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Pénurie de Guinness : une Saint-Patrick sous pression
Johnny, le patron du Vieux Dublin, fulmine au téléphone. Une histoire de carte de crédit. Il raccroche, soupire et confirme dans un anglais coloré : son pub a manqué de Guinness tout le mois de février. Une première en plus de vingt ans.
Pourquoi? Mystère. Tout ce qu’il sait, c’est que tous les pubs irlandais du pays étaient dans la même misère.
À l’approche de la Saint-Patrick, cette fête où l’on célèbre autant le saint patron de l’Irlande que les excès qui l’accompagnent, la rumeur s’est répandue comme une traînée de mousse dans les rues de Montréal : la Guinness se fait rare. Scandale! Hérésie! La stout iconique, pilier des pubs sombres et carburant des festivités du 17 mars, manque à l’appel. Et non, ce n’est pas un coup de génie marketing pour attiser la soif avant le grand étanchement. Les fûts sont vides, les tenanciers rationnent, les habitués sacrent.
Mais que se passe-t-il?
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Blâmez TikTok et les influenceurs
Depuis sa création en 1759, la Guinness a toujours su rallier ses fidèles. Mais ces derniers mois, fini, les vieux chapeaux et les barbus taciturnes : une nouvelle génération s’empare des comptoirs, plus jeune, plus féminine et résolument connectée. À l’origine de cette soif soudaine? TikTok, où un challenge fait fureur.
Le concept? Prendre une première gorgée au terme de laquelle la mousse arrivera exactement sur la barre du « G » du logo Guinness. On appelle ça Splitting the G. Un défi qui demande précision, dextérité, et surtout, des flots de stout pour abreuver une soudaine soif mondiale. Ajoutez à cela des pubs mettant en scène Kim Kardashian, Olivia Rodrigo et Beyoncé, fièrement coiffées d’une moustache de mousse, et voilà la Guinness élevée au rang de boisson cool.
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Les ventes de Guinness ont littéralement explosé, affichant une hausse de 20 % en novembre dernier par rapport à l’année précédente, au point de provoquer une pénurie durant les Fêtes au Royaume-Uni.
« Au cours du dernier mois, nous avons observé une demande exceptionnelle pour la Guinness », a laissé savoir l’entreprise Diageo dans un communiqué, confirmant l’engouement sans précédent autour de la stout irlandaise.
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Une pinte entre tradition et viralité
Plus qu’une simple bière, la Guinness est un rituel. Servie à 6 degrés Celsius, coulée en deux temps, patientée 119,5 secondes, inclinée au millimètre près, coiffée d’un trèfle parfait… Chaque pinte frôle le cérémonial.
Et faut dire que la brasserie a toujours su faire mousser son image. Du toucan vintage au Guinness World Records, son marketing a toujours flirté avec l’extraordinaire.
Mais si la Guinness s’ancre solidement dans la tradition, elle a aussi su embrasser la modernité. Longtemps perçue comme une bière robuste et virile, elle conquiert aujourd’hui un public plus large. Avec ses 4,2 % d’alcool, sa texture veloutée aux notes de chocolat et de café, et son apport calorique inférieur à celui d’un verre de vin, elle s’impose comme l’alternative élégante aux triples IPA imbuvables qui font ballonner après deux gorgées.
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Reste à voir si la Guinness coulera bel et bien à flots ce lundi. On murmure que la manufacture de Dublin a intensifié sa production pour conjurer la pénurie, un impératif alors que Montréal s’apprête à célébrer en grande pompe le 200ᵉ anniversaire de son défilé.
En attendant, j’ai poussé la porte des pubs pour voir si ça brasse.
Lord William Pub
« Chaque jour, des clients débarquent juste pour ça! », lance le barman Steven au sujet du défi. Lui-même né en Irlande, il jette un regard satisfait sur son pub qu’il vient de tapisser de trèfles à quatre feuilles.
Selon lui, la demande pour la Guinness grimpe toujours en hiver, mais cette année, elle atteint des sommets. Pendant deux semaines, il a dû s’excuser auprès des amateurs frustrés par la rupture de stock.
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Ce qu’il constate, en revanche, c’est un changement dans la clientèle : de plus en plus de femmes commandent une Guinness, et surtout, la jeunesse s’y met. « D’habitude, c’est une bière prisée par les 30-40 ans, mais là, j’ai une table de cinq-six jeunes dans la vingtaine. Chacun commande une pinte et tente le défi à tour de rôle. »
Le Vieux Dublin
Johnny se gratte le menton en repensant à la période de pénurie. « D’abord, il a fallu réapprovisionner l’Irlande avant que les barils ne traversent l’Atlantique. » Durant l’attente, il a dû se résoudre à servir des canettes. « On n’avait pas le choix », lance-t-il en haussant les épaules. Mais la disette est terminée : 30 fûts sont arrivés vendredi dernier, et 30 autres sont en route.
