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Passer ses nuits blanches dans la seule pharmacie 24h du Québec

Tylenol, plan B et réconfort.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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L’oratoire Saint-Joseph illuminé se dresse dans toute sa splendeur derrière la façade du Pharmaprix, situé à l’angle des chemins Queen-Mary et de la Côte-des-Neiges, dans le quartier du même nom.

Quelques passants attendent leur autobus, d’autres font leurs courses un peu plus loin au marché de nuit sur Jean-Brillant. Pendant que la planète tourne au ralenti, ça fait drôle de voir un semblant de vie nocturne concentrée autour d’une pharmacie.

Mais, il ne s’agit pas d’une pharmacie comme les autres puisque cette franchise de la chaîne canadienne est actuellement la seule ouverte 24h au Québec, une situation unique qui s’explique par sa proximité avec plusieurs centres hospitaliers.

Avant-hier, un peu avant minuit, je m’y suis rendu pour témoigner du rôle particulier de l’endroit, et de l’équipe qui y travaille, en cette période trouble.

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« Avez-vous été en contact avec des gens atteints de la COVID-19? », demande un jeune homme à l’entrée, barricadée dans un enclos de plexiglas. Jusqu’ici rien de neuf, il s’agit de la nouvelle routine dans pratiquement tous les commerces.

Mais en parcourant l’établissement réparti sur deux étages, une première chose frappe: les clients sont nombreux.

Ceux du rez-de-chaussée font tranquillement leurs courses, pendant que les commis s’activent sur le plancher, portant des visières et des masques.

«Des gens viennent souvent pour briser la solitude. C’est probablement le seul moment en ville où il n’y a pas de polices de la distanciation sociale.»

Le pharmacien-propriétaire Nabil Chikh m’accueille à l’étage, en me tendant un masque. C’est au fond de l’étage que se trouve son comptoir, sans doute le plus achalandé de la province à l’heure actuelle. « Des gens viennent souvent pour briser la solitude. C’est probablement le seul moment en ville où il n’y a pas de polices de la distanciation sociale », explique Nabil, debout dans un emplacement désigné par du ruban rouge au sol servant à circonscrire les clients jugés « à risque modéré ».

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Eh oui, à l’heure où le nightlife montréalais est sur pause, le seul endroit où passer ses nuits blanches est… dans une pharmacie.

« Il y a des gens irrationnels avec beaucoup d’inquiétudes qui ne sortent pas, des rationnels qui suivent les protocoles et d’autres pas inquiets du tout. C’est malheureusement ces derniers qu’on voit souvent ici de nuit », confie Nabil Chikh, qui doit parfois composer avec une clientèle angoissée, isolée et bien souvent aux prises avec des problèmes de santé mentale,.

« C’est la première fois que les clients ont autant de jasette. Les appels durent généralement une minute, mais là ils s’étirent souvent à dix.»

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Ce n’est pourtant pas d’hier que sa pharmacie est ouverte 24h, elle qui voisine plusieurs centres hospitaliers comme Sainte-Justine, le Jewish et le St-Mary’s. Mais avec la crise, l’équipe du docteur Chikh n’a pas eu le choix de diversifier ses services. « Au début, la ligne téléphonique était complètement débordée par des gens référés via le 811 (Info-Santé) ou le centre antipoison. Sinon, on prodigue surtout des conseils aux gens qui appellent de partout au Québec », raconte le pharmacien, citant des gens inquiets d’avoir les symptômes de la COVID-19, d’autres qui ne savent plus à quelle porte frapper en raison d’interruptions de service dans le milieu hospitalier et parfois même carrément du monde qui cherche une oreille attentive. « C’est la première fois que les clients ont autant de jasette. Les appels durent généralement une minute, mais là ils s’étirent souvent à dix », calcule Nabil, en poste ici depuis 2009.

«Pharmacie, faites le 101 », entend-on au même moment à l’interphone, signifiant justement la réception d’un appel. Ce message résonnera plusieurs fois durant mon passage.

Si les clients font preuve de reconnaissance envers le travail des pharmaciens – dont un reste de garde toute la nuit – les commis au rez-de-chaussée se font parfois varloper par certains qui ne respectent pas le protocole ou qui sont psychiatrisés. Heureusement, un agent de sécurité monte aussi la garde toute la nuit.

