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Pelletage et confidence

Récit d’une expérience enrichissante garantie 100% courbatures.

Par
François Breton-Champigny
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«J’offre mes bras pour déneiger votre cour, vos escaliers ou votre auto en échange d’une petite entrevue pour URBANIA». C’est essentiellement ce que mon message comportait lorsque je l’ai envoyé sur le groupe Facebook Solidarité au temps du coronavirus-Plateau-Mont-Royal en ce matin où beaucoup de Montréalais ont du sacrer en constatant que leur mal de dos viendrait leur dire bonjour avec toute la neige qui est tombée en 24 heures.

Ayant un très bon dos (merci à l’escalade) et habité par l’envie d’aller sur le terrain pour prendre le pouls de la situation au lendemain de cette tempête, je me suis dit que je joindrais l’utile à l’agréable en donnant un coup de pelle à des inconnus (pas littéralement) en échange d’une petite conversation sur le thème de «Pis, comment s’est passée votre dernière année pandémique?»

Récit d’une expérience enrichissante garantie 100% courbatures.

Redécouvrir les joies de l’hiver

La première personne à avoir répondu à mon offre est Karen, qui a une petite voiture à déneiger et de «belles histoires» à raconter me promet-elle.

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Je prends le temps de finir mon café et de me frotter les yeux, encore un peu endormi, puis je m’arme de ma pelle et de mon balai à neige avant de prendre la route. Direction chez Karen, qui habite pas très loin de chez moi.

Premier constat en mettant le nez dehors: mes voisins n’ont pas daigné pelleter les marches de notre immeuble et ont préféré risquer de se casser le cou même si j’ai mis bien en évidence ma pelle sur un coin du balcon afin que tout le monde puisse l’utiliser à sa guise.

Great.

Je prends donc le temps de dégager les marches avant de partir et je sens déjà une petite tension dans le bas du dos. Décidément, je vais devoir revoir ma technique si je veux tougher la matinée et bien remplir ma mission journalistico-sportive.

Après quelques minutes de marche, je vois une dame balayer son entrée pour enlever la couverte blanche qui la recouvre. «François?!» me lance-t-elle alors que je m’approche de sa demeure. Je me demande comment Karen a bien pu me reconnaître comme ça avant de me rappeler que j’ai ma tuque URBANIA bien vissée sur la tête.

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«On va déblayer mon char en jasant!», me dit simplement l’énergique coiffeuse de formation. La tâche ne s’annonce pas trop difficile et c’est tant mieux, parce que mes toasts au beurre de peanut sont encore en cours de digestion.

L’auto de Karen avant le déneigement.
L’auto de Karen avant le déneigement.

Sa petite auto rouge est quasiment cute sous ce gros manteau blanc. On commence à déblayer en placotant un peu quand un des voisins de Karen a vraisemblablement de la misère à sortir son véhicule de son spot de stationnement en raison de l’amoncellement laissé par la Ville après le déneigement de la rue. «M’a reculer pis tu pousseras quand je me redonnerai de l’élan!» m’indique le gaillard mal pris. En deux temps, trois mouvements, son bolide est libéré de sa prison. «Mercciiiiii!» me lance-t-il par la fenêtre en partant.

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«Wow! Une chance que t’es en forme!» me complimente Karen alors qu’on reprend le déblayage de sa bagnole avec chacun nos balais à neige.

Karen qui m’aide à déblayer son auto .
Karen qui m’aide à déblayer son auto .

«Je suis chanceuse, j’ai pu travailler jusqu’au 24 décembre. Mais c’était vraiment tranquille cette année vu qu’il n’y avait pas de partys de famille. Il manquait la frénésie du temps des Fêtes, c’était weird», raconte Karen qui est coiffeuse dans un petit salon depuis un bon moment.

Depuis qu’elle a été obligée d’arrêter de travailler, l’artiste multidisciplinaire n’a pas chômé pour autant. «J’ai tout repeinturé mon appartement, j’ai fait un gros ménage et surtout, j’ai redécouvert le plaisir de jouer dehors», avoue Karen, dont les comiques bonhommes de neige ont fait l’objet d’un article du Globe and Mail récemment.