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« C’est, de loin, ma bière la plus populaire. Les jeunes, les femmes, tout le monde en boit », lance-t-il avec un ton vendeur, avant de tourner les talons pour peaufiner les derniers préparatifs, comme si la tendance ne s’était jamais vraiment arrêtée entre les murs du vieux pub du centre-ville.
McKibbin’s Irish Pub
Derrière le bar, Virginie verse une Guinness pour un habitué. « J’ai entendu trois raisons : une grève, que le marché américain avait la priorité et TikTok. Mais une chose est sûre, la brasserie de Dublin ne fournit plus », lance-t-elle en haussant les épaules.
Comme partout en ville, le pub a connu ses ruptures de stock — le comble pour un endroit qui vénère la stout irlandaise, ses murs tapissés d’enseignes à l’effigie du nectar noir.
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Si certaines déclinaisons de Guinness, comme l’Extra Stout en cannette, sont brassées localement par Labatt, les fûts de Guinness Draught — la version classique — viennent directement du pays de Conor McGregor.
Virginie a elle aussi été témoin de l’engouement grandissant pour la Guinness, un phénomène qu’elle trouve parfois teinté d’une certaine mise en scène. « Des filles en commandent, bien sûr, mais souvent parce que les gars l’ont fait avant. Deux femmes qui se commandent une pinte ensemble? Non. Elles s’en câlissent un peu du Splitting the G », lâche-t-elle, mi-amusée, mi-exaspérée.
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Pub Victoria
« Chez nous, ça a été deux longs mois sans keg! Même les canettes étaient rendues difficiles à trouver. Et honnêtement, la clientèle n’était pas vraiment preneuse : elle préfère sa Guinness en fût », explique Adam, barman du petit débit de boisson coincé dans le Vieux-Montréal.
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Hurley’s Irish Pub
Sans doute l’épicentre montréalais des festivités. Même en plein après-midi, le pintier de carrière enchaîne les commandes, arrosant une clientèle essentiellement masculine. « De vrais travailleurs, ça a soif », rigole un client entre deux gorgées d’or noir.
Rod, le gérant, confirme que la pénurie a duré une semaine chez lui. Pour compenser, il servait d’autres marques, des Murphy’s et des O’Hara’s… jusqu’à ce que les fûts soient, eux aussi, à sec. Selon lui, le problème relevait davantage d’un pépin logistique dans le transport que d’un emballement soudain. Une hypothèse qui colle aux dires d’un porte-parole de Diageo, l’entreprise propriétaire de Guinness, déclarant à la CBC qu’il y avait eu de légers retards au Québec en raison de « défis temporaires liés à la logistique concernant les transporteurs ».
De plus, il m’explique que Splitting the G n’est pas trop la tradition ici. « On n’a qu’une douzaine de pintes Guinness officielles », précise-t-il.
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Mais tout est finalement rentré dans l’ordre. Vendredi dernier, il a reçu 30 fûts, avec 50 autres attendus au cours de la semaine. « En moyenne, on écoule 70 kegs pendant la Saint-Patrick », estime-t-il. Lundi, c’est donc près de 6 000 pintes qui se descendront. De quoi rassurer Rod. La pénurie tant redoutée ne gâchera pas la fête.
Ye Olde Orchard
Toby, kilt écossais et accent des Maritimes, est seul derrière le comptoir et dans l’jus jusqu’au cou : la Ligue des champions bat son plein, et le pub tremble sous les cris des partisans.
Au bar, deux dames aux cheveux gris trinquent à la blonde et constatent, d’une même voix, que la stout n’a jamais été aussi en vogue. « À cause du challenge TikTok », soupire l’une. L’autre ne tarde pas à renchérir : « J’espère qu’il n’y aura jamais de défi viral avec mon Jameson », dit-elle en faisant tournoyer son verre de whisky irlandais.
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Toby acquiesce : avec tous les étudiants qui fréquentent son pub, difficile d’échapper à l’effet viral.
Dans le brouhaha ambiant, un busboy glisse en coup de vent : il ne reste que cinq kegs en réserve, pas un de plus. Tout le monde se croise les doigts pour un réapprovisionnement à temps sur la petite rue Prince-Arthur.
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Dans tout le royaume des pubs aux comptoirs patinés et aux lanternes fatiguées, l’ordre semble rétabli après une brève pénurie qui a fait trembler les habitudes. Une tempête passagère qui ne fait que mieux préparer le terrain pour une Saint-Patrick d’anthologie, moussée par une secousse virale.
Car au-delà du trend, ce lundi, une vague humaine déferlera, drapée de vert, la gorge sèche et l’ivresse en ligne de mire. Et comme le veut la tradition, Saint-Patrick avec de la Guinness il y aura.