– Paul, le chat est passé dans le salon. Il va falloir que tu recommences.
– Oui, Goddess
Paul s’agenouille au milieu du salon encombré qu’il a la responsabilité de garder propre. Goddess Ges s’assoit sur son trône (une chaise que Paul a la formelle interdiction d’utiliser). Cigarette entre les doigts, elle le regarde travailler.
Elle le taquine avec ses pieds, l’enfourche comme une monture et lui ébouriffe les cheveux. Elle échappe de la cendre et lui ordonne de tout ramasser. Paul s’exécute avec un sérieux et une discipline inébranlables. Malgré le cadre rigide de leurs interactions, une forte complicité s’en dégage.
Chacun a son rôle à jouer pour apporter de la satisfaction à l’autre. Il y a un réconfort là-dedans.
Goddess Ges est la première personne à m’avoir parlé de Paul. Ce dernier vient faire le ménage chez elle en échange de ses services et la dominatrice nous autorise à lui parler après leur séance de ménage hebdomadaire. On est même à l’horaire :
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Si on se parle aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’après avoir perdu une décennie de sa vie dans les brumes d’une dépression majeure, Paul s’en est finalement sorti avec l’aide de dominatrices montréalaises. Mais c’est aussi parce qu’il est le sujet d’un tout nouveau documentaire de Denis Côté qui porte son nom :
Pour revenir à la vie, Paul a commencé à faire le ménage deux fois par jour, sept jours par semaine, parfois chez des dominatrices, d’autres fois chez des femmes qui veulent bien lui donner des ordres.
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La lumière au bout du téléphone intelligent
Paul me raconte s’être « réveillé » dans le bureau d’un chirurgien.
« Il m’a dit qu’il n’y avait plus d’autre solution pour ma santé qu’une opération bariatrique. C’était un moment tellement bizarre. Je savais pas trop comment j’en étais arrivé là, à me faire dire que ma vie était finie si je ne faisais pas ce qu’il me disait. Je lui ai dit “non merci”, je me suis levé et je suis parti. J’ai décidé de me donner une deuxième chance », raconte-t-il.
« La première chose que je me rappelle avoir ressentie, après mon “réveil”, c’est la solitude », me raconte Paul, vêtu d’un t-shirt sur lequel on peut lire le slogan Cleaning Simp Paul et d’un short beige. La chevelure en bataille, il est l’incarnation même du personnage qu’il met en scène chaque jour sur son compte Instagram. « Je savais plus comment parler aux gens. J’arrivais plus à enchaîner deux phrases parce que ça faisait trop longtemps que j’avais pas parlé. »
Paul s’est donc ouvert un compte Tinder, mais cette tentative de connecter avec l’extérieur se solde par un échec. Lucide malgré sa grande fragilité, il ajuste sa stratégie et crée un deuxième compte où il s’affiche avec une pancarte qui stipule : servant domestique.
Bingo. Les demandes se suivent et ne se ressemblent pas.
Paul est invité à faire le ménage chez des femmes qu’il ne connaît pas. La lourdeur de la dépression est, du jour au lendemain, remplacée par une série d’engagements et d’aventures.
« Au début, j’avais vraiment peur, chaque fois que je me pointais quelque part. Je tremblais en sonnant à la porte. Après un bout, au fil des expériences bizarres, je me suis dégêné et j’ai découvert que j’aimais ça, faire le ménage. Je rentrais chez moi et j’avais des messages de femmes qui me disaient qu’elles se sentaient vraiment bien chez elles après mon passage. Ça me donnait de la valeur en tant que personne », explique-t-il.
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Au départ, Paul n’avait pas nécessairement prévu servir des dominatrices professionnelles : « Je faisais le ménage pour des femmes dominantes qui voulaient essayer de donner des ordres. Si elles voulaient créer un monde avec moi, j’étais partant. Des femmes qui avaient de la difficulté à dire ce qu’elles pensaient au travail, qui voulaient être agressives avec quelqu’un pour se donner confiance. »
Un échange de services où tout le monde y trouve son compte.
Pendant un certain temps, les montées de dopamine suivant les séances de ménage ont fait leur effet, mais le chemin menant à la guérison exigeait plus. Paul recommençait à se sentir mal à la maison et ressentait le besoin d’être vu. C’est ce qui l’a mené à créer son compte Instagram où il documente sa démarche visant à retrouver la forme sur le plan physique et psychologique en faisant le ménage, mais où il nous permet de jeter un léger coup d’œil à comment les choses se passent chez ses clientes.
