Fort d’un vif succès critique et populaire, le spectacle King Dave roule sa bosse depuis plus d’une décennie. Après avoir été incarné tour à tour par Alexandre Goyette et Anglesh Major, c’est le comédien Patrick Emmanuel Abellard qui se glisse dans le rôle de Dave, d’abord pour une tournée québécoise dès novembre 2021 puis lors d’une reprise au Théâtre Jean-Duceppe, du 16 juin au 22 juin 2022.
Pour la petite histoire…
La pièce a été présentée à guichets fermés à La Licorne en 2005 et a valu à Alexandre Goyette le Masque du texte original et celui de l’interprétation masculine. Elle fut également l’objet d’une adaptation cinématographique réalisée par Podz en 2016. Bien qu’il soit toujours aussi pertinent et actuel, le texte a été entièrement réécrit par son auteur, Alexandre Goyette, en collaboration avec Anglesh Major. Cette nouvelle mouture de l’œuvre s’en trouve enrichie notamment de questions liées à l’identité et à l’appartenance, et les manifestations mondiales dénonçant le racisme systémique l’éclairent d’un angle neuf.
Ce solo percutant expose dans une langue puissante et crue une réalité peu portée au théâtre: celle des rues sombres de Montréal, des quartiers populaires, de la délinquance ordinaire.
Nous avons discuté avec le comédien Patrick Emmanuel Abellard à l’aube des supplémentaires.
Salut Patrick! Question de mettre la table: à tes yeux, King Dave, ça parle de quoi?
C’est l’histoire de Dave, un jeune homme qui porte en lui une jeunesse naïve, mal encadrée, mécomprise et blessée. Il se prend le bras dans l’engrenage de la violence, il finit par faire une série de mauvais choix et on assiste à sa chute libre. On le regarde descendre dans son propre enfer, c’est une dérape.
[Une rencontre improbable dans un party, un premier vol, une altercation dans un bar, un incendie dans un parc. Une peine d’amour, une trahison. En quelques jours, presque par accident, la vie de Dave bascule, peut-on lire sur le site web de Duceppe.]
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Ça représente quoi pour toi de te glisser dans la peau de ce personnage mythique?
C’est cool quand même! Après Anglesh Major, je deviens le deuxième afrodescendant à défendre un solo d’envergure dans une institution théâtrale telle que Duceppe. Je trouve ça incroyable. Je considère qu’on s’inscrit dans une deuxième vague après des acteurs comme Frédéric Pierre, Didier Lucien, Fayolle Jean (père), qui ont pavé la voie pour nous. C’est grâce à eux qu’on peut tirer notre épingle du jeu et qu’on peut utiliser le véhicule qu’est King Dave, qui est désormais un monument du théâtre franco-québécois, initialement écrit pour un homme caucasien. D’ailleurs, le texte original d’Alexandre Goyette portrait même un peu de racisme, avec une large utilisation du « mot en N ».
Je pense que c’est un coup de théâtre (sans jeu de mots de poche) de David Laurin, Jean-Simon Traversy [les codirecteurs artistiques du Théâtre Jean-Duceppe], Alexandre Goyette, Christian Fortin [le metteur en scène] et Anglesh Major d’avoir créé cette adaptation et je suis heureux de m’inscrire là-dedans et même, de peut-être passer le flambeau à mon tour.
King Dave, c’est un solo d’une heure quarante, ce qui a dû demander un travail incroyable. En entrevue, je t’ai déjà entendu dire que tu abordes ton travail d’acteur comme un sportif. Tu veux dire quoi par là?
Le sport, c’est très demandant physiquement. Quand tu fais 1h40 de show, au théâtre, tu cours vraiment un marathon. Tu as besoin d’être en forme. J’ai des photos de moi après les répétitions: mon t-shirt est en sueur jusqu’au nombril et je pourrais le tordre!
Je pense aussi que cet exercice [un solo au théâtre] demande une très grande discipline. Dormir à des heures raisonnables, ne pas consommer d’alcool après les shows pendant des mois, bien manger: cette éthique de travail, je tiens ça du sport.
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Le film et la pièce connaissent un succès critique et public depuis 2005, c’est remarquable et l’engouement continue. À quoi attribues-tu ce succès-là?
