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Pénurie de vétérinaires pour grands animaux : nos Dr et Dre Dolittle en ont plein les sabots
« Tiens, mets ça! On sait jamais ce qui peut arriver en passant en arrière d’une vache! », lance Christian Larouche, vétérinaire pour grands animaux à la Clinique vétérinaire de Granby en me tendant une chienne de travail propre.
Il est 8h15 et le téléphone ne dérougit pas à la clinique mixte pour petits et grands animaux, une des rares de la province. « Elle avait un vet spécialisé à Sherbrooke, mais il est parti… » se désole Olivier, le collègue de Christian, au sujet d’une nouvelle cliente.
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Tout en préparant ses dossiers pour la journée, Christian m’explique que Valérie est technicienne en santé animale et qu’elle ne fait habituellement pas la réception d’appels à l’accueil. Mais en raison du manque de personnel, c’est elle qui a hérité de cette tâche .
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Dans quelques minutes, le vétérinaire m’emmènera avec lui afin de voir comment ça se passe sur le plancher des vaches (désolé pour ça), à l’heure où une pénurie de vétérinaires de tout acabit dans la province s’accentue et où les spécialistes pour grands animaux se font de plus en plus rares.
Une job stimulante, mais éreintante
Une fois équipés pour la journée, on grimpe dans le camion de Christian vers notre premier arrêt : la ferme laitière Rodyane à Sainte-Cécile-de-Milton, où une vache semble avoir de la difficulté à se remettre d’une pneumonie.
Sur la route, Christian résume la réalité de sa clinique. « On est 5 vétérinaires en grands animaux, dont 2 spécialisés en équin (pour les chevaux) et 3 pour les bovins, principalement. 75% de notre chiffre d’affaires provient des interventions dans les fermes laitières », explique le docteur originaire du quartier Pierrefonds-Roxboro à Montréal.
Il ajoute que son équipe s’en tire plutôt bien contrairement à beaucoup de cliniques, qui refusent même des clients puisqu’elles ne peuvent pas fournir. Mais ce qui est difficile, c’est le recrutement de nouveaux vétérinaires fraîchement diplômés et encore plus ceux spécialisés en grands animaux. Sur 95 finissants par cohorte, Christian en calcule en moyenne une dizaine pour grands animaux.
Ce qui est difficile, c’est le recrutement de nouveaux vétérinaires fraîchement diplômés. Sur 95 finissants par cohorte, Christian en calcule en moyenne une dizaine pour grands animaux.
« Il y a tout d’abord un problème dans le processus de sélection des candidats. On se base presque uniquement sur les notes, qui doivent être élevées, et non sur le background et les intérêts pour le milieu agricole. Ça crée des classes complètement déséquilibrées avec une forte majorité issue des milieux urbains, qui n’a souvent pas envie d’aller travailler avec des animaux de la ferme », croit Christian.
Les vétérinaires pour grands animaux sont confrontés à des réalités bien différentes de ceux spécialisés en petits animaux, explique l’expert. C’est un travail exigeant autant physiquement que mentalement, il y a beaucoup de route à faire pour se déplacer chez les clients et les horaires sont atypiques (plusieurs jours de travail d’affilée avec des journées de 10-12 heures, sur appel, etc.). Et c’est sans parler que ces docteurs de campagne ont souvent les deux pieds dans la marde (littéralement).
« Il y a aussi de l’ignorance et un manque d’intérêt des gens envers le milieu agricole en général ce qui crée des préjugés envers le métier. Certains croient que les animaux de ferme sont mal traités et que c’est immoral d’entretenir cette industrie donc ils ne veulent pas en faire partie. Évidemment, il y a des nuances importantes dans tout ça qui mériteraient d’être davantage mises de l’avant pour mieux comprendre les tenants et aboutissants. Bref, il faut vraiment avoir la flamme pour faire ça. Sinon, on décroche rapidement… », confie Christian.
«On se base presque uniquement sur les notes, et non sur le background et les intérêts pour le milieu agricole. Ça crée des classes complètement déséquilibrées»
Décrocher du métier, ce n’est d’ailleurs pas pour lui. Après avoir fait sa biologie, le Montréalais a goûté à la médecine vétérinaire grâce à son coloc. « Je suis allé visiter le campus à Saint-Hyacinthe et j’ai trippé », se remémore Christian, sourire en coin.
