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Pèlerinage à Repentigny-by-the-sea
Le soleil radieux contraste avec le nuage qui obscurcit le cœur de la province, sous le choc au lendemain de la mort de Karl Tremblay.
Je roule sur l’autoroute 40 en route vers Repentigny, avec tout le Québec qui pleure dans mon rétroviseur.
À l’instar de d’autres médias, je me lance dans un pèlerinage à l’endroit qui a vu éclore les Cowboys Fringants.
À la radio, les stations se sont passées le mot pour jouer les mêmes tounes en même temps. C’est la folie depuis l’annonce de son décès d’ailleurs, jamais rien vu de tel. Pas même après la mort violente de Dédé.
Là, c’est Sur mon épaule qui prend les ondes en otage.
Ça fait dix ans et des poussières
Qu’on fait face au vent d’hiver
Ensemble on n’a peur de rien.
Écouter ça me rappelle LA VIDÉO VIRALE ultra poignante de l’été dernier lors de leur prestation au FEQ. Quelle tristesse.
Comme je connais les Cowboys Fringants depuis l’époque de CISM et 12 grandes chansons, je ne suis pas trop imposteur pour la mission d’aller à Repentigny, là où tout a commencé. La plupart de mes collègues sont né.e.s en même temps que Break syndical de toute façon.
À la hauteur de Pointe-aux-Trembles, je pense aux filles de Karl, encore très jeunes. C’est ce qui me décrisse le plus. La mienne pleurait la veille, fan de la génération Les antipodes.
On a eu le bonheur de les voir ensemble au Centre Bell en 2021. Je devais m’obstiner avec pour retirer son masque pour l’entendre chanter ses tounes préférées. Ma blonde aussi braillait, une survivante du cancer de 46 ans qui ne comprend jamais pourquoi des Karl Tremblay meurent pendant que des pourris vivent centenaires.
À la hauteur de Charlemagne, je me dis que Lanaudière a fait sa part en termes de talents musicaux locaux.
Le Vieux Palais
Je fais un premier arrêt devant le Vieux Palais de l’Assomption, magnifique bâtiment datant du 19e siècle de la rue St-Étienne. L’endroit a été racheté il y a deux ans par la violoniste Marie-Annick Lépine, conjointe et mère des enfants de Karl Tremblay, pour en faire un lieu de diffusion culturelle.
La veille, un hommage spontané s’est improvisé sur la rue en face, autour d’un homme venu enfiler quelques succès du groupe sur son piano.
Avec la douleur, la mort s’accompagne au moins de ces moments de grâce, particulièrement lorsqu’elle frappe des gens qu’on a autant laissé entrer dans nos maisons.
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Quelques bouquets et messages reposent devant la porte du café bistrot Les Entêtées, qui partage son espace avec la petite salle de spectacle. « Il y a maintenant une nouvelle étoile dans le ciel qui s’appelle Karl », peut-on lire sur un des messages.
Une voiture passe dans la rue. Les fenêtres sont fermées, mais on reconnaît la chanson Ti-Cul, qui joue à plein volume.
Pa-pa-da, pa-pa-da, pa-pa-da-pa-pa-da
Pa-pa-da, pa-pa-da, pa-pa-da-pa-pa-da
Une équipe de Radio-Canada est en stand-by pour faire son direct sur le terrain de l’autre bord de la rue. « C’est fou, toutes les voitures qui passent écoutent du Cowboys Fringants », me dit ma pétillante collègue Karine Bastien.
J’entre dans le café pour sonder la populace. La mort de Karl Tremblay est sur toutes les lèvres, ça sera pas compliqué.
Un peu finalement. La serveuse, sympathique, est trop ébranlée pour se répandre publiquement. Il faut dire qu’elle connaît très bien le band. « Karl tournait son podcast ici les mardis. Cet été, j’ai vu le groupe sur les Plaines avec ma mère, j’étais capable de lire leurs émotions dans leurs yeux. C’était un grand guerrier », confie l’employée, le cœur gros.
Elle m’autorise à parler à ses clients.
Ça semble faire du bien à Fabien Leblanc, qui me raconte le spectacle intime que le groupe a donné dans la magnifique cour arrière devant environ 200 privilégié.e.s en octobre dernier. « Il (Karl) tirait ses dernières cartouches », illustre l’homme, qui habite tout près d’ici. « J’ai entendu leur musique de mon balcon et je pensais que c’était un groupe hommage. Je me disais : wow ils l’ont bien! »
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Fabien s’est donc amené, sans se douter qu’il assistait à son dernier show. « T’aurais pas pu dire qu’il était aussi malade, sa voix était parfaite. C’est un choc, il n’y a pas beaucoup de musiciens qui ont réussi à fédérer autant de monde », estime Fabien, qui a vu le groupe plusieurs fois en concert. Sur une note personnelle, il a lui-même survécu à un cancer et suivait ses traitements au même endroit que Karl Tremblay. « J’ai tiré le bon numéro… »
« Ils ne se sont jamais découragés »
Partout sur mon passage, on sent que les gens ont besoin de ventiler. La mort du chanteur et la musique du groupe résonnent partout. Une sorte de recueillement collectif, proche de la catharsis. Cette pulsion de commémorer a été entendue par le Premier ministre, qui propose à la famille des funérailles nationales.