«j’ai pu travailler jusqu’au 24 décembre, Mais c’était vraiment tranquille cette année vu qu’il n’y avait pas de partys de famille».

Une des créations de Karen.
Une des créations de Karen.
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«J’ai vu la neige et je me suis dit que je devais absolument en profiter. Une de mes voisines, dont c’est le premier hiver enneigé, trippait solide de voir les gens aussi créatifs avec la neige et elle a décidé de venir m’aider dans mes créations. Peu de temps après, mon jeune voisin est aussi venu nous rejoindre. C’était magique», confie la coiffeuse avec un enthousiasme contagieux.

Une autre oeuvre signée Karen.
Une autre oeuvre signée Karen.

La volonté de partager ne s’est cependant pas arrêtée aux bonshommes de neige pour Karen. «Je me suis impliquée avec l’organisme Dans la rue en amassant plein de stock usagé provenant des gens du quartier pour redonner à celles et ceux dans le besoin. J’ai eu tellement de réponses positives, c’était fou!».

«J’ai vu la neige et je me suis dit que je devais absolument en profiter».

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Même si elle vit seule avec son chat, la résidente du Plateau affirme ne pas avoir ressenti de solitude durant les derniers mois. «Avec tous les moyens qu’on a pour rejoindre nos proches, ce n’était pas difficile de garder contact et de se tenir “compagnie” à distance. Je ne me suis pas ennuyée pantoute», affirme-t-elle d’aplomb.

Pour l’année qui s’en vient, Karen espère être assez en forme pour profiter de chaque petit moment. «J’ai eu des gros problèmes de santé par le passé, notamment aux pieds et aux épaules. Juste mettre des bottes était une torture. Donc de pouvoir marcher dans la neige et jouer avec pour laisser aller ma créativité, c’est vraiment une bénédiction», avoue-t-elle, ajoutant du même souffle qu’elle a vu les urgences de «l’intérieur» pendant la première vague à cause de soucis de santé et qu’elle ne souhaite pas y retourner de si tôt.

Sa petite auto rouge est enfin complètement dégagée et a retrouvé ses airs de petit jouet attendrissant. Je souhaite bonne chance à Karen en la remerciant et je me dirige, pelle et balais à neige sous le bras, vers ma deuxième «cliente» de la matinée.

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Une année de deuils et de retour aux sources

Ma deuxième mission ressemble en tout point à ma première. Anne-Sophie m’attend pour que je l’aide à déblayer son auto.

Son témoignage m’intrigue. «J’ai un million de choses à raconter sur cette année de grands deuils, de reconnexion et étrangement de liberté», m’a-t-elle expliqué par Messenger.

Quand j’arrive devant chez elle, je souhaite ardemment qu’elle parle assez fort pour couvrir le bruit des autos qui passent sur le boulevard Saint-Joseph à deux pas de sa porte.

Elle sort finalement de son appartement et m’indique où se trouve son auto. Si le véhicule de Karen était recouvert d’un petit manteau de neige, celle d’Anne-Sophie a carrément eu droit à un raz de marée de la déneigeuse. Un muret de slush et de glace qui m’arrive aux cuisses (je mesure 6 pieds et 2 quand même) bloque la porte du conducteur.

Mais je ne me décourage pas devant la tâche et attaque plutôt avec un sourire, le motton gelé, en entamant la discussion avec Anne-Sophie qui me regarde faire depuis le trottoir.

«Un muret de slush et de glace qui m’arrive aux cuisses (je mesure 6 pieds et 2 quand même) bloque la porte du conducteur».

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«Ça a vraiment été une année rough», m’avoue d’emblée l’étudiante à la maîtrise en traduction visiblement fatiguée, qui a souffert d’insomnie la nuit dernière.

