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Paul veut juste des toilettes

Campements et démantèlements à Montréal : où en est-on?

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Le campement Saint-Rémi est calme, en ce matin de septembre. Sur ce terrain vague du quartier Saint-Henri, dans le sud-ouest de Montréal, un véritable village de tentes a vu le jour au cours des deux dernières années.

Toléré par l’arrondissement, ce lieu reculé, au coin de la rue Saint-Rémi et de la voie ferrée, est reconnu pour être à l’abri des démantèlements. Il continue d’attirer de nouveaux campeurs, chassés d’autres emplacements.

L’arrondissement assure qu’aucun démantèlement n’est planifié sur le site.

Photo : Salomé Maari
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Ce matin, les résidents ont de la visite : c’est l’heure de la grande opération de nettoyage du campement. Un camion de vidanges, une pelle mécanique et plusieurs employés de la Ville.

Accompagnés par des policiers, qui connaissent les occupants par leurs prénoms, les travailleurs ramassent les déchets accumulés sur le terrain.

Photo : Salomé Maari

Ces opérations de nettoyage, organisées par l’arrondissement, ont lieu de quatre à six fois par année. Même si le campement n’a pas d’adresse, les bacs d’ordures sont ramassés à l’entrée du terrain lors de la collecte régulière d’ordures.

Simon Guérin, contremaître de la Ville de Montréal (à droite) et son collègue.
Photo : Salomé Maari
Simon Guérin, contremaître de la Ville de Montréal (à droite) et son collègue.
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« Les gens pensent qu’on s’en vient démobiliser, défaire le campement. C’est vraiment pas ça. On fait juste améliorer la situation en faisant le ménage », explique Simon Guérin, contremaître pour la Ville de Montréal, qui supervise l’opération de nettoyage. « Ils ont un espace dédié, que ce soit un abri ou une tente – tout ce qu’ils réussissent à mettre dans cet enclos-là, on leur laisse, si c’est pas dangereux. »

Photo : Salomé Maari

PAUL A UNE DEMANDE SIMPLE

Paul, 55 ans, est l’un des premiers à être arrivé ici, après avoir été chassé d’un autre campement du Sud-Ouest. L’hiver prochain sera son deuxième sous sa tente.

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J’approche le doyen du village alors qu’il racle le terrain rocailleux devant son abri de fortune. Il m’accueille avec un grand sourire.

Paul, résident du campement Saint-Rémi.
Photo : Salomé Maari
Paul, résident du campement Saint-Rémi.

Paul tient une shop de vélos, juste à côté de son abri, qui fonctionne selon un système de troc. Il échange ses services de réparation, de location ou de vente de vélos pour de la nourriture, des biens… ou de l’argent.

« Les gens ont commencé à m’apporter toutes sortes de vélos hors d’usage et d’autres objets, alors je me suis mis à les réparer pour eux », raconte-t-il.

Photo : Salomé Maari
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Voilà deux ans que Paul est sans logis. Avant de se retrouver dans la rue, il était monteur de lignes. « Je gagnais environ 4 000 dollars par mois et j’arrivais quand même pas à me trouver un logement. Alors, j’ai emménagé avec mes “frères”, des amis que je venais de rencontrer », explique-t-il. « Et puis, ils se sont fait évincer… »

Une fois à la rue, le quinquagénaire a passé une première – et une dernière – nuit dans un refuge d’urgence. « Le gars à côté de moi s’est branlé toute la nuit et quand je me suis réveillé le matin, il y avait des taches de merde partout sur le lit. J’ai fait : je ne vais jamais revenir ici. Une nuit, et je me suis trouvé une tente! »

Après avoir été chassé d’un autre lieu où il avait piqué sa tente, il s’est retrouvé ici, avec ses deux amis, qu’il appelle ses « frères ». L’un d’entre eux a perdu la vie il y a un an d’une overdose de fentanyl.

La maison de Paul.
Photo : Salomé Maari
La maison de Paul.
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« Quand j’étais enfant, ils disaient “Liberté 55”. C’est un mensonge, maintenant, hein? », dit-il en éclatant de rire. « Tu travailles jusqu’à 70 ans, et après, tu meurs. Pas le temps de vivre la vie. Moi, je vis la vie. »

Pour Paul, vivre dans la rue est synonyme de liberté. Ici, il est libre de tout. Et il « adore ça ».

