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Pause café autour des grosses bottes rouges

Dialogue sur la dernière euphorie des nantis.

Par
Jean Bourbeau
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Un collègue s’approche en bondissant, cellulaire en main, au moment où mon café termine de couler.

– Yo, as-tu vu les grosses crisse de bottes rouges?

– Ben oui, elles sont pas mal impossibles à manquer depuis quelques semaines.

– Ostie qu’elles sont laites.

– Difficile à dire si c’est de la haute couture, du WTF pour faire sauter les réseaux ou un confort qui transcende le style genre Crocs. Tu te rappelles, on les méprisait tellement au début.

– On se croirait dans une bande dessinée! Rendu là, c’est une caricature du « regardez-moi ».

– Tu trouves pas que c’est du génie? Commercialiser des bottes en rubber géantes et les vendre 500 piastres aux riches pour qu’ils aient l’air fou.

– Elles sont déjà le triple du prix en revente. Toute l’affaire est clownesque. Ça doit être dur de pas rire en marchant avec.

– Mais, mettons je t’en donnais une paire, tu les bouderais?

– Je les vendrais direct. J’suis contre déconstruire les normes dans le seul but d’attirer les regards. C’est un move de paon gossant.

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Mon estimé compagnon, un brin froissé, place sa tasse en continuant de faire défiler les innombrables photos dudit produit, le regard absorbé. Il poursuit :

– J’me demande ce qu’en penserait ti-Guy?

– Debord?

– Sans trop intellectualiser la patente et ramener Marx, les porter dans la rue ou sur TokTok, c’est pas flasher son appartenance à une fausse bourgeoisie numérique? Vouloir faire partie d’une communauté artificielle qui hurle « Je les ai moi aussi »?

– C’est vrai qu’elles sont l’inverse des caps d’acier d’un travailleur, mais c’est un flex comme ben des affaires de riches un peu criardes, comme une Rolex ou des Jordan rares.

– Bah, ici t’es dans la création de nouveaux codes esthétiques, autonomes à l’internet qui se déversent dans le réel. À part provoquer, elles sont d’une parfaite inutilité.

– J’comprends ce que tu veux dire. Mais c’est juste un autre chapitre de la course effrénée à la dernière tendance. Que la viralité fasse porter les sneaks de Ronald McDonald à des célébrités tient quasi du canular. Le problème c’est qu’après, le monde embarque dans le délire.

– Il va en avoir à Osheaga.

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– Il va clairement en avoir à Osheaga. Le buzz fonctionne, elles frappent l’imaginaire. Tu vois, on s’en parle en ce moment.

– Même si dans pas long, on va s’en câlisser des grosses bottes rouges.

– T’sais, elles polarisent, elles vont chercher l’indignation, l’amusement et… la convoitise. Tu penses pas qu’être en crisse contre revient un peu à haïr notre époque?

– Qu’est-ce tu veux dire?

– Les trolleurs de Brooklyn derrière le stunt, ce qu’ils visent avec leurs Big Red Boots, c’est pas précisément la discorde? Surfer sur notre acharnement à prendre position sur tout. L’exagération de la botte en fait un hameçon idéal.
– Comme si notre propension à tout critiquer leur avait supplié de les créer.
– Exact. Et c’est un coup de circuit. Du vrai clickbait photograph…

Une collègue nous interrompt, visiblement irritée, en pitonnant un jet d’eau chaude, alors que mon interlocuteur prend la poudre d’escampette.

– Voyons, vous êtes ben lourds.

– Tu nous écoutais?

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– Vous parlez tellement fort que tout le monde vous entend. J’veux juste te poser la question; t’as combien d’abonnés Instagram?

– Euh… Je sais pas, genre 500.

– Voilà. Être une vedette astheure aux États-Unis, c’est aussi avoir un gros following. Check Diplo avec ses grosses bottes rouges à une game de basket. Il a 6 millions d’abonnés. Il faut sans cesse qu’il nourrisse la bête. Tirer son épingle du jeu. Divertir sa communauté. Pas comme toi.

– Tu dis que les bottes ont été créées pour amuser l’internet?

– Ben oui, pour nous amuser. Sûrement pas pour monter l’Acropole-des-Draveurs.

– Hmmm…

– Les gens n’ont jamais eu autant soif d’attention. Un accessoire comme ça, c’est des likes faciles. Pense au pauvre Diplo, un DJ dans la quarantaine, il est esclave de sa notoriété qu’il doit sans cesse entretenir et essayer de rester pertinent.

– J’espère que c’est pas le début d’un grand mouvement où l’on va voir apparaître plein de niaiseries floutant sans cesse le vrai du faux, juste pour nous amuser comme tu dis.

– Seul le temps nous le dira, mais c’est mal parti.

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Bon, la cloche sonne, la chaîne de l’usine va repartir. Après tout, elles ne vont pas se payer toutes seules, ces belles bottes-là.

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