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Passer la nuit dans un char de police
Pizza Madona, coin Saint-Laurent et Prince Arthur. On frôle à peine le minuit et déjà, ça se cotise pour une slice bacon — fromage. Dehors l’automne; on marche en meute, serré les uns contre les autres afin de récupérer les relents de souvenir d’une bouteille de rosé trop vite bue, les pieds dans le carré de sable d’un parc ensoleillé.
Ça fume, ça boit, ça se met beau. L’air automnal entre par la fenêtre entrouverte du côté conducteur. Fa frette. On me l’avait dit pourtant, j’aurais dû m’apporter une veste. C’est sûr que pour lui, avec sa veste pare-balle, sa chemise à manches longues et son statut de vrai mâle policier, c’est différent.
La lumière tourne au rouge. Les pneus ont à peine le temps de s’immobiliser qu’on vient déjà à notre rencontre. «Hey mister officer, you got yourself a nice car !» Ça vient de notre gauche. Quatre jeunes femmes s’avancent dans la rue, visiblement en attente d’une réponse. «Thank you ladies ! Have yourselves a good night and, most importantly, be safe.» Je l’avais dit qu’il avait l’étoffe d’un vrai mâle policier…
«T’as pas idée comment l’uniforme pogne, dit-il en riant. Comment tu penses que je me suis pogné ma femme?»
Le feu tourne au vert. Mon partner les salue avant de lancer l’auto-patrouille direction plein Nord. Moi, je me surprends à avoir un sourire d’un gars-con-comme-la-plus-grosse-des-lunes. Une autre mission réussie, signée l’agent Jean-Pierre Brabant. Il regarde la route avec le sourire vague du devoir accompli, tandis que j’essaie de m’extirper du cliché dans lequel il nous a enlisés. «T’as pas idée comment l’uniforme pogne, dit-il en riant. Comment tu penses que je me suis pogné ma femme?» Ah ben…
Depuis plusieurs années, Jean-Pierre Brabant travaille comme relationniste de presse pour le SPVM. En plus de patrouiller comme tout autre policier, il a la tâche de se rendre sur les lieux de crimes jugés dignes d’intérêt par les médias. Bref, il se rend sur les scènes de crimes les plus crunchy. Sans souhaiter le malheur des autres, je nous voyais déjà, lui devant, moi derrière, perchiste et réalisateur sur les talons, purgeant la ville de toute criminalité, mais non… Rien. Pas de Nick Berrof, pas de Podz et encore moins de plan-séquence de notre duo batmano-robinesque.
Et en attendant une attaque simultanée du Joker et du Pingouin, on erre. On se laisse guider aux aléas de cette petite tablette électronique de dix pouces par huit accrochée au tableau de bord. Elle nous sépare : d’un côté Jean-Pierre et moi de l’autre. La voix-tabloïd grésille, crache, enchaîne adresses, angles, rues et grandes tragédies de petites vies. Un cycliste se fait frapper. Une tentative de suicide. Une personne portée disparue. Même intonation : monotone, grésillante, robotique. Comme si ces histoires-là, ça arrivait seulement aux autres; sur une autre île, dans une autre ville.
On quitte la Main pour tourner à gauche, sur Rosemont. Un piéton jaywalk juste là, devant nous. «Ben voyons donc, tabarnak!», s’exclame Jean-Pierre en s’écrasant toutefois davantage dans le banc de sa Batmobile. Oh que non, on ne lui courra pas après ce soir. Et de toute façon, le road runner s’est déjà engouffré dans les méandres du bar au coin de la rue.
«C’est sûr que quand que tu reçois un call, ça te donne un gros rush d’adrénaline. La job, c’est ça en grosse partie, mais ce qui est stressant, c’est que tu sais jamais vraiment à 100 pour cent sur ce que tu vas tomber», explique Jean-Pierre.
Est-ce que c’est toujours aussi calme que ça? «Ce soir, t’es mal tombé. Pas moyen d’avoir un call. Mais dans un sens, c’est mieux comme ça, avoue Jean-Pierre. Ça veut dire que la ville est calme. D’habitude, c’est plus aux alentours de deux heures, à la sortie des bars, que ça commence à brasser un peu plus.» Je regarde l’heure : 12 h 53. Je me surprends à calculer le temps restant. Voyons donc! Qu’est-ce qui me prend à attendre le malheur des autres comme ça?
Et lui, est-ce qu’il a hâte que ça bouge un peu plus ? «C’est sûr que quand que tu reçois un call, ça te donne un gros rush d’adrénaline. La job, c’est ça en grosse partie, mais ce qui est stressant, c’est que tu sais jamais vraiment à 100 pour cent sur ce que tu vas tomber», explique Jean-Pierre.