Les yeux brillants, il a toujours le sourire aux lèvres. Il estime que son attitude positive aide les autres autour.

Reste que dans ces conditions de vie difficiles, plusieurs de ses besoins de base ne sont pas respectés. « À la place de jouer à ce jeu de ménage et de bullshit, donnez-nous des toilettes chimiques », demande le quinquagénaire. Un geste simple qui lui simplifierait grandement la vie, et qui l’empêcherait de devoir s’éloigner du campement pour avoir accès à des toilettes.

Photo : Salomé Maari
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AUGMENTATION DE L’ITINÉRANCE DANS LE SUD-OUEST

« On le voit : nos travailleurs de rue sont de plus en plus sollicités par des personnes en situation d’itinérance, de grande précarité, ou à risque de l’être », affirme Cédric Cervia, directeur adjoint du TRAC, un organisme communautaire du Sud-Ouest. L’organisme affirme avoir rencontré 33 personnes en 2017, contre 333 en 2024. Une augmentation de près de 1000 %.

« C’est très difficile parce que des fois, on n’a pas vraiment de solutions à proposer à la personne », déplore-t-il. Il explique qu’il y a cinq ans ou six ans, il pouvait encore trouver un logement abordable ou une maison de chambres aux usagers. « À l’heure actuelle, des maisons de chambres, il y en a quelques-unes qui ont disparu, et les loyers, n’en parlons pas! » Et pour ce qui est des refuges d’urgence? Les places y sont nettement insuffisantes.

Montréal dispose de 1 600 places d’hébergement d’urgence et transitoires pour accueillir les personnes en situation d’itinérance. En 2023, lors du dernier dénombrement en itinérance, on a recensé 4 690 personnes, et ce chiffre ne prend en compte que l’itinérance visible.

Photo : Salomé Maari
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LES CONSÉQUENCES DES DÉMANTÈLEMENTS

Selon Cédric Cervia, suite à un démantèlement, non seulement les occupants risquent de perdre toutes leurs affaires, ils doivent se relocaliser dans un lieu où ils ne dérangeront pas, en plus de ne plus avoir accès aux intervenants de proximité avec qui ils avaient tissé des liens. « On a des gens qu’on perd de vue parce qu’ils ont été démantelés. »

Pour la Maison Benoît Labre, un centre de jour dans le Sud-Ouest, les démantèlements résultent en une pression énorme sur l’organisme, affirme sa directrice générale, Andréane Désilets. « À chaque fois qu’il y a des gens qui sont démantelés, ils arrivent en crise avec leur panier. »

Un campement s’était créé devant la Maison Benoît Labre. « Pour nous, ça devenait vraiment très complexe de gérer la sécurité en face de l’organisme », explique la directrice générale.

« À la suite de multiples événements de ce type, on a essayé de trouver une autre stratégie pour éviter d’augmenter la crise actuelle dans le secteur. Alors, on a trouvé une façon de travailler autour de ça. »

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Cette façon de faire, elle a été trouvée avec l’arrondissement du Sud-Ouest. « On a une entente avec l’arrondissement. Les gens savent qu’ils ne se feront pas déranger s’ils vont ailleurs [que devant l’organisme]. »

Et cet ailleurs où ils ont la paix, pour plusieurs, c’est le campement Saint-Rémi. Du moins, dans la mesure où ils savent qu’ils ne se feront pas chasser.

WILL VEUT JUSTE LA PAIX

Un peu plus loin, je rencontre Will, 35 ans. Il est nouveau au campement Saint-Rémi. Si les yeux de Paul sont brillants, ceux du trentenaire sont éteints.

Will, résident du campement Saint-Rémi.
Photo : Salomé Maari
Will, résident du campement Saint-Rémi.
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L’Ontarien d’origine s’est retrouvé ici il y a moins de deux semaines après que le mini-campement où il résidait avec deux autres personnes se soit fait démanteler.

« J’ai perdu tout ce que j’avais », dit-il tout bas.

Tout ce qu’il possède, aujourd’hui, c’est une tente, un vélo, et son chien, Théo. Il n’a même pas de matelas pour dormir.