On pourrait commencer une discussion sur la psychologie de notre société, à savoir pourquoi on adore voir des personnes qui dérapent. Sur pourquoi on aime les téléréalités et le drama. Je ne sais pas tout à fait pourquoi on aime autant ça, mais je sais que la noirceur amène de la lumière et le contraire est vrai aussi.
Je pense aussi que c’est un show qui est extrêmement bien écrit. Chaque mois est choisi avec précision, c’est comme une partition, le un rythme est très réussi. Il y a un travail colossal qui a été réalisé, dès la genèse du projet. Et la nouvelle mouture est absolument exceptionnelle, en illustrant la réalité d’une personne haïtienne.
Justement, la nouvelle mouture comporte tout un discours sur l’identité et le racisme systémique. Comment cette nouvelle dimension est-elle venue rencontrer le texte original?
On parle beaucoup d’inclusion, de représentativité et de diversité ces temps-ci. C’est excellent de constater qu’une histoire qui a été écrite pour une personne caucasienne peut se transposer à un humain d’une autre origine. Je trouve ça beau de voir qu’on a créé quelque chose en se parlant, en s’associant tout en révélant les aspects universels qui nous représentent tous.
On dit qu’on veut donner plus de places à certaines communautés. Et voilà, la nouvelle mouture vient concrètement laisser une place à la voix d’une communauté qui n’a pas toujours la place qu’elle mérite. C’est une belle preuve de la manière dont on peut adapter les classiques, en décloisonnant les frontières. On diversifie les paroles, on continue de se complexifier en tant que société et on voit où ça nous mène. Je pense que les fruits de tout cela seront exceptionnels, on peut juste multiplier et exponentialiser les opportunités et ce qui peut découler de tout ça.
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J’ai une question deep: selon toi, qu’est-ce que tu apportes au personnage de Dave, en tant qu’acteur, mais aussi, en tant qu’humain?
J’adore! Certaines de mes discussions avec Christian Fortin, le metteur en scène, tournaient autour de cette question-là, justement. C’est intéressant parce que Christian a eu la chance de voir trois comédiens se glisser dans la peau du personnage. Chacun de nous arrivait avec une différente couleur de peau, différents background de vie, différentes approches de notre métier.
Alexandre avait un côté petit bum pour ne pas dire petit crisse, un peu goofy. On aimait l’haïr et on apprenait même à l’aimer.
Anglesh apportait une tout autre dimension, il confrontait nos biais. On sentait son bon coeur malgré les dérapes du personnage. L’approche d’Anglesh induisait une réflexion nuancée sur la jeunesse issue des communautés noires, souvent représentées dans les médias comme étant délinquantes.
Christian m’a dit que j’avais une approche très intérieure, près de mes émotions. Dans ma vie, j’essaye d’être bienveillant, d’aimer, de rester ouvert aux autres, à leurs expériences, de ne pas juger. J’essaye d’apporter tout ça au personnage, de l’amour, de l’empathie pour lui rendre justice et surtout, ne jamais le juger pour révéler sa vérité. Après ça, je laisse ça entre les mains du public.
Tu me tends une formidable perche pour introduire ma dernière question: qu’est-ce que tu souhaites que les spectateurs et les spectatrices retiennent en sortant de la pièce?
Je souhaite vraiment que les gens ressentent de l’empathie. J’espère leur offrir une lentille sur l’intériorité du personnage. Si les gens voyaient Dave à la télé, aux nouvelles, ils jugeraient sans doute ses frasques. Mais à travers la pièce, j’espère les amener à développer le réflexe de se questionner: « Oui ok, c’est un délinquant, mais qu’est-ce qui l’a amené là? ». Que ce soit un blanc, un noir, un hispanique, un homosexuel, name it, j’aimerais qu’on réfléchisse au système qui l’a poussé à déraper.
Personne ne naît en voulant faire de mal à qui que ce soit. On naît en braillant, on naît vulnérable donc il y a quelque chose qui arrive entre ce moment-là et l’acte commis et c’est intéressant de se demander quoi. Je crois que l’empathie est un prisme essentiel dans toutes nos interactions.