« Le travail avec les dominatrices est venu par l’entremise d’Instagram. Je savais déjà qui était Goddess Ges, mais jamais en cent ans je n’aurais osé lui parler. Son soumis personnel lui a envoyé le lien d’une de mes vidéos très tôt dans la création de ma page et elle a laissé un commentaire. Je me suis tout de suite senti validé! »
Dans ces vidéos, il aborde indirectement son travail auprès des dominatrices qui ne sont toutefois jamais visibles. Paul n’est toutefois pas gêné, les dominatrices étant celles avec qui Paul parvient à s’ouvrir complètement.
Cet exercice, il le fait pour lui-même, et non pas pour se donner en spectacle.
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D’Instagram au grand écran
Et le film de Denis Côté, là-dedans?
Selon Paul, il s’agit d’une autre belle rencontre provoquée par sa démarche vers la guérison. « Je faisais le ménage chez une femme qui fréquentait Denis Côté et elle lui a parlé de moi. »
« La première fois qu’il m’a approché, j’ai refusé. C’était beaucoup trop épeurant », précise-t-il avec un petit rire gêné.
Puis, l’idée a fait son chemin dans son esprit. Instagram aidait Paul à se sentir vu, mais il y contrôlait toutes les variables. Participer à un documentaire signifiait s’exposer à la perspective de quelqu’un d’autre. Il serait vu sans pouvoir contrôler quoi que ce soit.
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« C’est une opportunité hors du commun. Pas beaucoup de gens ont la chance de faire ça dans leur vie. Alors j’ai écrit à Denis pour lui dire que j’étais prêt à essayer », précise Paul.
Bien sûr, le processus a exigé une certaine adaptation. « Les deux premières rencontres, j’étais extrêmement gêné. Je ne connaissais pas Denis et on m’avait dit que c’était quelqu’un de très abrasif. Mais il a toujours été correct avec moi. »
– Tu l’intimides, rajoute Ges avec un sourire complice.
Un film, c’est tout un engagement, mais Paul et Ges s’y sont sentis accueillis et respectés. « J’ai participé au film parce que Paul me l’a demandé, mais le père de mon filleul y est aussi monteur. Il nous a consultés pour savoir quelle direction prendre. J’ai trouvé ça incroyable venant de gens qui ne font pas partie de la communauté. Chaque étape et chaque relation a été traitée avec un immense respect. Tout a été fait dans le respect de Paul », raconte la dominatrice.
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Le principal intéressé abonde dans le même sens et avoue avoir été très soulagé après avoir vu le documentaire : « Il a observé mes interactions avec les doms de manière neutre. J’avais pas besoin qu’il valide ce que je fais, mais je voulais pas me faire juger. Pour moi, c’était juste une opportunité de me faire voir par les autres. J’avais pas besoin qu’il trouve que c’est super cool. »
Paul a parcouru un immense chemin depuis s’être « réveillé » dans le bureau du chirurgien. Mais plus il chemine, et plus les effets positifs sont exponentiels.
À la Berlinale, l’expert en entretien ménager a dû affronter des auditoires allant parfois jusqu’à 700 âmes et à devoir répondre à leurs questions.
ll a toutefois eu la chance d’avoir Ges à ses côtés, qui a fait le voyage pour l’épauler. Dans un contexte aussi effervescent que celui d’un festival, elle avait quelques doutes à savoir comment son servant serait accompagné.
« Je fais beaucoup d’anxiété sociale. Tout à coup je me ramasse à Berlin à faire des Q&A devant des centaines de personnes. Je tremblais, mais je réussissais à répondre aux questions. Chaque fois, Goddess était avec moi et me grattait le dos. Les gens venaient me remercier d’avoir fait le film et me dire que je les inspirais à vivre leur vie à leur manière. »
Ma photographe Raffaella et moi quittons le duo après notre rencontre, refermant la porte sur ce monde parallèle et on ne peut plus intime qui s’arrête à son seuil. C’est peut-être pas un endroit pour tout le monde, mais c’est le fun de savoir qu’il existe, quelque part, des lieux où on peut être soi-même et explorer ses besoins et ses désirs.
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Paul, de Denis Côté, est encore à l’affiche pour quelques représentations au Cinéma du Parc. Si vous cherchez une expérience différente, vous avez de bonnes chances de la trouver là-bas.
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