À la lumière d’un été dans l’Ouest et un stage en Europe, le vétérinaire a réalisé qu’il voulait avoir « les deux mains dedans » sur le terrain et non passer ses journées dans un bureau. Petit à petit, son parcours l’a mené vers les animaux de la ferme. « C’est jamais pareil. C’est challengeant sur plusieurs plans et on développe un sentiment de proximité unique avec les clients », estime celui qui a gradué du programme en médecine vétérinaire en 2000.
On arrive finalement à la ferme Rodyane où la vache fiévreuse, la numéro 18, requiert l’attention de Christian. « Elle fait 41 de fièvre », s’inquiète Annie Rodier, la copropriétaire, qui ne souhaite pas être photographiée en « habits d’ étable ».
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« T’as l’air d’un ghostbuster avec ton suit! » lance son conjoint Michel à Christian, en le voyant avec son accoutrement permettant de voir en direct les échographies. « Manque juste la ceinture avec le fusil et c’est pareil! » lui rétorque Christian en allant vers son camion ramasser le reste de son matériel.
Dans l’étable, les vaches n’ont pas l’air de faire un cas avec deux inconnus habillés en chienne de travail transportant une mallette et des piles de documents.
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Le vétérinaire se dirige vers la numéro 18 allongée sur le sol. Après quelques tests, le diagnostic tombe: les poumons sont gonflés en raison d’un restant de pneumonie et de la chaleur suffocante des derniers jours. « On va continuer de lui donner des anti-inflammatoires et elle devrait être correcte », décrète le vétérinaire aux deux producteurs laitiers.
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« Nous, on est traité aux petits oignons parce qu’on a un vet attitré qui vient faire une ronde aux trois semaines et il y a tout le temps quelqu’un en urgence, avoue Annie entre deux pelletées de foin quand on lui demande si elle est consciente de la pénurie actuelle. Elle est d’ailleurs bien empathique des vétérinaires avec lesquels elle fait affaire, qui sont parfois épuisés et un peu à bout de nerfs. « Je les comprends, ils font des journées de fou et on les appelle parfois à minuit pour qu’ils viennent en urgence. C’est fatigant sur le moral à la longue ».
«Ils font des journées de fou et on les appelle parfois à minuit pour qu’ils viennent en urgence. C’est fatigant sur le moral à la longue»
Christian termine sa paperasse, lave ses bottes en caoutchouc éclaboussées de fumier, salue les deux propriétaires, puis reprend la route vers Saint-Pie (ça s’invente pas) où se trouve une autre ferme laitière. « On couvre un très gros territoire. D’Ange-Gardien à Valcourt en passant par Abercorn près des États et dans le coin de Saint-Hyacinthe. Avant, il y avait des petites fermes avec des vétérinaires attitrés localement, mais maintenant, plusieurs ont déserté et il reste de grosses fermes plus éparpillées sur le territoire. Donc on doit faire beaucoup de route pour tout couvrir » explique Christian au volant de son rutilant camion.
Quelques minutes plus tard, on se gare à la ferme de Rémi. Après de courtes présentations, le vet se dirige vers l’étable avec une boîte remplie de longs gants en plastique roses. Avertissement aux cœurs sensibles: la scène qui suit est un peu (beaucoup) graphique.
« C’est un examen de gestation pour voir s’il y a un petit embryon » explique le vet en enfilant ses gants qui lui arrivent aux épaules juste avant d’enfoncer son bras dans l’orifice rectal du bovin sans broncher.
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Il répétera l’exercice avec d’autres occupantes de l’étable pendant que Rémi tient la queue des bêtes marbrées et écoute les conseils du vétérinaire en administrant les bonnes piqûres.
« Veux-tu voir l’échographie? » me lance Christian en me tendant ses lunettes de ghosbuster. Une petite forme en fétus se détache sur l’écran en noir et blanc. « Ça a fonctionné pour elle! » se réjouit le vet.
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Autour des « ados » d’aller se faire checker. La tâche est un peu plus complexe puisque les jeunes sont moins habitués aux examens dans ces zones sensibles. Certains sont visiblement stressés et courent dans le petit enclos pour échapper à Christian et Rémi, qui tentent tant bien que mal de ne pas se faire foncer dessus.
