donc ? Explique-nous.

Jasmine – Faut partir de loin ! Ma mère est tombée enceinte de ma sœur aînée à 18 ans. Le père, mon père, est un homme d’origine marocaine qu’elle avait rencontré au cégep. Quand il a su qu’il aurait un enfant, il a répondu : « Ça m’intéresse zéro ». Il est parti. Après trois années de fuite – dont on ignore tout –, mon père est revenu dans le portrait. Mes parents se sont mariés. Six ans plus tard, je suis née. Deux autres enfants ont suivi, on est quatre sœurs.

Mes parents avaient une animalerie. À l’heure du souper – la fameuse heure du souper qui me dérange, moi aussi –, mon père revenait à la maison, mais il ne voulait pas être là, alors soit il trouvait une raison pour repartir, soit il était très violent. Mais pas envers nous. Envers les objets. J’ai un souvenir super clair de mon père qui trouve une feuille de laurier dans un plat de spaghetti. Ça n’a pas fait son affaire, alors il a fracassé l’assiette sur le mur du fond de la salle à manger. Ma mère a refusé de la ramasser, donc les pâtes sont restées un boutte sur le mur. Maintenant, si je fais une sauce à spag’, y ajouter une feuille de laurier, c’est un acte aussi anxiogène que contestataire !

Bref, il partait souvent. Il revenait très tard la nuit et il faisait beaucoup de bruit parce qu’il était saoul. Mes sœurs et moi, on souffrait d’anxiété nocturne. Puis, un jour, notre père a commencé à être violent physiquement et c’est là que ma mère l’a laissé. Elle a gardé la maison et lui, l’animalerie. Les deux immeubles étaient à cinq minutes de marche, pourtant on ne le voyait plus. Ma mère n’interdisait pas les contacts, c’est juste que lui, il ne venait pas vers nous. On s’est habituées. La vie est devenue comme ça, sans père. Jusqu’au moment où mes sœurs et moi, on s’est demandé : pourquoi on porte son nom de famille ?

Catherine – Moi aussi, j’ai pensé à changer de nom.

Si mon père m’appelait ce soir pour me dire : « Je m’excuse, j’ai été un père de marde », je lui pardonnerais tout ce qu’il m’a fait subir.

Jasmine – C’est symbolique, tsé ! On s’est donc lancées dans le changement de nom, pour se rendre compte que pour y arriver, une personne mineure doit avoir l’autorisation de ses deux parents. On lui a envoyé les papiers nécessaires pour qu’il les signe, mais on restées sans nouvelles. Faque à 14 ans, flanquée de ma sœur de 22 ans, je suis allée dans son animalerie. Ça a été vraiment rough, parce que c’était la première fois que je le revoyais et j’ai entendu des choses que j’étais trop jeune pour entendre. Ma grande sœur s’est vraiment vidé le cœur. Elle lui a dit des phrases de l’ordre de : « Le jour où tu vas mourir, j’espère que la dernière pensée que tu vas avoir, c’est que t’as vraiment tout raté et que tes enfants te détestent. »

Évidemment, il a refusé de signer les papiers. Ses arguments étaient insensés : « Vous m’appartenez. Vous êtes mes filles. Je ne vous ai jamais rien fait. » Je me rappelle lui avoir répondu : « Ben, c’est ça, le problème : t’as rien fait. »

La vie m’amène souvent à marcher dans le coin de son animalerie et des fois, je me pose des questions : est-ce qu’aujourd’hui, je change de trottoir ? Est-ce que je passe directement en avant ? Est-ce que j’espère un eye contact ? Et il y a aussi des moments où je me demande si je devrais tout bonnement entrer et lui dire : « Hey ! What’s up, man? » Ça varie.

Avez-vous cherché à remplir le vide laissé par votre père ? Je vais passer ma vie à essayer de trouver une personne qui jouera pour moi le rôle de père. Je pense que ce désir d’en avoir un est ancré dans mon corps. C’est hors de mon contrôle !

Catherine – Si mon père m’appelait ce soir pour me dire : « Je m’excuse, j’ai été un père de marde », je lui pardonnerais tout ce qu’il m’a fait subir. J’ai besoin de sa validation à ce point-là. Encore. Même s’il est pathétique. Sérieusement, je lui ai écrit des tonnes de lettres pour lui expliquer ce qu’il m’avait fait, les impacts que ça a toujours sur ma vie de couple, ma vie sexuelle, ma vie au complet…
Et il dit que j’invente, que ma mère m’a lavé le cerveau, que j’ai eu une enfance merveilleuse, parfaite, que je n’ai manqué de rien…

Stéphanie – T’as manqué de rien ? T’as manqué d’amour et de sécurité… T’as passé une enfance effrayée, man !

Mais tu cherches quand même son approbation ?

Catherine – Oui, dès que je fais quelque chose à la télé, je me demande s’il va me regarder. Je me demande s’il va me voir dans le journal, s’il me lit. Et j’ai même un drôle de rapport avec l’approbation des hommes, en général. Pas vous ?

Teresa – Mon père ne m’a jamais dit que j’étais belle ni que j’étais bonne. Et j’avoue que ça a pas mal teinté toutes mes relations. J’ai longtemps eu un besoin fou de me faire dire que j’étais belle. Mais de me le faire dire 100 fois. Quand mon premier chum est arrivé dans ma vie, j’étais comme : « Enfin, il y a quelqu’un qui peut me dire qu’il m’aime. »

Catherine – Quand mon chum le dit, c’est comme si je ne l’entendais pas…

Teresa – Oui ? Moi, je suis comme un puits sans fond. J’ai longtemps consommé des compliments. J’ai appris l’amour tout croche.

Alexandra – Plus jeune, dès que j’étais avec une personne gentille, je sabotais la relation parce que je ne croyais pas mériter d’être heureuse…

J’ai plus de 30 ans, des enfants et une carrière, mais en le voyant, je me suis sentie comme quand j’avais six ans.

Teresa – Tu sabotes pour confirmer que tu mérites l’échec. Ça n’a aucun sens ! Quand je suis malade et qu’on me fait un grilled cheese, je pleure ! Quand les gens m’aiment, je braille. Et ça me rend triste de l’avouer ; je suis reconnue par mes pairs, j’ai une vie sociale incroyable, j’ai des amis, j’ai une « fausse famille » formidable, je suis entourée de millions d’enfants que j’adore, mais, malgré tout, je suis incapable de bien aller. Pourquoi ?

Catherine – Parce que ce que tu veux vraiment, tu ne l’auras jamais.

Teresa – Mais je ne veux même plus de père !

Catherine – Je comprends, mais ça reste. Je suis récemment allée dans ma ville natale. J’ai décidé d’aller voir la maison de mon enfance. Mon père était sur le terrain, en train de faire des affaires de terrain… Pis pour vrai, j’ai plus de 30 ans, des enfants et une carrière, mais en le voyant, je me suis sentie comme quand j’avais six ans. Y’a juste cet homme-là qui a le pouvoir de me faire sentir à ce point comme de la marde. Malgré tout ce que je fais et tout ce que je suis, il a encore ce pouvoir-là.

Je vous écoute, je constate ce que vous avez accompli, je vous vois vous émanciper et trouver une place dans le paysage médiatique et je trouve que vous êtes toutes des femmes qui ont plutôt bien réussi, pour des « pas bonnes ».

Alexandra – C’est vrai, ça ! J’ai une idée… Tu devrais appeler ton article « Père manqué, filles badass. »

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