Photo : Salomé Maari

– Il va bien, ton chien?

– Il est encore en vie, répond-il froidement.

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Voilà un peu plus d’un an que Will s’est fait mettre dehors de chez son ex. Depuis, il est en situation d’itinérance.

Aujourd’hui, il est loin d’être heureux de se retrouver en communauté, dans ce grand campement : il préfère avoir la paix. « J’aime qu’on me laisse tranquille, et que mes choses ne se fassent pas voler », dit-il.

Si la cohabitation en campement peut comporter ses défis – conflits, vols, violence – vivre en tente, isolé, comporte aussi des risques.

« Les gens meurent quand ils se cachent », laisse tomber Mila Alexova, coordonnatrice des services de proximité à la Mission Old Brewery. À la vue et à proximité des services, ils sont plus en sécurité, estime-t-elle.

Mila Alexova, coordonnatrice des services de proximité à la Mission Old Brewery.
Photo : Salomé Maari
Mila Alexova, coordonnatrice des services de proximité à la Mission Old Brewery.
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CAMPER DEVANT UN REFUGE

L’image est frappante : devant la Mission Old Brewery, sur la rue Saint-Urbain, s’est érigé un campement, où logent actuellement une douzaine d’âmes. C’est la deuxième année que des tentes sont piquées sur le petit terrain devant le grand stationnement.

Photo : Salomé Maari

Mila Alexova assure que ce n’est pas parce que ces personnes ne trouvent pas de place dans le refuge. C’est qu’elles ne veulent pas y être logées.

Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), prison, hôpital, armée. Les personnes en situation d’itinérance ont souvent un passé institutionnel, explique-t-elle. « Quand ils se retrouvent à la rue, ça peut être très sécurisant pour certains […] d’avoir une routine, un quotidien, des repas, de cohabiter avec d’autres gens. Et pour d’autres, c’est pas sécurisant ; ça fait partie d’un trauma. »

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Mais s’ils s’installent ici, c’est pour profiter de la proximité des services, avance Émilie Fortier, vice-présidente aux services de la Mission Old Brewery. « Ils vont utiliser les services du Café Mission : prendre une douche, laver leurs effets personnels, manger un peu, mais vont rester ici dans le quadrilatère. C’est un peu un filet de sécurité, mais ce ne sont pas des gens qui vont fréquenter ou être engagés dans un suivi nécessairement. »

Émilie Fortier, vice-présidente aux services de la Mission Old Brewery.
Photo : Salomé Maari
Émilie Fortier, vice-présidente aux services de la Mission Old Brewery.

« J’AI DÛ RECOMMENCER À ZÉRO, ENCORE »

Ce matin, comme tous les jours, un jeune homme qui utilise les services d’hébergement de la Mission Old Brewery a traversé la rue pour rendre visite à des amis du petit campement, et s’assurer que tout le monde va bien.

François, un ex-campeur.
Photo : Salomé Maari
François, un ex-campeur.
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Comme moi, François a 23 ans. On a le même âge, mais les similitudes s’arrêtent là.

Celui qui est aussi connu sous le nom de « Freaky » s’est retrouvé pour la première fois sans logis quelques mois avant que la pandémie n’éclate, après s’être fait mettre à la porte de l’appartement semi-supervisé où il habitait.

« J’ai eu de mauvaises expériences dans les refuges, puis ça m’a beaucoup nui, surtout à ma santé mentale », explique-t-il. « Fait qu’à un moment donné, je me suis dit : fuck off, les refuges, je vais suivre la vie comme ce qu’elle a décidé, puis je vais survivre avec les moyens que je vais avoir. J’ai fini par vivre dans une tente pendant un an et demi dans un parc. »

Le soir de son vingtième anniversaire, François avait quitté sa tente pour aller voir des amis, et en revenant, celle-ci avait été démantelée. « Pus de tente, pus de portefeuille, pus rien. J’ai dû recommencer à zéro, encore. »

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Des engelures sévères qui avaient grugé la chair de ses pieds l’ont gardé à l’hôpital un temps. À sa sortie, il atterrit à la Mission Old Brewery, où il est actuellement hébergé.