Elle m’explique qu’elle s’est acheté la Jetta que je suis en train de déblayer puisqu’elle partageait sa vie entre Montréal et Lac-Beauport près de Québec. «J’avais acheté ma maison d’enfance à mes parents et je vivais là la plupart du temps avec mon ex et nos enfants».

Mais en juin dernier, les choses ont commencé à se compliquer rapidement pour Anne-Sophie. «Ma mère était en CHSLD depuis 6 ans et il ne lui en restait plus gros à vivre. En plus de ça, ça n’allait pas très bien entre moi et ma conjointe», explique Anne-Sophie.

Tout a basculé en quelques jours. «Ma mère est décédée le 11 et je me suis séparée de ma conjointe le 13. Elle a finalement gardé la maison à Lac-Beauport et je suis revenue m’installer chez mon fils à Montréal pour me poser et souffler un peu».

Anne-Sophie
Anne-Sophie
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Après une période difficile, l’ancienne metteuse en scène et propriétaire de Matériaux Composites, une entreprise de théâtre, a décidé de se gâter et de partir en road trip. «Je voulais aller sur la Côte-Nord, mais finalement j’ai abouti à l’Île du Repos, un camping-coop au Lac-Saint-Jean où plein d’artistes viennent faire des shows en plein air. Ma fille de 10 ans est finalement venue me rejoindre et on est restées là une bonne partie de l’été. Ça m’a fait un bien fou», explique-t-elle.

Malgré l’année très difficile qu’elle vient de traverser, Anne-Sophie entrevoit tout de même un avenir positif. «Je me concentre sur ma maîtrise que j’adore, je reconnecte avec mes enfants et je me suis faite une nouvelle amie pendant la pandémie avec qui je m’entends super bien».

Avant de partir, l’ancienne professionnelle de la scène théâtrale a une requête spéciale. «Pourrais-tu parler de mon amie Natacha Piquette qui vit en CHSLD depuis qu’elle a 19 ans à cause de son handicap? Elle en a 46 aujourd’hui et je n’ai jamais vu un humain aussi lumineux, combatif et bon comme ça. Elle serait super contente que tu la mentionnes dans ton article. Je crois que c’est un exemple de persévérance dont les gens devraient s’inspirer par les temps qui courent».

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Natacha, si tu lis cet article, ce shoutout bien mérité t’est dédié.

Privilégiée et reconnaissante de l’être

Une troisième demande de déneigement me parvient pendant que je suis chez Anne-Sophie. «Salut François! J’aime l’originalité de ton offre! J’ai une terrasse qui doit être déneigée et le volume de neige dépasse la puissance de ma petite souffleuse».

L’idée que mes bras, bien qu’assez musclés, puissent battre une souffleuse me parait un peu farfelue, mais j’accepte le défi avec plaisir et me rends chez Élise.

J’arrive chez ma troisième «cliente», qui vient me montrer la job à faire. Je dois creuser un petit chemin entre sa cuisine et une mezzanine de l’autre côté de la terrasse pour que le set up soit «légal» aux yeux de la loi.

Je m’attèle donc à la tâche et commence à pelleter, un peu fatigué par le travail effectué chez mes deux dernières clientes. Je me console en me disant qu’il faut beau, que je suis dehors avec une vue imprenable sur le mont Royal et que je suis payé à rendre service à quelqu’un dans le «besoin».

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Je réussis finalement à creuser un sentier assez large pour qu’un joueur de ligne des Alouettes se sente à l’aise de passer et je retourne voir Élise dans sa magnifique cuisine pour une petite entrevue en échange de ma besogne.

Chemin creusé avec vue.
Chemin creusé avec vue.

«Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui ont souffert ou qui continuent de souffrir à cause de la pandémie, mais moi, ce n’est vraiment pas mon cas», affirme d’emblée Élise assise à l’autre bout de la grande table.

À la retraite depuis 3 ans, l’ex-entrepreneure qui détenait une trading house (une sorte d’entreprise oeuvrant dans l’import-export à l’international) de miel brut pendant 30 ans, trouve le moyen d’apprécier son confinement. «J’ai la chance de vivre dans un super bel immeuble avec mes deux filles près de moi, qui ont leur propre appartement. Je ne manque pas d’argent et me tiens occupée», explique la femme de 60 ans qui ajoute s’être découvert une passion pour les plantes pendant la pandémie.