Pendant ce temps, j’essaie de me rendre utile en bottant du foin vers les ados de l’autre enclos qui, comme les humains, ont toujours faim.
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En remballant le stock, Rémi raconte ne pas trop sentir les effets de la pénurie de main d’œuvre dans le monde vétérinaire. « On est chanceux parce qu’on est pas trop loin d’un centre urbain et on a toujours quelqu’un qui vient nous aider. Ça doit être rough pour ceux qui vivent en régions éloignées et qui n’ont pas de service facilement accessible », estime le fermier, qui avoue avoir aussi besoin lui-même de main d’œuvre. « En fait, l’industrie laitière et les vétérinaires pour grands animaux sont intimement liés. S’il y a une pénurie dans l’une, ça va affecter l’autre » amène Christian.
Avant de partir, Christian examine une future maman qui devrait accoucher dans la prochaine heure. « On fait juste vérifier que tout est beau et on laisse faire la nature » explique le vet, le bras dans le popotin de la concernée.
L’avenir est dans le champ
L’avant-midi tire à sa fin. Le vétérinaire regarde son horaire et lâche un gros « Shit! ». Un vêlage difficile (la naissance d’un veau) en urgence vient de rentrer. « Le client pense que c’est deux jumeaux twistés entre eux », lui explique Valérie au bout du fil.
On file en vitesse à West Brome chez le plus gros client de Christian pour l’intervention.
Un trajet de 30 minutes où le vétérinaire me parle de santé mentale en ces temps difficiles, puisque le taux de suicide chez les vétérinaires est trois fois plus élevé que dans la population générale selon de récentes données.
« Ces chiffres concernent surtout les vétérinaires pour petits animaux. Il y a une forme de désillusion en sortant de l’école pour plusieurs qui se rendent compte qu’une bonne partie de la job consiste non pas à sauver les animaux, mais bien de mettre fin à leurs jours », estime Christian, qui assure prendre soin de sa santé mentale en faisant du sport et en passant du temps avec sa famille.
«Il y a une forme de désillusion en sortant de l’école […] une bonne partie de la job consiste non pas à sauver les animaux, mais bien de mettre fin à leurs jours»
Tant qu’à être dans les sujets un peu lourds, je lui demande si le haut taux de décrochage des vétérinaires l’inquiète pour le futur de la profession (beaucoup quittent le milieu entre 5 à 15 ans de service selon l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec). « Non pas vraiment. Aussi longtemps qu’il y aura des animaux, on va toujours trouver des moyens de s’arranger », croit Christian, qui s’estime heureux de ne pas avoir trop de problèmes de recrutement à son établissement pour le moment, mais qui est bien conscient que c’est « une autre paire de manches» dans plusieurs cliniques de la province.
« Il faudrait travailler sur plusieurs chantiers pour que les choses changent. À court terme, il faudrait d’une part changer les critères de sélection des étudiants au programme et faire connaître davantage la profession aux gens qui y sont moins confrontés. Ensuite, il faut se demander en tant que société si et comment on veut protéger et valoriser l’agriculture d’ici et agir en conséquence », martèle le vet.
On arrive finalement à la ferme dans le décor bucolique de West Brome. Christian spotte rapidement la vache en question. « Peux-tu tenir la queue? » lance-t-il à mon attention, avant d’enfiler ses fameux gants roses en prévision du vêlage qui s’annonce complexe.
Même si mon père a été élevé sur une ferme et que j’ai déjà été en contact avec cet univers, je suis moyen à l’aise de tenir la queue du bovin pendant que Christian tire de toutes ses forces sur les pattes du petit veau attaché avec une chaîne en métal. Mais bon. On fait du journalisme de terrain (bovin?) ou on n’en fait pas, hein!
Le vétérinaire tire pendant que la maman pousse pour extirper son bébé. Il me demande de venir appuyer sur la corde tandis qu’il tire sur le veau pour le sortir correctement. En quelques minutes, le veau est au sol et se fait lécher par sa mère épuisée.
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« Bon, ben finalement, c’était pas des jumeaux! » se contente de dire Christian pendant que j’essaie de ne pas flancher devant le miracle de la vie.
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La journée se termine, on retourne vers la clinique.
« En tout cas, hésite pas si tu veux refaire un topo un de ces quatre! » lance le vet en me saluant.
Ça se peut que je te prenne au mot plus tôt que tu penses mon Christian.