Bonne nouvelle : François est en processus d’obtention d’un logement subventionné dans le cadre des services de relogement de l’organisme.

Photo : Salomé Maari

UNE MOBILISATION CONTRE LES DÉMANTÈLEMENTS

Dans son rapport sur l’itinérance et la cohabitation sociale à Montréal publié en juin dernier, l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) soutient que « les démantèlements contreviennent à l’article 26 de la Charte montréalaise des droits et responsabilités, lequel engage notamment la Ville à “protéger l’intégrité physique des personnes et leurs biens”. » Ainsi, l’OCPM recommande de mettre sur pause ces interventions qu’elle juge inadmissibles.

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Léandre Plouffe, organisateur communautaire pour le Comité BAILS (Bases pour l’Action et l’Information sur le Logement Social) est bien d’accord.

« En ce moment, on assiste à une montée de la surveillance, du contrôle, et de la répression à l’endroit des personnes qui habitent la rue », affirme-t-il.

Léandre Plouffe, organisateur communautaire pour le Comité BAILS.
Photo : Salomé Maari
Léandre Plouffe, organisateur communautaire pour le Comité BAILS.

Il était présent lors du démantèlement du campement du parc Lalancette, dans Hochelaga-Maisonneuve, le 12 septembre dernier. La veille, il avait invité la communauté via une vidéo à se rassembler au parc pour s’opposer au démantèlement. Celle-ci a répondu à l’appel : 30 à 40 personnes étaient présentes pour protester pacifiquement. Le démantèlement a quand même eu lieu, mais des membres de la communauté ont pu aider certains occupants à se relocaliser, en faisant des allers-retours avec une voiture.

« Ça coûterait beaucoup moins cher d’apporter un soutien technique et humain aux personnes plutôt que de les contrôler, de les surveiller, puis, des fois, de les tasser comme c’est le cas en ce moment », avance Léandre Plouffe.

Pour l’organisateur communautaire, ce soutien technique pourrait se traduire en fournissant de l’électricité, des toilettes, des douches, du chauffage et de la fraîcheur. Une demande qui fait écho à celle de Paul.

Photo : Salomé Maari

UN MANQUE DE COORDINATION

Compétences fédérales, provinciales, municipales : les différents paliers de pouvoir ne cessent de se renvoyer la balle, regrette Andréane Désilets, de la Maison Benoît Labre. « À la place de dire : “C’est de la faute de l’autre”, ça serait vraiment le fun que tout le monde s’assoie ensemble, puis qu’ils réfléchissent, à un moment donné », laisse-t-elle tomber.

Pour Mila Alexova, de la Mission Old Brewery, la coordination entre les différents services est la « boucle manquante » au travail de terrain auprès des personnes en situation d’itinérance.

Léandre Plouffe demande quant à lui un moratoire sur les démantèlements. « Ce qu’il faudrait, c’est un moment de pause. Qu’on arrête de démanteler partout pour pouvoir avoir une période collective de réflexion sur comment on veut intervenir et traiter les gens qui sont sans domicile de la bonne façon, humainement, avec assez de services et de coordination. »

Photo : Salomé Maari

ET LA SITUATION DANS HOCHELAGA-MAISONNEUVE?

Dans Hochelaga-Maisonneuve, le campement de la rue Notre-Dame et ses démantèlements ont fait couler beaucoup d’encre. Aux dernières nouvelles, un juge avait tranché que le campement pouvait demeurer en place au moins jusqu’au 27 août dernier, et que, même après cette date, les tentes ne pourraient être démantelées tant que Montréal et Québec n’auraient pas statué clairement sur le sort des campements.

Malgré son implication dans le dossier, la Clinique juridique itinérante ne souhaite pas commenter sur ce dernier. Elle nous informe toutefois qu’elle publiera prochainement un communiqué concernant la suite.

Pour sa part, l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve affirme qu’aucune date n’est prévue pour un démantèlement.

Les campeurs auront-ils la paix? D’autres arrondissements prendront-ils exemple sur le Sud-Ouest, où la gestion du campement Saint-Rémi semble se dérouler assez bien dans son ensemble?

Ou la Ville continuera-t-elle de mettre les gens dehors de dehors?

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