Élise dans sa magnifique cuisine.
Élise dans sa magnifique cuisine.

«Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui ont souffert ou qui continuent de souffrir à cause de la pandémie, mais moi, ce n’est vraiment pas mon cas».

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En plus de l’entretien de ses amis végétaux, Élise occupe une bonne partie de son temps en collaborant avec des acteurs du domaine humanitaire comme Guillaume Vermette, alias le clown humanitaire, ainsi que l’organisme Partage & Solidarité, qui vise à éliminer le gaspillage alimentaire en distribuant les invendus des épiceries aux personnes plus démunies.

Après des décennies à vivre un quotidien effréné, Élise s’était donné comme mandat personnel de ne pas se faire de gros plan pendant un an à sa première année de retraite en 2019. «Je voulais prendre le temps d’expérimenter l’ennui, d’avoir du temps seule et profiter de plaisirs plus simples». Dans cette optique, elle a décidé de déménager ses pénates de Rosemère au Plateau afin d’être plus près de la «culture» et de «l’action». «Finalement, mon un an s’est transformé en deux ans sans que je ne le veuille!», lance en riant l’ancienne femme d’affaires.

Si elle trouve le moyen d’apprécier son quotidien, Élise confie qu’elle s’ennuie des rencontres en personne (et non en «présentiel», un mot qu’elle déteste employer autant que moi). «Il n’y a pas la même énergie quand c’est par Zoom. Huit personnes qui pensent ensemble dans une même pièce, c’est puissant et énergisant», estime-t-elle.

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Il est presque midi. Le temps file et je dois clore notre entretien si je veux avoir le temps de revenir chez moi et commencer cet article.

Je prends quelques photos mentales de la cuisine d’Élise comme inspiration pour ma future maison avant de prendre congé.

Sur le chemin du retour, j’aperçois un couple de personnes âgées qui ont l’air d’en arracher solide avec la neige qui recouvre leur auto, maintenant mouillée et lourde en raison du mercure plus élevé.

Je les approche pour leur offrir mon aide. Diane et Gilles acceptent volontiers.

«On prend pas le char avant demain, mais on voulait prendre de l’avance», m’explique Diane en faisant aller son balai à neige télescopique tant bien que mal.

Je l’aide à finir le toit puis je viens épauler Gilles avec ma pelle pour dégager les roues prises dans de gros blocs de neige lourde. «C’est pas ma première bordée et c’est pas ma première fois à pelleter, mais criss que c’est pas facile à mon âge!», lance avec conviction l’homme de 72 ans en prenant une petite pause, accoté sur sa pelle.

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Je termine de déneiger le muret, souhaite une bonne journée au couple qui me remercie allègrement pour mon aide et je reprends le chemin du retour.

«C’est pas ma première bordée et c’est pas ma première fois à pelleter, mais criss que c’est pas facile à mon âge!»

Arrivé au coin de ma rue, je me rappelle que mon amie Jasmine, une ancienne vedette de chez URBANIA, m’a aussi demandé semi-ironiquement de l’aider à déneiger ses marches.

Comme je suis un TRÈS bon ami, je décide de lui faire une surprise et de faire un petit détour par chez elle (elle habite tout près de chez moi) pour accomplir ma dernière mission de la journée.

«Ah yes! T’es trop cute!», me complimente-t-elle alors que ses marches sont spick and span.

Jasmine avec son bolide, que j’ai aussi aidé à déneiger.
Jasmine avec son bolide, que j’ai aussi aidé à déneiger.
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Je suis parti de la maison à 8h45. Il est maintenant midi. J’ai le dos raide et les bras mous. Une pizza congelée m’attend sagement pour dîner.

Lorsque j’arrive devant chez moi, un constat me met cependant en beau fusil: avec tout ça, j’ai oublié de déneiger mon char…