Sur le trottoir, deux dames discutent. Je capte des bribes de leur conversation. Elles discutent de Karl Tremblay et des autres musiciens comme s’ils étaient des proches.
C’est précisément le cas pour l’une d’elle, qui accepte d’échanger quelques anecdotes contre son anonymat.
La dame se lance dans des souvenirs remontant aussi loin que des répétitions des Cowboys dans le sous-sol d’un bungalow.
Elle raconte cette Saint-Jean-Baptiste plutôt chaotique à laquelle le groupe avait participé, à leurs tout débuts. « Le journal local avait titré : Une St-Jean assombrie par des cowboys navrants. Ils ne sont jamais découragés, mais nul n’est prophète en son pays », explique la dame en souriant.
Elle se souvient aussi de sa fierté de voir le groupe rayonner au-delà des frontières régionales. « Chaque fois qu’ils donnaient des shows et devenaient plus populaires, j’étais contente de voir mon plaisir partagé avec d’autres Québécois.»
À la simple évocation du chanteur, l’émotion est palpable.
« Karl est allé chercher les gens, c’est un être d’exception, un communicateur hors pair et un homme vrai. »
« Et si ce groupe a autant marqué, c’est parce qu’il reflète notre mentalité », laisse tomber la dame, avant de s’éloigner avec une amie pour prendre l’air. « Viens, on va aller s’asseoir à une table du parc Laurier pour regarder les enfants jouer, ça va faire du bien », lui dit-elle.
La Ripaille
Je me mets en direction de Repentigny, marquée au fer rouge par les Cowboys dans leur répertoire.
Le décor banlieusard rappelle ma jeunesse et certaines paroles du band.
L’automne est revenu par la porte d’en arrière
Dans ma banlieue la nuit est belle pis y a d’l’espoir
La pleine lune reflète pareil comme un miroir
Sur l’eau des piscines hors-terre.
Je me gare quinze minutes plus tard dans le stationnement du resto-bar-spectacle La Ripaille, mythique endroit où les Cowboys Fringants ont amorcé leur rodéo (bon presque, puisque le bar original de la rue Industriel a passé au feu en 2012).
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La brasserie de la rue Notre-Dame partage son espace avec une poignée de commerces d’un petit mail, notamment une boutique de vapotage et un buffet chinois.
L’endroit est encore vide, la serveuse Christine Bouchard vient d’ouvrir. « C’est un gars du coin, tout le monde connaît leur musique par cœur », résume Christine, qui écoute les Cowboys en famille, même à Noël. « Pour moi leurs chansons représentent tout : l’amour, la force, la vie, en plus d’avoir touché énormément de Québécois », dit-elle en insérant des bûches dans le four à pizza.
Sa collègue barmaid Molly Riopel s’amène sur l’entrefait. « J’étais à peine née quand ils jouaient ici, mais mes clients m’en parlent régulièrement. C’est un choc pour tout le monde, il était un emblème du Québec », résume la jeune femme de 26 ans.
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Avec l’odeur de houblon qui flotte, les machines loterie vidéo et la scène érigée dans le fond du bar, on imagine avec nostalgie à quel point un concert des Cowboys dans un endroit du genre devait être grandiose. « Quand on sort les tables dehors, on peut remplir la place et se faire un pas pire plancher de danse », souligne Molly.
Motel Capri
Mon pèlerinage n’a pas le choix de culminer vers le Motel Capri, à jamais immortalisé sur la pochette et dans la chanson Repentigny-by-the-sea, une de mes favorites. Si j’ai aimé leur période engagée, je me tordais de rire en les écoutant cabotiner sur leurs premiers albums, en utilisant un jargon que je comprenais.
Bienvenue à Repentigny-by-the-sea mon ami
on s’en va au motel Capri
Quinze piastres la nuit
c’est pas cher pis c’est joli mon Charly
On va s’paqueter en tabarly.
Le motel de la rue Notre-Dame est fidèle à sa réputation : laid et beige.
Le gars au comptoir n’a pas trop l’air de comprendre ce que je viens faire ici. Je ne le sais même pas moi-même.
– Les Cowboys ont mis votre motel sur la map! Je suis journaliste chez URBANIA! Les gens ont droit de savoir!
– De quossé…
Finalement, le gars me tend son cellulaire. Au bout du fil, Linda Rail, qui travaille au motel depuis 22 ans : « Les gens sont souvent venus prendre une chambre à cause des Cowboys Fringants. J’offre mes sympathies à toutes leurs familles, c’est un gros morceau qui vient de partir. J’ai 72 ans et je les vois depuis leurs débuts », commente Linda, d’un ton solennel.
Je quitte le motel en croisant une femme de chambre en train de pousser un panier d’épicerie rempli de draps devant la chambre 106.
Je rembarque sur la 40 en direction de Montréal. À la radio, le 96,9 propose un medley des meilleurs succès des Cowboys.
Je niaise pas, je tombe direct là-dessus.
Toutes les huit secondes,
un nouveau cancer nous ronge.
Calisse.