Et des fois, il tombe sur des situations plus difficiles que d’autres. «Oui, j’ai déjà été obligé de dégainer et c’est dégueulasse comme feeling. Une fois, j’ai dû intervenir pour un vol qualifié où le gars avait un couteau et il voulait pas le dropper. On criait, mais lui, il voulait rien savoir.»
Il regarde son angle mort, met son flasher, change de voie, puis reprend.
«Il avançait encore de deux pieds et je le tirais. J’ai pas eu besoin de le faire; il a commencé à se poignarder le ventre.»
On se tait. La voix grésillante du répartiteur envahit l’habitacle de notre bat-mobile. Voyons donc, y parles-tu dans un micro ou dans une boîte à soulier ce gars-là?
Jean-Pierre continue: «C’est dur de retourner chez vous comme si de rien n’était après des choses comme ça, avoue-t-il. Je suis le genre de gars qui jette les araignées par la fenêtre au lieu de les tuer. Imagine quand tu vois un gars se poignarder devant toi…»
Pas le temps d’élaborer sur la façon de se débarrasser d’une araignée; il commence à être tanné de faire des tours du bloc. «Je vais t’amener au centre de détention. Au moins, là, il va se passer quelque chose.» Mes pupilles se dilatent et mon poil se redresse. Se passer quelque chose. Enwaille dans le tapis, mon JP.
«Est-ce que ça m’est déjà arrivé d’exagérer? Oui. Est-ce que ça m’est déjà arrivé d’un peu trop bardasser un gars ? Probablement. On a beau vouloir être le plus professionnel possible, mais on reste des humains.»
Lorsqu’une personne se fait arrêter, c’est au centre de détention qu’elle est amenée en attendant sa comparution. Une véritable auberge jeunesse. On y entre, on ne peut y rester que 24 h au maximum, puis on en sort. Un homme entre avant nous, menotté et escorté par deux policiers. Il a particulièrement l’air saoul. Saoul, et particulièrement en crisse. Il pousse. Il hurle. “Calme toé!”, lui ordonne un des deux policiers. Ça poussaille un peu. Est-ce que ça lui est déjà arrivé de dépasser les bornes? «Est-ce que ça m’est déjà arrivé d’exagérer? Oui. Est-ce que ça m’est déjà arrivé d’un peu trop bardasser un gars ? Probablement. On a beau vouloir être le plus professionnel possible, mais on reste des humains et ça peut être facile de déraper quand on fait face à une situation qui nous touche particulièrement. J’ai déjà été témoin d’un homme qui battait sa femme juste là, devant moi. J’ai vu rouge. Je l’ai pris, je l’ai rentré pas mal fort dans le mur et je lui ai parlé dans le blanc des yeux.» On s’engouffre dans les profondeurs du centre.
Jean-Pierre me présente au sergent de la place. C’est drôle, il n’a pas l’air aussi excité que moi de ma présence ici. Et lorsqu’on lui demande si je peux faire le tour du propriétaire, le sergent laisse échapper un petit «oueoui» sans grande conviction, pour aller se parker derrière un poste d’ordinateur. On entend encore en écho les cris de monsieur-en-crisse-crissement-chaud. Jean-Pierre me dit qu’il sera fouillé au comptoir d’accueil, histoire de s’assurer qu’il ne cache pas de drogue ou d’arme sur lui. Ils en laissent passer un peu trop ces temps-ci. Il me montre une photo de la fois où ils ont trouvé un couteau caché dans le vagin d’une femme, de celle où ils ont trouvé une seringue utilisée dans les toilettes ou de la fois où un homme a essayé de se pendre dans une cellule avec ses lacets de souliers. Il ricane. Comme si ce n’était rien, comme si c’était le quotidien, comme si c’était juste une job.
C’est le temps d’y aller. Le sergent dit que ça brasse trop pour faire une visite. Et de toute façon, il commence à se faire tard. Tranquillement, on sillonne les rues de la métropole. Sud-Ouest et Ville-Émard, on sillonne. Saint-Henri et Pointes-Saint-Charles, on sillonne Il me montre le restaurant préféré de sa blonde, un super speakeasy qu’il vient tout juste de découvrir et la meilleure pizzeria en ville (très contestable), pour finalement revenir à la case départ, coin Prince-Arthur et Saint-Laurent. Trois heures du matin. Je lui serre une dernière fois la main avant de le laisser filer vers les batailles de sortie de bar. Et avant de retomber dans l’anonymat de la foule laurentienne, je file vers une slice bacon fromage de chez Pizza Madona, définitivement la meilleure pizzeria à Montréal.