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L’effet COVID-19 sur les médicaments

Côté médicaments, le docteur Chikh a remarqué une hausse des ventes de vitamines, de Tylenols, de lingettes désinfectantes et d’hydroxychloroquine au début de la crise.

Fait surprenant, les ventes de plan B (pilule du lendemain) et même de Mifegymiso (une pilule pour interrompre une grossesse) sont actuellement en hausse. « Pour le Migegymiso, on veut peut-être y aller par médicament pour s’épargner une visite chez le médecin », suggère le pharmacien, sans trop savoir pourquoi.

Ce dernier se dit touché par l’empathie et le travail de ses effectifs, qui ont à ses yeux dévoilé le meilleur d’eux-mêmes durant la crise. « On a fait la démonstration que j’ai vraiment des perles dans mon équipe. J’admire leur résilience et je pense déjà au party de Noël et à l’émotion que j’aurais alors envers eux », sourit fièrement le pharmacien, qui dit avoir fait le nécessaire pour garder sur son payroll la majorité des 100 employés qui font rouler la pharmacie.

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À l’heure où l’on qualifie « d’anges gardiens » les acteurs du milieu de la santé, Nabil admet avoir parfois l’impression que le rôle du pharmacien est occulté. « Mais on fait la différence, notamment dans l’aiguillage des gens qui sont déroutés par les portes qui se sont fermées devant eux à cause de la crise », résume celui qui se rend également chaque année depuis 2012 au Bénin faire du travail humanitaire.

L’Équipe de nuit

Minuit approche, l’équipe de nuit ne chôme pas. Les clients défilent de plus en plus nombreux au comptoir de la pharmacie, où Ronald Lehrer garde le fort depuis presque trente ans. Il fait littéralement partie des meubles ici. « Ron fonctionne à l’énergie nucléaire. Il est toujours là, jamais malade », louange Nabil à son sujet.

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Le principal intéressé, discret, traite ses prescriptions en silence. Lorsque je lui demande naïvement s’il a vécu quelque chose de semblable dans sa carrière, le pharmacien de 65 ans me répond pince-sans-rire que non, il n’était pas encore là durant la grippe espagnole de 1918.

Cesser de travailler en raison de la COVID ne lui a pas non plus effleuré l’esprit. « Je suis beaucoup trop jeune », badine le vétéran pharmacien.

Sur le plancher, la commis-caissière Liana Meiu fait du facing près de la pharmacie. En poste depuis 12 ans, elle évoque la solidarité qui soude l’équipe de nuit, mais aussi l’ambiance particulière qui règne présentement. « Les gens viennent acheter une chose, mais nous jasent quinze minutes. Ce sont souvent des aînés qui se sentent seuls », constate Liana, citant en exemple plusieurs personnes âgées qui ont perdu leur « club social » au McDo fermé juste à côté.

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Au rez-de-chaussée, un client s’amène au moment où je m’apprête à partir. Nabil aussi à son coat sur le dos, mais il prend soin d’accueillir le client visiblement remué par une chirurgie qu’il vient tout juste de subir. « On m’a retiré une hernie. Elle était tellement grosse que je ne pouvais plus voir ma bedaine et mes gosses. Je ne peux pas attacher mes culottes non plus, ça fait trop mal », confesse d’une voix tonitruante le coloré bonhomme, avant de présenter sa prescription de Dilaudid.

«On m’a retiré une hernie. Elle était tellement grosse que je ne pouvais plus voir ma bedaine et mes gosses. Je ne peux pas attacher mes culottes non plus, ça fait trop mal.»

Plusieurs clients se trouvent au comptoir, forçant Nabil à enlever son manteau pour prêter main-forte à Ronald. Pendant que trois clients, dont un homme atteint de sclérose en plaques, font la file devant le comptoir, Roger raconte sa vie à qui veut l’entendre dans la petite salle d’attente. « Je suis en tabouère contre le gouvernement! Avec tous les morts qu’il y a, faudrait que les têtes roulent », rugit l’homme coiffé de sa casquette des Canadiens, en attendant ses médicaments.

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En quittant l’endroit autour de minuit, une petite file s’étire devant la pharmacie la plus populaire en ville.

Et si les anges gardiens sont au front dans le milieu de la santé, les perles du docteur Nabil sont également fidèles au poste, 24h sur 24.